Les notes du bac


Sans doute parce que la taille de notre établissement permet d’expérimenter sur un grand nombre d’élèves les nouvelles instructions, peut-être parce que notre équipe " résiste " à certaines directives, nous recevons fréquemment la visite de l’inspection académique de lettres pour nous rappeler que notre devoir est dans l’obéissance et le respect de toutes les procédures, notamment celle qui consiste à transmettre les " descriptifs " pour l’oral dans les délais prévus. Ce qui nous a le plus déconcerté n’est pourtant pas ce " rappel à la loi ", notre dernière réunion a en effet débuté par un affichage des résultats obtenus par nos élèves au baccalauréat de la session 2002.

Les années précédentes, nous avions tous officieusement demandé la consultation de listings répertoriant les notes de nos élèves, on nous a souvent répondu que la taille de l’établissement rendait la tâche presque insurmontable. Tout à coup cela devient possible tant mieux ou tant pis… car l’analyse de ces résultats peut conduire à des dérives. Leur interprétation menace en effet l’autorité de notre profession et introduit la notion de rentabilité dont on sait très bien qu’elle n’est pas mesurable dans l’exercice d’un métier tel que le nôtre.

La transmission des notes du baccalauréat au chef d’établissement et à l’inspection me semble dans cette perspective le point le plus problématique du moment et en tous les cas celui qui doit retenir toute notre attention.

Nous savons tous que les notes que nous mettons au cours de l’année, même si nous avons le souci de noter le plus rationnellement possible, sont parfois attribuées en tenant compte de facteurs " humanistes " dont la valorisation du travail personnel fait partie et je pense que cette manière de noter est conforme à une certaine forme d’éthique propre à notre métier.

Or, il semblerait que l’analyse des résultats obtenus par nos élèves permette de révéler des indices interprétables en regard de la qualité de notre enseignement. Nous nous acheminons lentement, mais sûrement, vers ce qui existe déjà dans certaines universités, la " charte qualité ", contestée à l’université des lettres de Nantes et à Paris dans certaines universités.

Les conséquences d’une telle conception auraient pour effets d’anéantir des valeurs dont les origines sont à puiser dans un humanisme qui n’a plus cours et d’annihiler notre libre-arbitre, non seulement sur la question de la notation, mais dans l’élaboration même de nos cours, par la soumission à des programmes d’une précision telle qu’il ne sera plus possible de conserver cet esprit de liberté qui caractérisait notre discipline. N’est-ce pas déjà le cas d’ailleurs ? On a alors signé la disparition de la multiplicité qui contribuait largement à la richesse de nos lettres françaises et celle de la transmission d’un patrimoine culturel qui a fait ses preuves en matière de contestation idéologique et de singularité esthétique. La notion d’adaptabilité au public se dessine et nos cours vont bientôt ressembler à une réponse attendue par les pouvoirs publics lesquels privilégient l’unicité contre la diversité, l’efficacité immédiate contre la conscience humaniste de ce qu’exigent tous les méandres de la réflexion désormais jugés peu " rentables. " Cette conception exclut donc les méthodes d’enseignement qui privilégient l’élaboration d’une pensée puisqu’elles impliquent le passage par des détours qu’ignorent tous les systèmes mercantiles plus soucieux des résultats que des moyens.

En somme, nous ne serons plus des professeurs, mais des " ressources humaines " au service d’un état qui s’organise pour que les mutations sociales ne soient pas en contradiction avec une pensée collective qui repose sur le principe du résultat immédiat. Ce système ne pourra se concrétiser que si, et seulement si, les pouvoirs publics (et donc l’inspection générale) continuent à masquer les réels problèmes par un verbiage peu novateur quant aux principes pédagogiques, mais très pernicieux dans ses démarches et si les professeurs adhèrent à cette conception mercantile de l’enseignement. A cela j’ajouterais qu’elle est non seulement purement dogmatique, mais aussi fortement exclusive.

Peu sensible à toutes les tautologies " pédagogistes" qui, de toute façon, ne me donneront pas plus qu’hier les réponses concrètes à des situations précises d’enseignement, je m’alarme pourtant quant aux perspectives qui se profilent. Je considère qu’il s’agit davantage de sauver " l’esprit des lettres " que les lettres elles-mêmes. Si les textes littéraires figurent encore au programme et aux examens, ils n’existent qu’en tant " qu’appareils " au sens étymologique du terme et pour mieux apaiser les esprits lettrés, c’est-à-dire pour les endormir.

Caroline Lesort

12/2002