Le français au lycée, ou l’art de se passer du sens


Le français au collège et au lycée : l'enseignement du non-sens.

De la langue à la littérature.

I. Le français au collège : l'enseignement du non-sens.

 

II. Le français au lycée, ou l’art de se passer du sens

Pour les élèves qui arrivent au lycée, le français n’a déjà plus de sens. Ceux que nous interrogeons au début de la classe de seconde, à la rentrée, nous disent : " J’aime lire, mais je ne suis pas bon en français, je ne sais jamais si le texte est ancré dans la situation d’énonciation ", " Je crois que j’aime le français, mais je n’ai rien compris aux discours rapportés ", et ainsi de suite… Les programmes de lycée ne vont pas les réconcilier avec le sens des textes, ni les rassurer.

Leur promulgation, déjà, a été hésitante, et a privé de repères, pendant plus de trois ans, les professeurs et leurs élèves. La parution des textes officiels qui régissent les programmes et le " bac de français " qui leur est attaché s’est étendu d’août 1999 à janvier 2003, trois ans et demi marqués par des hésitations et des palinodies qui ont fragilisé et désorienté pour longtemps l’enseignement du français. Il s’est agi d’imposer, malgré les résistances, un contenu marqué par la préoccupation constante de " contenus objectivables " tirés de travaux universitaires perfusés de force dans l’univers scolaire, censés rendre l’enseignement du français accessible à tous, en le privant de la réflexion qui, en " distinguant " les élèves, nuirait à leur égalité. On ne saurait mieux dire qu’il s’agit de supprimer le sens, même et surtout si on affirme qu’ainsi on le réhabilite.

Classer sans comprendre

Le résultat est effrayant. Au nom de ces théories autoritaires, les programmes [1] ne comportent plus de noms d’auteurs ni d’œuvres. Seule une technique descriptive est mise en avant, et rend incompréhensibles les nouvelles prescriptions officielles : il faut les 137 pages de leurs Documents d’accompagnement pour que les professeurs eux-mêmes sachent de quoi il retourne, et pour trouver des titres d’œuvres.

Les rubriques des programmes, cinq ou sept par an, s’appellent " objets d’étude ", dont le but n’est pas l’étude d’œuvres, mais le " fonctionnement " de genres littéraires, ce qui change tout. En seconde, l’objet d’étude " Le récit : le roman et la nouvelle " a ainsi pour " but de faire apparaître le fonctionnement et la spécificité du texte narratif ". En première, si on étudie le théâtre, il s’agira de " faire percevoir les spécificités (le théâtre comme texte et comme spectacle), et les évolutions du genre, les liens, mais aussi les distinctions entre genre et registre ". Le théâtre ne met donc plus en scène des conflits, des dilemmes qui déchirent les personnages, et auxquels les élèves s’intéressent, mais un ensemble de définitions sèches qui vont servir à classer l’œuvre étudiée dans telle ou telle case du genre. Bérénice par exemple n’est plus une pièce où la raison d’Etat détruit les personnages en ruinant leur vie privée, mais un exemple de registre tragique dont les élèves devront relever les signes extérieurs et les indices.

On se perd ainsi dans des données techniques qui déroutent et rebutent les élèves. On ne peut plus par exemple étudier en seconde Pierre et Jean de Maupassant comme un roman de recherche d’identité, de jalousie, de conception du rôle d’une mère et d’une famille – tous thèmes qui inquiètent et passionnent les élèves -, mais comme un exemple de recettes, d’ingrédients propres à tout roman (schéma narratif, schéma actantiel) alors que justement les grandes œuvres transcendent et souvent contestent ces recettes élaborées après elles. On ne peut plus étudier un auteur pour son œuvre et l’univers particulier qu’il y présente. Il n’est plus possible de suivre par exemple cette interrogation de Maupassant sur l’identité, depuis Pierre et Jean, en passant par Le Horla et en allant jusqu’à Bel-Ami où derrière l’arrivisme cynique de Bel-Ami pointe parfois l’inquiétude angoissée de son double originel Georges Duroy, puisque ce thème bouscule les cadres figés que l’on veut inculquer aux élèves : comment classer Bel-Ami dans un " fonctionnement " lorsqu’il refuse justement de " fonctionner ", ou le ranger dans le roman réaliste lorsqu’il reprend les motifs inquiets d’une nouvelle fantastique ? Toutes les taxinomies trouvent leurs limites et leur impuissance dans l’étude des œuvres pour elles-mêmes. Plus grave, elles chassent les études thématiques et humaines qui passionnent les élèves, et ne leur présentent plus du français qu’une image purement technique et desséchée, dépourvue de sens [2].

Les dérives techniques pointent partout et chassent le sens, jusque dans l’examen. Ainsi, en première, l’objet d’étude " théâtre et représentation " vient de donner lieu au " bac ", dit " de français ", à une dissertation sur le costume [3], alors que les élèves en classe ont étudié les textes théâtraux comme textes littéraires, en n’allant au théâtre que si les conditions financières et géographiques étaient réunies. L’examen ne permet donc même plus d’utiliser les connaissances et la réflexion acquises en cours de français sur les textes, mais se présente au contraire comme une épreuve de spécialistes de telle ou telle question de mise en scène. Comment trouver du sens et de l’intérêt à une matière qui n’est même plus réellement présente dans l’examen, et où l’élève sérieux ne peut utiliser son travail de l’année ?

Toutes les approches par objet d’étude  sont ainsi techniques. L’objet " Convaincre, persuader, délibérer " conduit par exemple à ne plus étudier que les procédés de l’argumentation. Au baccalauréat a ainsi été posée cette question préalable (sur quatre points) : " Ces quatre textes dénoncent la guerre. Vous analyserez les différents procédés littéraires utilisés à cette fin. " [4]. Il est donc demandé aux élèves d’établir une liste de techniques et non de commenter le sens et ses nuances. L’étude par genres (qui en soi n’est pas condamnable lorsqu’elle éclaire l’œuvre) conduit à une description sèche : il s’agit de reconnaître des formes, de les classer à partir d’indices extérieurs, et non de considérer le sens. Ainsi au baccalauréat 2002 [5], l’article " guerre " du Dictionnaire philosophique a-t-il été inévitablement décrit par les élèves comme un " apologue " – un récit à visée morale –, exemple du " genre argumentatif " étudié en classe, sans que jamais l’ironie du texte et les cibles de la dénonciation de Voltaire soient mises en valeur ni même évoquées, sans que l’élève s’aperçoive que la " visée morale " recherchée à toute force comme on le lui avait appris, résidait dans un ton polémique dénué de toute " morale " et valorisant au contraire la distance critique…

Effacer les repères

Si un texte n’existe que par son genre, tous les textes se valent… C’est ainsi que dans un manuel de seconde, le cours sur le " genre épistolaire " s’appuie sur une lettre à une cliente d’un directeur d’entreprise de vente par correspondance… considérée comme plus représentative qu’une lettre de la marquise de Sévigné qui ne figure que dans les exercices. Le sens s’efface devant les indices (un épistolier, une date, un destinataire, une signature en bas de la lettre suffisent à définir le genre…), et on n’indique plus aux élèves que des recettes : un manuel leur propose, en donnant le schéma préparé par Flaubert dans le brouillon d’une page de Madame Bovary, d’écrire à leur tour cette page [6]… Tout le travail sur la langue est ainsi évacué, comme si seul le scénario faisait l’œuvre, et la notion de littérature disparaît.

Tout texte est ainsi réduit à un " message ", dépourvu de toute signification historique et de toute expression singulière. Un manuel demande de réécrire le récit de la rencontre de la princesse de Clèves et du duc de Nemours " comme pourrait le faire aujourd’hui un journaliste people " [7]

La forme elle-même, pourtant enseignée à cor et à cri, n’est pas considérée comme porteuse de sens. C’est ainsi qu’on demande dans des manuels de " formuler à l’aide d’un télégramme bref la déclaration d’amour de Solal à Ariane dans Belle du Seigneur " [8], ou, à la suite d’un passage de l’Œdipe de Corneille dont on demandait d’extraire les " indices narratifs " : " Écrivez l’histoire d’Œdipe pour la rubrique " faits divers " d’un quotidien. " [9] . La dimension mythique et justement exemplaire est ainsi niée, sans parler de la forme théâtrale tragique, considérée comme inutile pour le sens.

Ou bien la forme est explicitement détachée du sens. On demande par exemple aux élèves de " rétablir les mots (du Pont Mirabeau) dans un ordre ordinaire " [10]... Et  les Annales zéro, rédigées en 2001 par l’Inspection générale des lettres [11], proposent le sujet suivant : " Madame de Grignan écrit à sa mère pour la réconforter et la persuader des mérites de l’échange épistolaire. " Pauvre Marquise de Sévigné, qui les ignorait ! Une telle question de cours, stupide et desséchante, proposée pour l’examen, ne peut que rebuter les élèves et les éloigner davantage encore du français.

Autre atteinte au sens : l’histoire littéraire s’efface, remplacée par l’étude des genres et surtout de leurs indices de classement, considérés a priori comme trans-historiques et plus proches du " point de vue de l’élève " selon les experts. C’est ainsi que l’ordre chronologique, pourtant simple et signifiant pour eux, disparaît dans les programmes : la classe de seconde a droit au xixe et au xxe siècles, celle de première au xvie, au xviie et au xviiie. La chronologie est inversée, les élèves ne s’y retrouvent plus.

Cela conduit à des absurdités : la poésie n’est pas au programme de seconde, mais celui de première prescrit les formes poétiques de la modernité. Or comment saisir la modernité lorsqu’on ignore le passé ? Comment comprendre les poèmes de Baudelaire sans connaître la Pléiade et l’histoire du sonnet ?

La notion même d’histoire littéraire, faite de réactions et d’avancées, est niée, abolie en même temps que la continuité : l’élève n’étudie plus qu’un siècle ou un mouvement littéraire par an, sans passé, sans prolongements, sans rapport explicite à des œuvres, et sans pouvoir rattacher à une histoire les textes abordés dans les autres objets d’étude. Les œuvres flottent ainsi dans l’esprit des élèves, sans se précéder ni se suivre, sans s’imiter ni se contester, alors même qu’on prétend, pompeusement et abusivement, les abreuver d’une " intertextualité " universitaire, dans ces conditions incompréhensible pour eux, ou si partiellement qu’elle contribue le plus souvent à les égarer.

Certes, l’enseignement de l’histoire littéraire a toujours été porteur d’idéologie, mais l’histoire, la chronologie et les articulations temporelles sont les moyens de repérage et de compréhension les plus simples et les plus logiques pour nos élèves.

Evacuer la réflexion

Une seconde donnée technique a envahi les programmes : la notion de " registres ". Il s’agit de reconnaître et de nommer les " émotions " créées par le texte, c'est-à-dire les tons (lyrique, épique, pathétique, etc.). Ces tonalités sont enseignées depuis longtemps comme moyen, entre autres, d’analyse des textes ; elles constituent des notions pédagogiquement acceptables et délimitent des catégories littéraires qu’il est utile de connaître. Mais dans les nouveaux programmes, ces registres occupent une place prépondérante comme moyen d’explication, correspondant à une vision sociologique de l’enseignement : il faut connaître et reconnaître les " registres " parce que les émotions, supposées communes et a-historiques, rapprocheraient les hommes et favoriseraient leur intégration, plus que l’esprit critique et la réflexion, qui les sépareraient. Ils justifient donc, dans les nouveaux programmes, de marginaliser la réflexion et l’exercice de la logique, considérés pour l’accès au sens comme moins opératoires et moins universels que l’instinct.

Les exercices de pensée critique disparaissent donc. Les mots même qui la désignaient changent de sens : l’" argumentation " n’est plus la méthode de justification d’une affirmation, mais de " la préférence que l’on accorde à telle ou telle façon de voir que l’on cherche à faire partager " [12]. La perspective dialectique, qui confronte argumentation et réfutation, et examine les oppositions, est ainsi bannie, et la subjectivité est promue en même temps que l’ère des " opinions ". Loin de faire émerger les différences et les idées neuves, l’ " argumentation " des nouveaux programmes est définie comme un moyen de pacification, " la régulation des conflits " [13], et signe ainsi le renoncement à la formation d’une pensée critique autonome.

La dissertation est supprimée : il ne subsiste sous ce nom qu’une forme appauvrie de réflexion, laissant seulement émerger la défense d’une position. Les recommandations pour la correction de l’examen nous indiquent maintenant que pour la dissertation " on acceptera  un plan catalogue ". Sa valeur d’interrogation et de remise en question est même interdite : les sujets proposés aux élèves sous ce nom leur imposent en effet un seul versant de réflexion, une orientation obligatoire de la pensée. Ainsi le sujet du bac 2001 était-il : " A l’occasion du Premier de l’An 2001, un responsable de l’Etat expose les raisons que l’on peut avoir d’espérer en un monde meilleur. Rédigez son discours. " [14]. Le candidat était donc sommé d’adhérer à un optimisme de commande, à un âge où l’on a toutes les raisons de s’inquiéter, et de contester la vision du monde des adultes… Le bac 2002 lui aussi sentait la contrainte : " Les textes littéraires et les formes d’argumentation souvent complexes qu’ils proposent vous paraissent-ils être un moyen efficace de convaincre et persuader ? " [15]. Beaucoup d’élèves ont alors dénigré la littérature et sa complexité de forme et de langage, comme on le leur proposait, et lui ont opposé l’efficacité de la publicité...

L’exercice de commentaire, longtemps connu comme " composé ", a vu dans les textes officiels de 2001 [16] disparaître son qualificatif, l’absence de plan et de logique est acceptée maintenant comme une norme. A l’épreuve orale, " le candidat rend compte de la lecture qu’il fait ", et l’on voit ainsi beaucoup d’élèves commencer leur exposé par la formule : " pour moi, le texte signifie… ", indépendamment de la validité de leur explication - ce qu’ils disent aussi en classe des explications lexicales, pour lesquelles l’autorité du dictionnaire même est mise en cause.

L’habitude de structurer et justifier sa pensée n’est donc plus prônée, la subjectivité s’impose, avec une optique digne du " c’est mon choix ". L’élève perd toute notion de preuve et d’argument, et la pensée logique, déjà menacée en premier cycle par la disparition de l’enseignement de la grammaire, s’effondre : plus de relation entre cause et conséquence, disparition des notions de concession ou d’objection. Les Documents d’accompagnement des programmes discréditent d’ailleurs la pensée logique, en la réservant aux scientifiques, les littéraires ne devant s’intéresser qu’aux opinions.

Le nouveau baccalauréat : sondage d’opinion ou jeu de rôle

La perfection de ce système trouve son couronnement dans la nouvelle épreuve du baccalauréat de français, le sujet d’invention , qui ne vérifie aucune connaissance disciplinaire. Son appellation ne recouvre pas une quelconque " création ", mais utilise le terme " invention " au sens rhétorique, c'est à dire une lapalissade : la capacité à trouver quelque chose à dire. Cet exercice apparemment facile a été introduit pour concurrencer de façon déloyale les deux autres sujets de pensée et d’analyse, la dissertation et le commentaire. Il doit recourir à des formes de communication (lettre, lettre ouverte, dialogue, discours) ouvertes à la persuasion d’autrui et non à la réflexion solitaire. Sa définition plastique ouvre la porte à toutes les dérives.

Il privilégie, par la forme demandée, la défense d’une seule position sans perspective critique, au point de conduire à soutenir des thèses perverses. Les Annales zéro de l’Inspection générale proposent ainsi de " rédiger l’article d’un journaliste condamnant Hugo pour avoir écrit Souvenir de la nuit du 4 ", où l’écrivain fustige Napoléon III d’avoir provoqué et couvert la mort d’un enfant de sept ans… Le candidat peut donc avoir à rédiger un article de journal faisant l’apologie d’un crime. Une revue professionnelle, avec pignon sur rue, propose en " invention " d’exposer " les justifications du maître du nègre de Surinam ", c'est-à-dire un discours esclavagiste…

Le sens est entièrement nié dans ce genre d’exercice. L’élève est en effet convié, le jour de l’examen et sous son sceau, à se couler dans des personnages, des propos et des discours dont il ignore tout. L’absence de contenu et de signification est prônée comme norme. Ainsi, en juin 2002, les candidats des séries ES et S ont-ils eu à écrire, à la suite d’un extrait de La Guerre de Troie n’aura pas lieu où Andromaque condamnait la guerre, un dialogue où Hector défend devant son père Priam la même condamnation, du " point de vue des hommes " [17]. Les candidats se sont donc trouvés devant un texte et un sujet faisant appel à un contexte culturel, historique, mythique et littéraire dont ils ignoraient tout puisqu’il n’y a plus de programmes d’œuvres à l’examen, et sommés de rédiger dans la langue précieuse de Giraudoux un point de vue " masculin " sur la guerre, dont on se demande ce qu’il peut être, en respectant une forme théâtrale et tragique qu’ils ne connaissaient pas. Les correcteurs ont ainsi eu des copies faisant appeler le roi Priam par le prince Hector : " Eh, le vieux, viens ici, j’ai quelque chose à te dire ", ou interpeller Andromaque : " Toi, la meuf, va chercher les rafraîchissements ". Ces sujets infaisables produisent des copies impossibles à corriger, dont le niveau de langue, non précisé par le libellé, est consternant, et le contenu indigent, plus faible qu’une rédaction de cinquième de collège, faute de cadre et de méthode exigeants. Ils trompent les élèves, les détournent de la réflexion et de l’acquisition de connaissances qu’ils ne sanctionnent pas, et les ridiculisent en les conduisant à écrire n’importe quoi et à paraître stupides. L’enseignement du non-sens s’épanouit ici jusque dans l’examen qui le prône.

Les élèves y sont sommés de se livrer à de mauvais jeux de rôles et de jouer aux spécialistes, comme dans le sujet d’Annales zéro où le candidat doit faire s’opposer Diderot et Van Loo sur la supériorité de l’écriture ou de la peinture dans l’art du portrait ! C’est leur faire croire qu’il n’y a de spécialistes et d’artistes dans aucun domaine, que tous les sujets sont accessibles sans préparation, connaissances ni contenu, que leur propos vaut bien celui de l’écrivain, et que parler sans avoir quoi que ce soit à dire de sensé et motivé est le but ultime du cours de lettres de second cycle …

L’enseignement du français ici ne signifie plus rien, puisque les sujets du baccalauréat, imprévisibles et extérieurs aux programmes, ne portent plus ainsi sur la matière. Alors même que Flaubert n’est plus au programme de première depuis que l’étude du roman en est exclue, le sujet d’examen de 2004 demandait de pasticher une de ses lettres ! Les élèves doivent donc singer des situations impossibles ou anachroniques, au lieu de faire de leurs connaissances acquises en cours la matière d’un devoir d’analyse ou de réflexion. On atteint ici le comble, accomplir le rêve de l’ancien doyen de l’Inspection générale des lettres Marc Baconnet : " déscolariser le français "[18], le retirer de l’école et des apprentissages pour mieux le libérer de l’emprise des maîtres. Inutile de dire qu’en l’abandonnant on le détruit, ou ne le laisse qu’aux familles cultivées qui vont le transmettre à leurs seuls enfants.

Le non-sens est donc au cœur des programmes et des épreuves d’examen. Un programme trop ouvert (qui devrait même aller jusqu’à inclure la littérature mondiale selon le président du Groupe d’experts de lettres Alain Viala) et trop technique, qui remplace les objets du savoir par les outils de leur description, conduit à la superficialité : comment maîtriser à dix-sept ans des catégories universitaires de genres et registres alors qu’on n’a encore rien lu, et que les experts eux-mêmes ne sont pas d’accord sur ces notions  [19]? Un tel programme a exactement les mêmes effets qu’un programme indigent : l’approximation et l’absence de signification, le renoncement à la culture véritable et à la formation de l’esprit.

La définition des épreuves d’examen elles-mêmes se dérobe sans cesse : selon les années, corpus de quatre textes ou texte unique, commentaire ou commentaire comparé, négligence du texte au profit de sa mise en scène, sujets infaisables, " invention " mouvante… La dernière réforme du français dénie aux élèves le sens de la matière et le sens de leur travail, qui ne leur est en rien utile, ni sanctionné. Ils en sortent déstabilisés et écoeurés. Qu’on ne s’étonne pas si la filière littéraire voit fondre ses effectifs.

Le français est aux mains d’une coterie d’universitaires dont les élèves sont les otages. Soucieux de débarrasser la matière des œuvres, auteurs et sens au profit de l’enseignement de recettes et de structures supposées transposables mais en fait intellectuellement mortifères, ils ont fait du français une discipline sèche et vide. Il est temps de la rendre aux élèves, avec la plénitude des œuvres, des sens, des modèles et des interrogations dont ils ont besoin pour se construire et accéder à d’autres univers.

Agnès Joste
Professeur de lettres classiques en lycée, Le Havre

(1) B.O. n°27 du 12 juillet 2001 définissant les programmes de seconde et de première.
(2)L’Inspection générale signale elle-même ce vice majeur, dans son étonnant Rapport sur la mise en œuvre du programme de français en classe de seconde (octobre 2003) : " La première dérive, qui sévit surtout en collège mais qu'il n'est pas rare de retrouver en seconde, consiste à subordonner le texte à la mise en place d'un outil ou d'une notion. L'étude du récit est propice à ce défaut : l'objectif de la séance apparaît être la mise en valeur du schéma narratif ou des problèmes liés au point de vue, bien plus que l'analyse du texte qui sert de support et de prétexte à cette étude. " Texte complet accessible à ftp://trf.education.gouv.fr/pub/edutel/syst/igen/rapports/francais_seconde_03.pdf, et extraits commentés sur http://www.sauv.net/igen200310.php
(3) Sujet 2004 de dissertation des séries ES, S, consultable sur http://www.sauv.net/eaf2004sujets.php
(4) Sujet de France métropolitaine, juin 2002, séries ES, S, voir http://www.sauv.net/eaf2002sujets.php
(5) Ibidem.
(6) Français Seconde, Delagrave, 2000, p. 34.
(7)Nouvelles pratiques du français, Hatier, 2000, p. 16.
(8) Français Seconde, Textes, Nathan 2000, p. 229.
(9) Français Seconde, Bertrand-Lacoste 2000, p. 112.
(10) Nouvelles pratiques du français, Hatier, 2000, p. 223.
(11) Consultables sur http://www.eduscol.education.fr/D0011/default.htm
(12) Documents d’accompagnement, MEN/CNDP 2001, p. 41
(13)Documents d’accompagnement, MEN/CNDP 2001, p. 21.
(14) Sujet consultable sur http://www.sauv.net/eaf2001.htm
(15) Sujet consultable sur http://www.sauv.net/eaf2002sujets.php
(16) BO n°26 du 28 juin 2001.
(17) Cf note 14.
(18) L’École des Lettres n° 7, décembre 1999, p. 13.
(19) "  Il est très difficile, reconnaissons- le, de cerner la notion de registre ", Rapport de l’Inspection générale sur la mise en œuvre du programme de français en classe de seconde, voir note 2.

10/2004