Mort programmée des lettres classiques


      Fin 2003, le Président de la République lançait un " grand débat sur l’école " : chacun pourrait se prononcer sur l’enseignement de demain. Bon an, mal an, élèves, parents d’élèves, personnalités locales, personnels de l’éducation nationale, dont les professeurs (le ministère est bon prince), ont joué le jeu. Las, ce n’est pas dans les salles de débat que l’essentiel se jouait. Une fois de plus, les naïfs en furent pour leurs frais.

      En effet, tandis qu’on palabrait sur des questions fondamentales qu’avait obligeamment rédigées un énième comité de spécialistes, les recteurs de France, avec un ironique sens du " timing ", convoquaient les chefs d’établissement pour préparer la prochaine rentrée.

      En matière de politique éducative, on connaît le refrain des gouvernements : il faut faire des économies budgétaires, les moyens sont mal employés… La logique de rentabilité économique dépasse les clivages partisans et sert d’imparable argument massue. Une ferveur managériale, tout à fait déculpabilisée, sévit ainsi au ministère. Elle se pare des meilleures intentions démocratiques et emprunte à la tradition sa terminologie " jules ferryenne ". Perversion suprême de son argumentaire : c’est parce que l’éducation est capitale qu’il faut, à en croire nos édiles, cesser de s’imaginer qu’on pourra indéfiniment en accroître les moyens. Si cela ne marche pas, c’est que la structure d’organisation du " mammouth " est archaïque. S’il s’épuise, c’est sous son poids. Il faudra donc le " dégraisser ".

      Pour préparer la curée, quelques académies ont été pompeusement affublées du mot " pilote " afin de servir d’avant poste aux décisions en cours. Concrètement, cela signifie qu’elles devront appliquer avant les autres les choix de gestion mercantile du ministère. La pilule, ainsi émiettée, s’avalera sans trop de peines. La consigne unanime est de trancher dans les options, au premier rang desquelles celles de lettres classiques. En septembre 2004, l’académie de Versailles perdra donc 121 options dans 112 lycées (grec, latin, russe, allemand, espagnol…). Le grec ancien disparaîtra purement et simplement de son budget. Le latin est aussi dans le collimateur du ministère ; il ne devrait pas tarder à connaître un sort identique [1]. Charge à chaque établissement de décider de prendre sur ses propres crédits de fonctionnement pour assurer la survie du grec ancien. A condition qu’un usage plus utile de ces maigres subsides ne soit pas trouvé dans des activités " porteuses d’un plus fort capital sympathie " . Gageons que les chefs d’établissements auront à cœur d’assurer la survie des humanités malgré les fermetures de poste exigées… Dès septembre prochain, les établissements qui proposent le grec se compteront sur les doigts des deux mains pour ces trois académies réunies. Mais c’est encore trop, et dans l’académie de Limoges, le coup de grâce est prévu l’année d’après : ces options n’existeront plus que dans un seul lycée. Les élèves qui auraient échappé à la fuite en avant techno-pédagogiste, en choisissant les langues anciennes, devront se montrer motivés…

      Les propos de M. de Gaudemar, directeur de l’enseignement scolaire au ministère, auront alors acquis tout leur poids de vérité pratique, lui qui déclarait, louablement soucieux d’équité budgétaire, que " la multiplication d’options aux lycées pour une petite poignée d’élèves " était " une dérive élitiste " [2]. L’élite, en effet, devra s’appuyer sur des transports efficaces, des pensionnats accrus, toutes choses dont l’école en France peut se prévaloir, face aux enfants des familles aisées des grandes villes, où il est certain que le lycée à option " lettres classiques " ne se trouvera pas…

      A la une du 24 janvier du journal " Le Monde ", on pouvait lire un article documenté et alarmiste sur la misère des universités françaises, aujourd’hui reléguées, pour les meilleures d’entre elles, dans les bas fonds d’un classement international. On y lisait la misère ordinaire des facultés, l’impression d’abandon, de démotivation qui y règne. Écho de cette triste réalité, la pétition des chercheurs, lancée par M. Trautman, ne laisse aucun doute sur l’état de décrépitude et le sentiment de mépris subis dans ce milieu, pourtant peu enclin aux manifestations exaltées et partisanes, pas plus qu’on ne peut le soupçonner d’être motivé par l’appât du gain. Mais, grâce aux fonds pris sur les trop riches lycées en les dépossédant de leurs options, le supérieur, la recherche (et le collège) seront sauvés. N’en doutons pas.

      L’école que l’on prépare en sous-main sera un bloc d’enseignements utiles à la vie quotidienne ou professionnelle. Les exigences y seront affirmées avec d’autant plus de force qu’elles cacheront des compétences minimes sous des apparences pédagogiques très compliquées. Seule une proportion infime d’élèves aura accès aux options aujourd’hui encore proposées à beaucoup. L’immense masse sera uniformisée ; à côté d’un trognon commun de disciplines, salubrement débarrassées d’exigences " archaïques ", subsisteront de l’anglais pratique, un peu d’espagnol, de l’informatique et de l’économie [3]. La culture sera reléguée au rang d’activité d’éveil: les structures sont déjà en place, elles sont d’ailleurs la clé de voûte de la réforme des programmes du secondaire. Il s’agit, au collège, des I.D.D. et, au lycée, des T.P.E. [4]. On est censé y faire travailler les élèves en " autonomie ", sur des sujets où " se croisent " les disciplines… Que demande le peuple ? Du pain et des jeux ? Mais d’où vient l’expression ? Dans quel contexte l’a-t-on dite ? C’est du latin ? On n’en fait plus ? Qu’à cela ne tienne, proposons aux " jeunes apprenants " d’étudier la levure en chimie organique, le tirage au sort en mathématiques et demandons à un lettré moribond de superviser sur le " Net " des recherches latines… Cela fera toujours passer une heure ou deux.

      De toute façon, il n’y a presque plus de latinistes ou d’hellénistes. Les calculs des rectorats le prouvent. Mais voyez un peu comment ils comptent: ne sont enregistrés que les élèves qui ont pris le grec ou le latin en classe de seconde comme " enseignement de détermination ". Comme par hasard, ceux qui ont coché la langue d’Homère ou de Virgile dans la case " option facultative " de leur fiche d’inscription au lycée sont majoritaires. Merveille de l’expertise, ils n’existent statistiquement pas. Voilà comment on apprend qu’il n’y a pas de classe de langue ancienne de plus de douze élèves dans l’académie de Versailles, alors qu’on sait qu’il y a vingt hellénistes dans le lycée voisin. Le tarissement avait déjà été créé par la concurrence d’autres activités plus en vogue, ou qui " rapportent des points " au baccalauréat pour un investissement de moindre durée [5]. Il finit par être d’une efficacité d’autant plus meurtrière qu’il se fonde sur des calculs d’effectifs ubuesquement amoindris par les bons soins de l’administration. On ne peut pousser plus loin l’efficacité économique, en effet.

      Nous entrons dans la phase finale de " refondation " du système éducatif. Ne doutons pas que cette métamorphose, de toute évidence motivée par les intentions les moins soupçonnables de myopie, apportera aux générations futures un enseignement exigeant. Elle permettra à chacun, c’est certain, d’obtenir, outre une compétence professionnelle et un métier, les moyens de penser par lui-même le monde, grâce aux concepts solides forgés par les penseurs les plus éminents, à commencer par ceux de l’Antiquité, qui sont la source. N’en doutons pas : il ne s’agit pas d’une idéologie cyniquement nihiliste qui se fonde sur des besoins qu’elle façonne afin de présenter ses choix comme toujours plus nécessaires et inéluctables. Soyons-en sûrs : nous n’assistons pas à l’aménagement brutal et décomplexé de l’extinction des humanités.

      A ce rythme pourtant, l’enseignement des lettres classiques aura été rayé de l’enseignement secondaire d’ici quatre à cinq ans. D’un doigt vengeur, on désigne les langues anciennes en les accusant d’être coûteuses, ou élitistes, ou inutiles, ou archaïques. Les griefs ne manquent pas lorsque l’ignorance fait front avec la cuistrerie des modernes Tartufe. Dans le même temps bien sûr, on ne cesse de chercher, tous azimuts, par quels moyens on pourrait donner à notre population de plus en plus diverse la conscience de son unité. Le latin et le grec, enseignés " en masse ", ne le permettraient-ils pas, qui assurèrent au bassin méditerranéen, et au-delà, un horizon linguistique, politique, culturel, et qui inspirèrent peu ou prou tout ce qui s’est fait en Europe, en matière de pensée et d’action progressiste, de libertés et de lois ? Allons, soyons sérieux, Monsieur ! Aux orties, vos vieilles lunes ! Place au saupoudrage et aux économies, au vernis culturel et au tout technologique. C’est ainsi qu’on entend former et motiver des étudiants et des chercheurs.

      Dans les colonnes du " Monde " encore, M. Poirot-Delpech dénonçait il y quelques jours la nouvelle et massive agression que subissent les lettres classiques [6]. Une grande partie des enseignants concernés ne semble pas assez informée pour avoir conscience de la gravité de la menace. Elle est pourtant sans précédent dans l’histoire de l’enseignement général en France. Les élèves et leurs parents ont été progressivement préparés à voir sans regrets s’effacer du paysage scolaire les jadis fondamentales humanités. C’était pourtant un enseignement susceptible de fédérer les exigences de toutes les disciplines… En organisant l’oubli du passé gréco-romain de notre civilisation, on prépare une société sans repères car ce repère-là ne se découvre pas tout seul. Il est un don du temps que nul sans dommage n’efface. Presque totalement amnésiques, les Français que nous aurons formés auront-ils les moyens de distinguer la modernité authentique des progrès fallacieux ? Auront-ils une distance critique suffisante ? Cette distance culturelle, l’étude des humanités classiques l’offrait, pourtant.

      Lorsque, à l’aube de leur splendeur, les Anciens prirent conscience de l’importance des œuvres produites par leurs plus grands esprits en disant qu’elles constituaient, selon l’expression que Thucydide réservait à l’histoire, un " trésor pour toujours ", nul n’aurait imaginé que, dans un pays qui aime à se poser en sommet de culture, on organiserait froidement, et avec une telle énergie satisfaite, l’irréparable rupture avec ce passé.


Nicolas Puyuelo, professeur de lettres classiques.

02/2004

1. Les langues rares sont également visées ; mais aussi la plupart des langues européennes autres que l’anglais et l’espagnol, encore préservés, mais à quel prix pédagogique…
2. Propos tenus dans Le Monde du 9 janvier 2004.
3. Toutes matières également fondées et utiles. Il s’agit de savoir ce que l’on en fait.
4. Respectivement : Itinéraire De Découverte et Travaux Personnels Encadrés.
5. C’est le cas des fameux T.P.E. qui permettent aux élèves d’obtenir une note au baccalauréat coefficientée 2 pour une activité répartie sur quelques mois de terminale, soit le même coefficient que celui dont " bénéficient " les courageux latinistes qui suivent leur option depuis cinq ans…
6. Le Monde du 20 janvier 2004.