Le laboratoire des "anti-pédagogistes"

Le Monde de l’éducation, septembre 2006


A l'initiative d'un collectif d'enseignants et avec le soutien du ministère, une expérimentation baptisée "Savoir lire, écrire, compter, calculer" (SLECC) débute dans une trentaine de classes primaires. Elle mise sur les objectifs, plutôt que sur les méthodes, et s'appuie en grande partie sur les modèles les plus classiques de l'enseignement...

SLECC : " Savoir lire, écrire, compter, calculer ". Un sigle qui claque et où les deux C sont aussi importants que ce qui les précède.

Le soutien de dernière minute de François Fillon, au printemps 2005, suivi de l'appui de Gilles de Robien aujourd'hui ont donné le feu vert - ainsi que 15 000 euros et deux décharges complètes (1) - à une expérimentation qui démarre dans une trentaine de classes primaires sous l'égide de la direction générale de l'enseignement scolaire (DGESCO). Une expérimentation d'un genre nouveau, menée sous le drapeau de l'" instruction " et de l'opposition au "pédagogisme".

Son origine remonte à novembre 2001, avec une pétition contre les nouveaux programmes du primaire, alors en phase finale d'élaboration et qui seront publiés en 2002. "Ne plus savoir lire ni écrire ni compter, proscrire toute pensée cohérente" : ainsi sont-ils résumés par la pétition, lancée sur le site du collectif Sauver les lettres. Ses principaux rédacteurs sont deux enseignants du secondaire : Michel Delord, professeur de mathématiques, et Julien Esquié, professeur de lettres. Des noms prestigieux, impossibles à réduire à la "droite réactionnaire", figurent dans les pré-signataires: Francis Jeanson (animateur des réseaux de soutien au FLN pendant la guerre d'Algérie), l'historien Pierre Vidal-Naquet et l'écrivain Claude Duneton.

Ignorée par les médias, la pétition recueille environ 2 700 signatures, dont, noyée dans la masse, celle de Xavier Darcos (UMP), qui sera nommé quelques mois plus tard ministre délégué à l'enseignement scolaire.

[Photographie : Jean-Pierre Demailly, président du GRIP, groupe de réflexion à l'origine du projet.]


Des objectifs plus qu'une méthode

D'éminents mathématiciens - Alain Connes, Jean-Pierre Demailly, Laurent Lafforgue... - sont également de la partie. C'est là le résultat de l'activisme déployé par Michel Delord : simple professeur certifié de collège, ce passionné d'histoire de l'éducation est aussi devenu l'interlocuteur régulier de diverses personnalités scientifiques en France et à l'étranger. Il sera élu, à partir de l'année suivante, au conseil d'administration de la Société mathématique de France (SMF). Nourrissant depuis longtemps l'idée de "contre-programmes" scolaires ", il suscite en 2003 la création du Groupe de réflexion interdisciplinaire sur les programmes (GRIP), qui donnera naissance au projet SLECC. Présidé par Jean-Pierre Demailly, le GRIP compte dans ses rangs aussi bien l'instituteur Marc Le Bris que des universitaires comme le philosophe Michel Fichant, et plusieurs membres étrangers, comme le Canadien Klaus Hoechsmann, mathématicien et ancien collaborateur d'Ivan Illich.

[Photographie : Michel Delord, professeur de mathématiques, est l'un des initiateurs du projet SLECC.]

Le GRIP est un objet social et intellectuel déconcertant. D'un côté, il surfe sur le manichéisme " antipédagogiste" le plus violent. De l'autre, il esquisse une confrontation plus sérieuse où les certitudes des uns et des autres pourraient être mises à l'épreuve. Cette ambivalence se retrouve dans la position de Michel Delord: tout aussi virulent à l'occasion, mais en même temps érudit et se réclamant des pédagogues révolutionnaires du XIXe siècle, comme Ferdinand Buisson, Francisco Ferrer ou le mathématicien Charles-Ange Laisant.

Par ailleurs, même si la référence à la méthode Boscher, en lecture, figure dans le projet SLECC (2), celui-ci, collectivement, s'intéresse plus aux objectifs des programmes qu'aux méthodes proprement dites. Un de ses chevaux de bataille est, en mathématiques, la réintroduction des nombres concrets et des quatre opérations dès le CP. La démarche, qui vise à modifier les programmes du primaire, n'est pas exempte de contradictions ni de tiraillements internes, qui trahissent une variété d'avis en matière de méthodes et la difficulté à passer du confort de l'opposition à l'inconfort des propositions. De même, sur le terrain, les enseignants engagés dans ce projet présentent des profils divers et qui ne "collent" pas forcément à l'idée que s'en font leurs adversaires "pédagogues ".

Institutrice depuis 1980, Françoise Candelier enseigne à Roncq, dans la banlieue de Tourcoing (Nord). Fin juin 2006, face à ses 29 élèves de CM1-CM2, elle "tient" sa classe sans hausser le ton. Au tableau, est souligné le mot "analyse", au-dessus d'un texte sur lequel Maïté (3) entoure de couleurs différentes les verbes et les sujets. Quand on a une phrase avec plusieurs verbes, dit la maîtresse, c'est une phrase complexe, et il faut trouver ce qui lie les différentes parties. " Dans " j’aime la maison où j'ai grandi ", Maïté entoure "où". Les élèves se succédant au tableau, le travail se poursuit paisiblement jusqu'à l'heure de la cantine.

Engagée depuis février, avec trois de ses collègues, dans l'expérimentation SLECC, Françoise Candelier se voit en "débutante" . "Nous remettons tout en question: nos pratiques antérieures, notre formation, les programmes... Le plus difficile, c'est vis-à-vis des collègues: leur faire comprendre que nous ne doutons pas de leur conscience professionnelle. " C'est en découvrant, il y a six ans, le site Internet de Sauver les lettres - " Je n'étais donc pas seule!"- qu'elle a entamé un parcours militant, terme auquel elle a du mal à souscrire. Pourtant, elle maîtrise fort bien la rhétorique hostile au "pédagogisme". A la source de son engagement : "le constat des déficits des élèves en français", qu'elle attribue aux prescriptions officielles. Non seulement en apprentissage de la lecture, mais aussi en grammaire avec l'ORL (observation réfléchie de la langue), qui équivaut selon elle à interdire la traditionnelle leçon. Après le constat, vint la révolte contre l'impossibilité de déroger à ces prescriptions.

"Il y a quelques années à peine, il était impensable de faire une dictée de syllabes en présence d'un inspecteur. Ce sont des sujets sur lesquels il n'existe aucun espace de réflexion autorisé par l'éducation nationale, aucune possibilité de parole franche. " Le "foucambertisme" (du nom de Jean Foucambert, promoteur de la méthode idéovisuelle) continue, assure-t-elle, de régner dans les esprits, notamment ceux des cadres de l'enseignement primaire, même s'il est écarté dans les textes.


" Nous remettons tout en question : nos pratiques antérieures, notre formation, les programmes... Le plus difficile, c'est vis-à-vis des collègues: leur faire comprendre que ne doutons pas de leur conscience professionnelle."

A l'appui, elle montre un des manuels conseillés dans la circonscription : Je lis avec Dagobert (Istra). On y constate un long départ global. Les correspondances entre graphèmes et phonèmes sont bien présentes, mais la combinatoire proprement dite est entièrement implicite. " Une maîtresse qui a de la bouteille s'en sortira. Mais tous les autres vont plonger. " Françoise Candelier défend les méthodes syllabiques avec l'argument qu'elles "présentent moins de risques de faire des bêtises", sans aller jusqu'à prôner l'exclusivité absolue du "b.a.-ba". Elle met parfois quelques bémols à la polémique. La pédagogie Freinet, pourtant éloignée de la sienne, lui inspire du respect. Quant à SLECC, elle précise : "Nous ne détenons pas la vérité. Ce que nous voulons, c'est être jugés selon nos résultats, pas selon un dogme. "

Banlieue bordelaise, milieu rural. Instit trentenaire, Julien Lachièze a choisi de travailler auprès de publics réputés difficiles. Sans être formellement inscrit dans une expérimentation SLECC, il participe étroitement aux activités du GRIP. Occupant un poste "enfants du voyage", il exerce dans trois écoles différentes où, en arrivant, il se demande sou-vent combien il aura de " clients": généralement entre trois et six. Ses élèves, provisoirement extraits de leur classe, lui sont confiés par les autres enseignants pour des séances de trois quarts d'heure à une heure.


La chanson des lettres

Alexis en est CP et passe en CE1, Dylan termine un CP et va en recommencer un autre. Cédric, avec un an de retard, passe en CE2. Tous trois sont munis de feutres et d'ardoises. "Comment il chante, le [g] avec le [a]?", demande le maître. "[Gal! Comme gaga!", répond Dylan. Julien Lachièze n'ignore pas que bien des experts lui expliqueraient qu'une lettre ne "chante" pas, mais il n'en a cure. Ce qu'il veut et obtient, à cet instant, c'est que ses élèves sachent combiner ces deux lettres. Après quoi, toujours en révision de la dernière leçon, il continue autour de la lettre [g] et des sons associés : "On va faire une petite dictée de mots pour voir si, au début, on va mettre soit un [g/ tout seul, soit un [g] avec un [u] à côté. Vous allez écrire: le gui-don. " Alexis se jette sur son ardoise et trace " gidon ". "Ah, non, tu es tombé dans le piège! Regarde l'affichette, là, avec la gui-tare, qu'est-ce que tu vois?" Alexis rectifie. "Maintenant, attention : une blague... " Alexis écrit, cette fois sans erreur. Lecture et écriture vont de pair: on lit ce qui est écrit, on écrit ce qui est lu. On écrit aussi ce qui est dit et n'a encore jamais été lu.

[Photographie : Julien Lachièze, professeur d'école en banlieue bordelaise, fait "chanter" les lettres dans sa classe.]

Et qu'est-ce que ça aurait fait si tu n'avais pas mis le [u]?" "Blage!", répondent Dylan et Cédric. "Bien. Aujourd'hui, on va faire un nouveau son. C'est un son très particulier. On n'aurait pas pu le faire au début de l'année. On écoute bien les mots que je vais dire: attention... opération... habitation... natation... Qu'est-ce qu'on entend à chaque fois, à la fin ?" Le maître écrit alors au tableau "l'addition ". Les deux lettres [ti] sont en rouge et [on] est en vert. " Ce sera notre affiche. " Au mur, une quarantaine d'affichettes : la gomme, une moto, le pouce, le sapin, une salade, le fantôme... Sur chacune, un dessin, accompagné du mot en lettres "bâtons" et en écriture cursive. Toutes réalisées par l'enseignant, elles se référent aux graphies déjà étudiées. Après l'étude d'une phrase improvisée-"un avion à réaction vole dans les airs"- la leçon se poursuit avec une série de mots de-même terminaison, et s'achève sur une graphie différente: mission, passion, etc.

Pour la lecture, " si les enseignants Freinet ou d'autres procèdent autrement et s'ils obtiennent de bons résultats, je ne demande qu'à aller voir."

"J'ai croisé dans une formation des collègues de CP débutantes, qui commençaient à peine aborder le code en février. Ça ne tombe quand même pas du ciel c'est le résultat d'une ambiance, non ?", demande Julien Lachièze. Lui-même s'inspire à la fois de " La progression de Boscher", qu'il distingue du manuel du même nom, et de la méthode Delile (Hatier). "On intro-duit les lettres une par une, on fait correspondre la graphie et sa prononciation majoritaire. A chaque fois, on écrit tout de suite des mots et, dès qu'on le peut, on fait des petites phrases. " Bien que proscrivant toute approche globale (" même pour "le" ou "la"; sinon c'est une occasion de perdue ") et se réclamant du " principe alphabétique", il se considère comme un pragmatique. Pour l'apprentissage du calcul, il a utilisé jusqu'à présent, malgré ses réserves, le fichier Picbille, de Rémi Brissiaud, professeur en IUFM... et adversaire notoire du projet SLECC. Pour la lecture, "si les enseignants Freinet ou d'autres procèdent autrement et s'ils obtiennent de bons résultats, je ne demande qu'à aller voir", déclare-t-il. Mais il est très remonté contre le "pédagogisme", qui lui semble consacrer, à l'inverse du pragmatisme, le primat de la méthode au détriment de l'objectif. Ayant passé son concours en 2002, après une maîtrise de philo, il a gardé de l'IUFM le sou-venir d'"un tas de textes cherchant à démontrer la nocivité de la norme en général" et d'"un bourrage de crânes constructiviste"... qui lui ont fait découvrir avec plaisir le site de Sauver les lettres, puis les livres de Rachel Boutonnet et Marc Le Bris (4). Un contact avec ce dernier l'amènera à participer au GRIP, dont l'expérimentation SLECC est une émanation. Dans son itinéraire personnel, pas d'autre affiliation. "Le seul engagement qui me motive, c'est celui qui consiste à aider les élèves. Et la seule justification de ma présence dans une classe, c'est de les instruire."

Quelque chose n'allait pas

"Mon idée première, dit Pascal Dupré, était plus de faire correctement mon travail que de prendre parti dans un débat. " Enseignant à Gien (Loir-et-Cher), il a vingt -cinq ans de métier et exerce depuis dix ans avec des CP ou des CP-CE1. Une inspection, en 2002, a été le déclic. "Le rapport, tout en m'octroyant un quart de point supplémentaire, me reprochait d'avoir fait des additions "décontextualisées" et, plus largement, de ne pas "favoriser la prise de sens" dans ma pratique pédagogique. J'ai décidé de ne pas laisser passer. N'étant pas syndiqué, j'ai envoyé le rapport et ma réponse à tous les syndicats locaux. Le SNUipp a répondu. Tout s'est terminé par une franche explication collective dans le bureau de l'inspectrice d'académie adjointe. Point final. Mais c'est à ce moment-là qu'un collègue m'a parlé du bouquin de Marc Le Bris. Après, j'ai lu d'autres livres, notamment ceux de Liliane Lurçat, et j'ai participé en 2003 à l'université d'été de Sauver les lettres. " Aujourd'hui, Pascal Dupré excelle à défendre pied à pied tout l'argumentaire du GRIP, en s'appuyant sur sa propre pratique, aussi bien en lecture qu'en calcul. Lui qui, dans ses années de formation, était au SGEN, n'assume qu'avec embarras la violence du discours "antipédagogiste ", mais ne s'en désolidarise pas: "Comparer l'éducation nationale avec un système un peu totalitaire n'est pas tout à fait absurde. Des gens se sont lâchés très fort, mais c'était pour eux le seul moyen d'être entendus. "

Comparer l'éducation nationale avec un système un peu totalitaire n'est pas tout à fait absurde. Des gens se sont lâchés très fort, mais c'était pour eux seul moyen d'être entendus.

Jean-Pierre Picandet, enseignant depuis 1984, exerce à mi-temps dans une école de Néris (Allier). Aucune étiquette avant sa participation à SLECC, mais un attrait pour les postes particuliers: d'abord quatre ans dans des classes de perfectionnement, puis un an avec des "enfants du voyage ", quatre ans au Greta (formation des adultes) en parallèle avec des cours de français en prison, trois ans en classe unique rurale, puis, avant les classes ordinaires qu'il a aujourd'hui, quatre ans en SEGPA dans un collège. C'est là qu'il a "commencé à comprendre que quelque chose n'allait pas. Tant d'enfants manifestement intelligents, sensibles, dotés d'un sens de l'humour... Je me demandais pourquoi ils étaient catalogués. Ils étaient certes prisonniers de leur milieu familial, mais aussi d'une instruction au rabais: cinq ans d'école, et certains ne savaient pas écrire leur nom !J'essayais de leur redonner courage, de leur montrer qu'ils pouvaient faire des choses difficiles. Je n'ai jamais rencontré de problème de discipline. J'ai tenté de les stabiliser, de leur donner des points de repère". Jugeant excellent le travail réalisé avec l'équipe pédagogique, il veut alors passer le concours spécialisé (CAPSAIS), mais prend la fuite devant "un jargon indigeste" qui ravive l'insatisfaction ressentie à ses débuts devant des manuels "décousus". Lorsque sont publiés les programmes du primaire de 2002, il les trouve "déstructurés, flous, truffés de contradictions: le curseur est totalement sur l'éducation. Je n'oppose pas l'éducation à l'instruction, mais là, c'est impossible de tout faire dans le temps imparti ".

[Photographie : Marc Le Bris, instituteur, membre du GRIP, est l'auteur d'un livre qui inspire les adeptes du programme SLECC.]

C'est d'abord en solitaire qu'il forge sa contestation. "J'ai lu le Dictionnaire de pédagogie, de Ferdinand Buisson, où j'ai trouvé tout ce que j'aurais voulu connaître quand j'étais à l'Ecole normale. J'ai examiné tous les programmes depuis 1880, et je me suis arrêté sur ceux de 1923, que je considère comme les mieux construits. " Jean-Pierre Picandet ne s'émeut pas de faire référence à des textes aussi anciens: "Je ne défends en aucune manière l'idée d'un retour au passé. Mais il faut bien partir d'une base, et celle-ci, en tout cas en ce qui concerne l'instruction, me paraît bonne. " Depuis longtemps, il enseigne les quatre opérations dès le CP, aujourd'hui un des points clés de l'expérimentation SLECC. Après la découverte de Sauver les lettres sur Internet, puis la lecture des livres de Le Bris et Boutonnet, il est sollicité au printemps dernier par Michel Delord pour présenter sa pratique dans une réunion SLECC. "Des gens passionnés, et qui faisaient le même constat que moi sur les insuffisances en lecture et en calcul! S'il n'y avait pas ce problème, je ne contesterais pas les programmes. Normalement, je ne devrais pas avoir à me poser ce genre de questions. "

Luc Cédelle

(1) Accordées à Marc Le Bris et Michel Delord.
(2) http://michel.delord.free.fr/mde-slecc.html
(3) Les prénoms des élèves ont été modifiés.
(4) Et vos enfants ne sauront pas lire... ni compter, Marc Le Bris, Stock, 2004. Journal d'une institutrice clandestine, Rachel Boutonnet, Ramsay, 2003.