Dossier / Ne savent-ils vraiment plus rien ?

Le Monde de l'éducation, avril 2005.

Sommaire

Sous la querelle du niveau, la quête de sens p.18

FRANÇAIS
Entretien avec Tzvetan Todorov p.20
L'analyse de texte ne doit pas tuer les textes p.22
Lecture : les parents préfèrent le b.a.-ba p.26

HISTOIRE
Entretien avec Alain Corbin p.27
Un enseignement sans histoire? p.30

SCIENCES
Entretien avec Jean-Pierre Demailly p.33
L'attraction de l'abstraction p.36
Les sciences physiques en résistance p.38
La biologie a le vent en poupe p.40

 

Entretien avec Tzvetan Todorov (extraits)


[…] A mes débuts, je ne me posais pas la question: pourquoi tant de lecteurs, nullement professionnels, continuent-ils de lire des livres ? Je répondrai aujourd'hui: à cause du souci qu'a chacun de chercher un éclairage sur sa propre existence. Cette sorte de finalité globale de la littérature, j'avoue que ce n'était pas ma préoccupation quand j'avais 25 ans. En voyant les dégâts que provoque aujourd'hui cet oubli dans l'enseignement secondaire, je me dis qu'il est important de la rappeler.

Comment corriger cet état de fait ?

L'objection de fond que j'adresse à cet enseignement, c'est qu'on enseigne les études littéraires au lieu d'enseigner la littérature. On apprend les préoccupations des critiques, des analystes et des théoriciens de la littérature plutôt que d'apprendre celles des écrivains et des textes eux-mêmes. […] Dans d'autres disciplines, l'histoire par exemple, on n'apprend pas le discours de l'histoire, mais les grands événements qui constituent cette histoire. On n'apprend pas les concepts, mais les objets. En études littéraires s'est produite une mutation singulière qui fait qu'au centre de l'attention se trouvent maintenant les méthodes, les concepts, les discours des spécialistes de littérature plutôt que les textes des écrivains eux-mêmes. Pourquoi cette orientation n'est-elle pas justifiée ? Parce qu'étudier les méthodes d'analyse littéraire ne peut intéresser que ceux qui se destinent à l'enseignement de la littérature.

La forme l'aurait emporté sur le fond ?

Oui. Or s'intéresser à ce dont parle la littérature, c'est s'ouvrir à l'immense domaine de l'être humain, de ses relations à autrui et au monde. Donc à quelque chose de décisif pour tout individu engagé dans l'existence. Et de ce point de vue, la littérature est l'un des meilleurs professeurs pour nous préparer à la vie adulte. Si on lit Othello aujourd'hui, ce n'est pas parce que Shakespeare fait des jeux de mots ou enchaîne habilement le premier acte avec le deuxième. C'est parce qu'il dit des choses sur les passions humaines qui restent valables pour nous aujourd'hui, quatre siècles après l'écriture de ce texte. Il en va de même de textes écrits il y a mille ou deux mille ans, qu'on lit non pas parce que c'est une construction exceptionnelle ou qu'ils nous informent sur leur époque, mais parce que ça nous parle de nous, lecteurs d'aujourd'hui. Ça ne veut pas dire qu'il ne faut pas étudier la manière dont est écrit un texte pour en comprendre mieux le sens, mais qu'il ne faut jamais oublier que la manière de le construire n'est qu'un moyen. C'est sur cette confusion des moyens et des fins que j'essaie d'insister.

Avez-vous défendu ces idées quand vous étiez membre du Conseil national des programmes, de 1994 à 2004 ?

J'ai soutenu pendant dix ans la même position et j'ai l'impression d'avoir essuyé un échec, ce qui me rend pessimiste sur la possibilité même d'agir, ou, en tout cas, très conscient des obstacles qui s'opposent à toute action et à tout changement.

Qui sont ?

Le gigantisme de l'éducation nationale, constituée d'acteurs multiples dont aucun n'a un pouvoir suffisant pour mener à bien une réforme mais qui, presque tous, ont un pouvoir suffisant pour bloquer les autres. Que ce soit l'inspection générale, la direction de l'enseignement au ministère, les associations de professeurs ou d'élèves, les syndicats, les parents d'élèves, les partis politiques : chacun parvient à empêcher les autres d'agir. Je ne crois pas du tout à un complot, ni des deux cents familles, ni de la droite ou de la gauche, ni d'un ministre pervers ou ignorant des réalités : je pense que cet organisme, à cause de son gigantisme même, échappe à tout contrôle. Comment agir dans ces conditions ? A mon sens, en décentralisant davantage. En rapprochant les acteurs du système des centres de décision.

Le film L'Esquive, où l'on voit des jeunes de milieu défavorisé jouer une pièce de Marivaux, vient d'être primé. Mais on rencontre plus souvent des enseignants qui se plaignent que même un auteur comme Molière ne passe plus, ne fait plus rire.

Il se peut que cette culture classique du XVIIe siècle - qu'on étudiait très tôt autrefois et qui correspondait au maintien d'une tradition qui s'adressait à 20 % d'une classe d'âge - ne soit plus viable quand on en scolarise 80 %. Cela ne veut pas dire qu'il ne faut pas dépayser les élèves, qu'il ne faut pas leur offrir des textes qu'ils ne comprennent pas d'emblée, mais qu'il faut trouver les transitions nécessaires. Peut-être ne faut-il pas commencer par des comédies de Molière dont les tournures de langue ne sont plus les nôtres. Dans un premier temps, il peut être souhaitable de passer par ce qu'on appelle dans les programmes la " lecture cursive ", c'est-à-dire une lecture plus facile, plus contemporaine, afin de prendre l'habitude de lire. Cette habitude acquise, on devrait, au lycée, pouvoir introduire plus facilement des textes de toute nature. […]

Propos recueillis par Marc Dupuis

 

L'analyse de texte ne doit pas tuer les textes (extraits)


Du côté du ministère comme des enseignants interrogés, on refuse de s'appuyer sur les mauvais résultats à la dictée du brevet organisée en 2004 par Sauver les lettres (1) pour statuer sur le niveau de français des élèves. Soit ce type d'opération est jugé non scientifique -même pour parler de la simple question de l'orthographe-, soit il est jugé inutile parce que hors sujet.

Un refus qui ne signifie pas que la Rue de Grenelle et les enseignants se voilent la face. Au contraire, chacun est bien conscient des problèmes, mais pense que leurs origines et leurs solutions sont trop complexes pour être abordées de la sorte. Et puis la dictée n'est pas la seule façon de juger de l'orthographe des élèves, fait-on remarquer au ministère. Lors du brevet des collèges, on la vérifie aussi à travers, notamment, des exercices de transformation orthographique (faire passer une phrase du singulier au pluriel ou du masculin au féminin en effectuant les accords nécessaires), et il est également demandé aux correcteurs d'être attentifs à l'orthographe dans la composition des élèves. Enfin, souligne la doyenne du groupe lettres à l'inspection générale, "pour définir un niveau, il faut des éléments objectifs. En dessous de 3 000 à 4 000 élèves, on n'a pas d'évaluation crédible: c'est seulement l'avis d'un tel ou d'un tel".

Fort bien, mais, finalement, quid de la crue ou de la décrue du niveau puisque le ministère possède largement le nombre requis de copies? "Je crois que les élèves progressent dans le domaine de l'analyse critique, de la compréhension, et qu'ils régressent dans la connaissance des codes. Ils ont l'esprit plus ouvert, sont plus curieux et autonomes, mais sont moins bons en conjugaison et en orthographe", estime Katherine Weinland.

[…]

Ecriture, orthographe et conjugaison, donc, mais aussi grammaire. " Il y a l'orthographe, certes, mais il y a surtout la grammaire, la réflexion sur la langue, poursuit Maryvonne Cornaire. L'abandon de la réflexion sur la langue, l'abandon de la grammaire, a été préjudiciable au primaire. Je crois qu’ils y reviennent. "

Une préoccupation partagée par la doyenne du groupe lettres. "Il faut réintégrer une attention plus forte aux règles dans l'apprentissage de l'orthographe, estime Katherine Weinland. Il faut que les élèves produisentdes textes, écrivent davantage et qu'une grammaire orientée vers le sens leur permette de mieux comprendre et de mieux s'exprimer. Si je fais lire un texte et que je demande de relever tous les compléments d'objet direct (c.o.d.), je vais bloquer les élèves. Il vaut mieux leur montrer le rôle du c.o.d. ; leur expliquer à quoi il sert, sa fonction. "

[…]

Faut-il chercher du côté des méthodes de lecture, souvent mises en cause? Bien sûr," certains élèves accrochent mieux à telle ou telle méthode qui peut en bloquer d'autres ", admet Janine Wostyn, mais, en général, " ce n'est pas une question de méthode, relève Dominique Viennot, en accord avec ses collègues. Encore une fois, c'est le problème du statut de l'écrit dans notre société et, pour ces jeunes générations, quelle que soit la méthode utilisée au primaire, il est clair que l'écrit n'est plus - et de loin - l'accès privilégié à la communication, à la culture".

Puis tout s'enchaîne. " Comme ils n’arrivent pas à acquérir en primaire une lecture rapide qui pourrait procurer du plaisir, la lecture devient une contrainte ", explique Maryvonne Cornaire. Un constat confirmé par Katherine Weinland, qui brosse un tableau général des origines de ces difficultés et des raisons pour lesquelles on n'en vient pas à bout: " Beaucoup d'élèves scolarisés au collège aujourd'hui ne l'étaient pas autrefois. Il faut admettre que nous sommes devant un phénomène de massification qui n'est pas encore un phénomène de démocratisation; ce qui ne veut pas dire qu’il faut arrêter parce qu'on n'a pas encore réussi. Les élèves peu francophones qui arrivent aujourdhui au collège ne sont pas moins intelligents, mais ils ont plus de problèmes, et en créent davantage. Or on n'a pas toujours mis en place les dispositifs (classes dédoublées, groupes de besoin, remédiation) pour répondre à ce problème. Les professeurs n'ont ni à renoncer ni à culpabiliser: avec une classe de 35 élèves très faibles, ces dispositifs sont indispensables. Sinon, à l'impossible nul n'est tenu. "

[…]

Comme Tzvetan Todorov et Katherine Weinland, les enseignantes de Rodin déplorent l'actuelle désaffection pour la filière L, que la doyenne du groupe lettres attribue en grande partie à la massification, aux "différences culturelles et sociales entre élèves que le français subit plus directement que les mathématiques ou les sciences ".

[…]

Toutes s'accordent à reconnaître que le but ultime de l'enseignement de la littérature reste " le développement de l'esprit critique, de l'esprit d'analyse: savoir réfléchir au sens d'un texte, au discours envahissant du politique, des médias; être des citoyens ", estime notamment Marie-Françoise Roger. C'est peut-être là que l'enseignement des lettres loupe sa cible et détourne trop souvent les élèves de la lecture, en s'attachant plus à la forme et pas assez au sens des textes, qu'il finit par désincarner, comme l'explique Tzvetan Todorov (lire page 20).

Une critique qu'accepte Katherine Weinland: "Les outils d'analyse sont parfois mal utilisés et il existe assurément une dérive applicationniste (linguistique) qui consiste à reprendre toujours les mêmes outils sans tenir compte de la nature du texte, sans s'appuyer sur les réactions des élèves, leurs enthousiasmes, leurs émotions ou leurs indignations. C'est catastrophique et le schéma narratif devient le moyen de casser le goût de la lecture. Mais, à l'opposé, dire qu'on peut faire étudier et analyser les textes sans entrée précise me paraît contestable. Les outils sont au service du texte; le texte ne peut servir à faire acquérir les outils. C'est une dérive complète. "

" Chez les petits, de 5 à 10 ans, il y a toujours une fascination pour le livre, constate Katherine Weinland. Il faut arriver, au collège, à leur demander un regard critique sur les textes sans casser cette fascination. "

Marc Dupuis

(1) A la dictée du brevet des collèges de 1988 organisée en 2000 par Sauver les lettres, près de 28 % des 1724 élèves examinés avaient eu zéro. A la même dictée, passée en 2004, 56,4% des 2298 élèves examinés ont obtenu un zéro... http://www.sauv.net/eval2004analyse.php

 

[Encart] PROGRAMMES DE FRANÇAIS
Le roman et la dissertation remis à l'honneur


Les programmes de français de première (L, SES, S), qui ont cinq ans, devraient réintroduire le roman comme "objet d'étude " à part entière. Ce toilettage sera applicable dès la rentrée 2007, si la proposition qu'une commission fera en avril est retenue. " En seconde, on avait le récit - plutôt des nouvelles -, et en première les mouvements littéraires et culturels, l'argumentation, la poésie, les genres épistolaires, le théâtre, etc., mais pas le roman", relève Katherine Weinland. La doyenne du groupe lettres à l'inspection générale précise que, dans cette hypothèse, "il faudra, bien sûr, enlever quelque chose et donc réaménager les programmes, car il ne s'agit pas de les surcharger".

Si, aujourd'hui, des élèves de première lisent des romans dans le cadre de leurs études, c'est uniquement en " lecture cursive ". Complément de la lecture analytique, celle-ci permet de lire plus vite et plus librement pour découvrir beaucoup plus d'oeuvres et développer le goût de la lecture. "Si le roman devient objet d'étude, il s'agira d'une étude intégrale d'une oeuvre, précise Katherine Weinland. Cela signifiera une lecture cursive préalable du roman choisi, à la maison, puis, en classe, l'étude d'extraits les plus importants selon l'enseignant et deux ou trois heures de synthèse sur la signification générale du roman. "

Par ailleurs, Katherine Weinland a annoncé que la dissertation, qui était boudée par les élèves aux épreuves de baccalauréat de français, est en train de redresser la tête et se trouve à nouveau plébiscitée par un plus grand nombre d'élèves passant le bac.

" La dissertation était tombée en dessous des 10 % dans le choix des élèves au baccalauréat. Aux épreuves de 2004, elle est remontée aux alentours de 20 % à 25 %. On peut dire qu'elle a fini de plonger", s'est félicitée Katherine Weinland.

Une remontée dans les faveurs des élèves jugée " très positive " parla doyenne du groupe lettres." La dissertation est une école de démocratie. Elle permet d'exposer différents points de vue, d'en accepter d'autres que le sien et d'en faire la synthèse. " Un exercice profitable à tous, mais "plus spécialement aux élèves en difficulté qui ne savent pas argumenter". M. D.

 

Lecture : les parents préfèrent le b.a.-ba (extraits)


" Lorsque j'ai voulu aider ma fille à apprendre à lire, j’ai été déroutée par la méthode de l'instituteur. Je me suis sentie impuissante",
raconte Hélène, mère d'une fillette de 7 ans. En effet, mieux vaut être initié pour s'y retrouver entre méthodes synthétique, globale ou mixte. " L'apprentissage de la lecture est devenu une affaire de spécialistes, résume Sylvie Marcé, directrice du développement des éditions Belin. Les parents ne sont pas toujours à même de comprendre comment on apprend à lire à leurs enfants. " Une incompréhension qui se mue en inquiétude à la moindre difficulté d'apprentissage. Dès lors, les parents n'hésitent plus à s'essayer à l'enseignement à domicile.

Là encore, la question de la méthode se pose. Quel manuel choisir parmi les quelque 130 disponibles sur le marché? La première tentation est de se tourner vers des ouvrages traditionnels, comme la Méthode Boscher (2), créée dans les années 1950 par un instituteur breton. […] La méthode est synthétique et syllabique: elle part des petites unités (les lettres) pour aller vers les grandes (mots et phrases). Le principe est simple: on enseigne le b.a.-ba. Et la nostalgie contribue au succès du manuel, dont 100 000 exemplaires sont vendus chaque année.

Gammes et arpèges de la lecture

Avec " seulement " 20 000 exemplaires vendus en un an, le tout jeune Lire avec Léo et Léa (2) est loin d'égaler son glorieux ancêtre. Mais, en quelques mois, le titre, publié par deux orthophonistes, a fait couler beaucoup d'encre. Les auteurs du manifeste Les Savoirs fondamentaux au service de l'avenir scientifique et technique voient dans ce manuel un palliatif aux insuffisances de l'école, ce que contestent la plupart des spécialistes. Ce manifeste - en particulier les assertions sur la lecture - a mis en colère Roland Goigoux, professeur des universités, spécialiste de l'enseignement de la lecture. Il estime que les auteurs alternent " mensonges (les maîtres qui emploient des méthodes syllabiques "s'exposent à des sanctions") et ignorances (par exemple du contenu des programmes de l'école primaire dans le domaine de la littérature  ".

Léo et Léa représente l'anti méthode globale, fondée sur la mémorisation de mots avant l'apprentissage du code. " On ne commence pas à jouer du Mozart avant d'avoir fait des gammes, estime Michelle Sommer, coauteure du manuel. Il faut commencer par donner à l'enfant les outils nécessaires à la lecture, c'est-à-dire le code. "

[…]

Lire avec Léo etLéa n'est pas la panacée pour autant. Changer de méthode ne suffit pas à résoudre tous les problèmes d'apprentissage, qui peuvent être d'origine neurologique ou familiale. Et même sur le plan méthodolologique, le manuel n'est pas exempt de défauts : " Léo et Léa entre trop vite dans l'étude des lettres, au lieu de faire des exercices préalables pour s'assurer que les sons sont des évidences pour les enfants", estime Bruno Germain, chargé de mission à l'Observatoire national de la lecture.

Roland Goigoux pense, lui, que l'échec de la méthode syllabique est avéré (25 % de redoublement au cours préparatoire dans les années 1960). "Léo et Léa ne travaille que sur le rapport lettre/son et la combinatoire. Or l'apprentissage de la lecture nécessite aussi de s'attarder sur la syntaxe, sur l'écriture, ou encore sur la compréhension de textes complexes. Une méthode qui met l'accentsur une seule dimension et laisse les autres à la charge de la famille sera toujours insuffisante. " […]

Pour tenter de mettre tout le monde d'accord, François Fillon a chargé l'écrivain Erik Orsenna et l'inspecteur général Dominique Borne d'évaluer l'efficacité des méthodes existantes. Ils doivent rendre leurs conclusions au mois de juin.

Lucie Prusak

(1) La Méthode Boscher ou la journée des tout-petits, éditions Belin, 2003.
(2) Lire avec Léo et Léa, éditions Belin, Paris, 2004.