Pour une discrimination au mérite

Le Monde de l'éducation, février 2004


Davantage que sur des critères sociaux ou raciaux, certains établissements ont choisi d'opérer leur propre sélection sur le mérite, et de donner à ceux qui font preuve d'une réelle motivation, les chances auxquelles ils ont droit. - Rencontres -

Elle est une des rares à approuver sans réserve la démarche: l'Amérique ne fait pas peur à Ghislaine Hudson, chef d'établissement à Dammarie-les-Lys (Seine-et-Marne) qui se définit comme " une militante de l'affirmative action ". Madame la proviseure du lycée polyvalent Joliot-Curie - et membre de la commission Stasi-, est une habituée des contrastes: après une longue expérience en zone d'éducation prioritaire et une implication politique locale intense à Orly (Val-de-Marne), auprès d'un maire communiste rénovateur, elle a travaillé aux EtatsUnis, Côte ouest et Côte est. Son dernier poste, à New York, fut " horrible ". On ouvre des yeux ronds. Explication: "Je n'en pouvais plus des limousines à la porte de l'établissement et des revendications des parents!" Aujourd'hui, après dix ans d'absence sur le territoire, elle est frappée par " la discrimination négative" qui sévit dans son établissement et qu'elle résume en feuilletant les pages de son classeur à spirale où sont listés noms et prénoms des élèves (2) : " Seconde générale: Fabrice, Corinne, Christophe, ah ! Feriel. Secondeprofessionnelle: Mohammed, Tariq, Zhora... " Une répartition implacable et lassante.

Pour ne pas en rester là, nombreux sont les enseignants et chefs d'établissement qui, sachant que les dispositifs compensatoires tels que les zones d'éducation prioritaire (ZEP) s'essoufflent, jugent nécessaire un nouveau bond en avant dans la lutte contre les inégalités. Oui, mais comment faire pour que cette politique ne devienne pas à son tour facteur de dépréciation des diplômes et, in fine, des élèves?

Encore frileuse et divisée sur les réponses, l'opinion enseignante s'accorde sur une chose : un "non" franc et massif à une politique de quotas trop américaine, trop communautariste à leurs yeux. "Des quotas? Pas question!" . La réaction de Françoise Cadart, Proviseur au Lycée Antoine de Saint Exupéry à Mantes-la-Jolie qui a pourtant envoyé quatre élèves à Sciences-Po grâce à la Convention passée avec La Rue Saint Guillaume résume assez bien l'état d'esprit de la profession enseignante. Mais "qu'on cesse de réduire la démarche américaine à l'application de quota" s'emporte Ghislaine Hudson (?) qui redoute que cette bataille de mots n'aboutisse à fermer le débat avant même de l'avoir ouvert. "La discrimination active, c'est une politique d'aide axée sur les populations en difficulté sociale à qui il faut donner les moyens de rattraper leur handicap. La discrimination active aide ceux qui ont du mérite et des handicaps" plaide-t-elle. Donner plus à ceux qui en veulent. Tel semble être aujourd'hui le credo partagé par un grand nombre d'enseignants qui se retrouvent davantage sur des formules au plus près du terrain que sur de plus grands plans d'ensemble.

Pour Ghislaine Hudson, la formule des "classes passerelles" qui visent à aider les élèves de l'enseignement professionnel à passer dans la voie technologique en leur accordant des heures de cours supplémentaires pour compenser leur lacunes, s'apparente à une mesure de discrimination positive. "C'est une classe de la seconde chance dans laquelle on envoie des élèves qui viennent de seconde général et des élèves issus du BEP. Normalement, les premiers ont trois heures de moins en atelier et trois heures de plus dans les discipline générale. Nous nous arrangeons pour maintenir toutes les heures, en atelier mais aussi en maths, en langues et en français" explique Daniel Millot, Chef de travaux et responsable de la classe passerelle. Ces élèves "bénéficient" donc très concrètement "d'un handicap positif" de trois heures de cours supplémentaires

Déceler les méritants.

Cette discrimination au mérite compte beaucoup d'adeptes dans les rangs des enseignants. Quelle que soit leur position à l'égard de la discrimination positive. Ou de tout autre nom qu'on lui donne. C'est ainsi que Frédéric Jonnet, proviseur du Lycée René Cassin de Gonesse (Val-d'Oise) défend la "seconde pour redoublants" et la seconde "turbo", mise en place dans son établissement par son prédécesseur mais qu'il a décidé de perpétuer avec la bénédiction du rectorat. Le principe de la première est de regrouper les élèves faibles scolairement, puisque redoublant, mais qui travaillent. Le recrutement de cette classe n'obéit à aucun critère social. "Leur profil ne doit dénoter aucun écart de conduite grave, montrer de l'assiduité et de la ponctualité. Il faut que nous puissions parier que cet élève va réussir", explique le chef d'établissement. "Ils ont travaillé, ils n'ont pas réussi. Voilà qui interroge un pédagogue", complète Robert Wainer, Professeur de lettres et initiateur de cette classe avec d'autres collègues. Lui qui récuse totalement la discrimination positive - "une pseudo-égalisation qui renvoie à des disciplines bidons qui humilient et isolent encore plus les bénéficiaires"- pense avoir ouvert une autre voie. "Je crois que nous avons cherché quelque chose qui ne fût pas de l'ordre de la discrimination aux résultats, qui est le propre de toute sélection par examen et à laquelle je ne suis pas opposé, ni de l'ordre de la discrimination positive sur critères socio-psychologiques qui est à l’œuvre, par exemple, quand on veut remplacer l'examen par des entretiens de motivation. Au fond, je crois que notre projet relève de la discrimination au mérite", explique Robert Wainer. "Nous pensons que l'institution se doit de reconnaître et distinguer l'effort de ses élèves, leur adhésion et la confiance qu'ils portent à l'institution". Au risque de laisser entière la question des élèves qui renient le "contrat scolaire". Les parents sont, bien sûr, avisés et consultés, le regroupement dans cette classe s'opérant sur la base du volontariat des élèves et des familles. En contrepartie, le lycée a constitué une équipe fixe d'enseignants, un "noyau particulièrement stable et compétent" selon les termes du proviseur, qui accorde davantage de temps a ces élèves-là. Tandis que les premiers bénéficiaires viennent de passer le baccalauréat l'été dernier, on observe que les lycéens ayant choisi la filière scientifique connaissent des échecs tandis que les autres s'en sortent bien. Fort de ce résultat, la réflexion et la classe continuent.

Aller plus loin.

Hasard ou non - mais est-ce vraiment un hasard, compte tenu de la similitude du public et des difficultés rencontrées par les élèves? - le lycée Saint-Exupéry de Mantes-la-Jolie comptent également une seconde pour redoublants qui répond aux mêmes critères. Pour Françoise Cadart tout est bon pour lever un des obstacles majeurs à la réussite au plus haut niveau des élèves de son lycée : le manque d'ambition scolaire. "Parmi les élèves qui ont un bon potentiel intellectuel et de bons résultats scolaires beaucoup se censurent", affirme-t-elle. De Sciences-Po aux prépas des grandes écoles que son établissement abrite également, il faut donc leur montrer que l'ambition est à portée de main. Elle attribue d'ailleurs l'affluence au forum d'orientation organisée cette année au lycée à la convention d'éducations prioritaires signées avec l'IEP de Paris.

Après plusieurs années de fonctionnement, deux des professeurs en CPGE à Marne-la-Jolie souhaiterait justement développer les liens noués avec Sciences-Po Paris. Respectivement professeur d'histoire et professeur de philosophie, Serge Henri et Pierre Darriot, qui approuvent la démarche de Richard Dening, lui ont soumis, par écrit, leurs "suggestions" pour aller plus loin. Jugeant "incontestable l'effet d'entraînement produit par ces admissions" (à l'IEP de Paris, NDLR) "auprès de lycéens et constatant que "les élèves non admis, déçus mais motivés et désireux de présenter le concours à leur tour (...) forment une part importante de notre vivier de recrutements en CPGE", les deux enseignants suggèrent de diversifier encore un peu plus l'accès à Sciences-Po en permettant aux élèves de préparer le concours d'accès à l'IEP de Paris en deux ans. Les élèves de CPGE serais déclaré "admissible" par Sciences-Po sur la base des notes obtenues au concours de l'École normale supérieure qu'ils passent après deux ou trois ans de CPGE. Mais ils ne seraient admis définitivement que sous réserve d'avoir obtenu leur licence, ce qui leur ouvriraient l'entrée en second cycle à Sciences-Po Paris.

Les chefs d'établissement et les enseignants choisissent de faire dans la dentelle sans forcément distinguer au départ ce qui relève de la pédagogie de ce qui s'apparente de la discrimination positive. Ceci ne fait pas un grand projet d'ensemble. Mais cette attention portée au terrain, est, peut-être, la meilleure garantie de réussite.

Brigitte Perucca