Mimésis

Par Jean Romain


Mimésis, en grec : l’imitation. Celle de celui qui fait " comme si ", qui fait semblant. Nous sommes devenus des champions de la mimésis, nous ne voulons plus saisir le monde à bras-le-corps, mais nous nous contentons de faire semblant de le saisir. Nous ne voulons plus la réalité, nous préférons son simulacre, parce que ce monde est, semble-t-il, trop intense pour nous.

Depuis quelques années la propension à faire " comme si " s’est terriblement accrue. Prenons, pour illustrer ma thèse, deux exemples actuels. Nous ne supportons plus les choses fortes et importantes de la vie, et pour nous en prévenir nous avons placé entre la vie et nous un écran préventif, une sorte de jeu de miroir qui nous en tient éloignés. Voyons deux pôles organisateurs de la vie qui sont en même temps deux fantasmes centraux de la condition humaine : l’amour et la mort. Ces pôles sont tellement importants et ont une telle puissance qu’ils sont au centre non seulement des pensées de chacun homme mais encore de tout l’art, de la philosophie et de la religion. De toute civilisation. L’amour plus fort que la mort ; la mort qui brise l’amour ; la mort comme puissance qui donne toute son importance à la vie ; Eros et Thanatos, comme disent des psychologues qui en ont des choses à nous apprendre sur ces deux attractions-répulsions.


Saint-Valentin et Halloween

Hé bien, aujourd’hui, pour émousser le pouvoir dangereux de l’amour et de la mort, nous avons réussi à les simuler, à les mimer, grâce à deux nouvelles fêtes de la niaiserie : Saint-Valentin (version édulcorée de l’amour adolescent) et Halloween (version enfantine de la mort, style gentilles sorcières illuminées). Saint-Valentin et Halloween sont les résultantes du principe de précaution appliqué à tout ce qui respire, à tout ce qui est fort. Avec ces fêtes, nous entrons de plain-pied dans le virtuel, dans un autre monde, celui du jeu et de la simulation. Bienvenue à Ludoland !

Avec Saint-Valentin, nous réduisons l’amour à quelques messages sirupeux, à deux ou trois graffiti adolescents et roses, à l’image même du monde miniature d’Eurodisney où tout le monde est gentil. Nous refusons le risque de la puissance amoureuse comme véritable force révolutionnaire et dérangeante, au profit de l’amour calibré, SMS-compatible. Tant et si bien que Saint-Enfantin serait le mot juste à utiliser.

Halloween opère de la même manière mais sur l’autre versant. Cette fête nigaude soustrait à la mort son pouvoir essentiel qui est en fait un incroyable pouvoir de violence radicale pour l’enfermer dans la cuculture enfantine où on joue à se faire peur, on joue à faire comme si. C’est la mort simulée par l’imagerie enfantine.

Pourquoi ces fêtes nouvelles ont-elles " pris " ? La réponse n’est pas : " parce que ce sont des fêtes commerciales aux enjeux financiers importants ". Les marchands ne sont que l’effet du phénomène. Ces fêtes se sont imposées parce qu’elles correspondent très exactement à une puissante veine sociale : l’infantilisation générale par le jeu et la simulation. Cette servitude volontaire nous convient parce qu’elle accélère encore notre entrée dans le virtuel.


Bienvenue à Ludoland

Au risque de paraître rabat-joie et de vouloir me soustraire à l’immense hilarité festive qui s’est emparée du monde depuis plusieurs années, j’ai regardé en janvier d’un œil somme toute assez morne les 2473 participants à la plus formidable bataille de boules de neige de l’histoire. Cela se passait en Suisse, dans les Grisons, à Oberaxen, et ce fantastique record va s’inscrire à côté des tout aussi fantastiques records répertoriés dans le fantastique Guiness book. Voilà un livre qu’il nous faut impérativement !

Parce que vous ne le saviez pas ? Le monde est une immense fête, qui commence à Noël et se termine à Noël. Tout au long de l’année on organise la fête, on prépare même la suivante pendant que la précédente se termine, on tend préventivement des guirlandes laser partout, on vend des chocolats enrobés de papier clignotant, des Nintendo à la framboise, des carrousels sonores, des trottinettes électriques et des rollers on line. Puisque tout est jeu, qu’on flotte, qu’on glisse, qu’on plane, qu’on surfe sur Internet, et qu’on organise de gigantesques batailles de boules de neige pour adultes, tous à Disneyland pour nous amuser ensemble, pardon ! pour nous éclater. Utilisons le jargon de bois de notre temps. On a bien le droit de se distraire un peu ! Le problème est qu’on se divertit sans arrêt. Afin de rallier tout le monde à la planète festive, une perpétuelle invite à l’infantilisation est serinée en tous lieux à grands renforts de publicité. Le bonheur mièvre et pur sucre nous est distillé goutte à goutte par médias interposés, cette perfusion nous maintient dans le monde des enfants qui, comme on le sait fort bien, ont toujours raison et ont par nature droit au centre. Voici venu le temps de l’homme retombé en enfance, état de balourdise présenté habilement comme infiniment désirable et qui est donc à protéger. Qui pourrait douter de la valeur suprême de l’enfance ? Qui pourrait seulement mettre un bémol à la vague hallucinante qui nous présente l’enfance comme un état de sainteté. Personne, à moins de faire fi de ses bons sentiments ou alors d’être soupçonné d’esprit chagrin. Tout ce qui ne ressemblera pas désormais à un jeu sera prohibé : telle est la version festive du principe de précaution.

Au fond, il s’agit d’un principe de délire ludique où tout est pensé sur le mode du jeu : jouer pour apprendre, jouer pour communiquer, jouer pour remplir sa feuille d’impôt, s’informer en jouant, jouer en conduisant sa voiture, jouer sur son ordinateur, jouer, jouer, jouer. Bienvenue au pays où on joue bien ! Bienvenue au pays grotesque où on fait prévaloir le ludique sur le sérieux, le bon sentiment sur la raison, la compassion généralisée sur la responsabilité personnelle, la morale sur l’analyse, l’enfant sur l’adulte, l’émotion sur la compréhension ! Bienvenue à Ludoland !

Le jeu est ainsi un sujet indiscutable, on se prosterne devant lui, et si d’aventure on organise une gigantesque bataille de boules de neige, malheur à celui qui n’y voit que profonde futilité. La nouvelle religion du jeu n’a nul besoin de critique. Ce qu’il lui faut ce sont des missionnaires.


Et l’école ?

L’école n’échappe pas à l’immense organisation festive et mimétique. Ici, l’important n’est pas de savoir quel rapport ce qu’on " transmet " ludiquement et évasivement entretient avec la réalité, mais de vérifier si les gens croient à ce qui s’y fait. On y simule l’enseignement, on y simule l’évaluation, et on dit aux gens qu’on est obligé de tout changer et de tout repenser puisque les enfants sont en échec, du moins à l’aune des rapports internationaux.

On fait croire à chacun qu’un nouveau concept de rénovation perpétuelle est en train de se mettre en place, qu’il faut lui laisser du temps, et le problème est que ce n’est pas la réalité qu’on juge mais justement un concept, c’est-à-dire une représentation mentale du réel, une mimésis. Ainsi on demande à tous de croire au concept, et la plupart y croit parce qu’elle est habituée à tenir la représentation mentale pour le réel lui-même. On joue Saint-Valentin au cœur même de l’école, on joue Halloween dans les classes, on joue le jeu. On joue tout court : le verbe est devenu intransitif et auto-suffisant.


Dans la caverne de Platon

Platon avait imaginé, pour expliquer de manière allégorique le rapport qui existe entre la savoir et l’ignorance, une histoire de prisonniers dans une caverne. Ces hommes enchaînés, contraints à l’immobilité et à regarder devant eux une sorte d’écran où étaient projetées des ombres, étaient rompus à cette situation curieuse, et la trouvaient même agréable. De manière plus moderne, on pourrait assimiler ces prisonniers à des spectateurs assis dans la salle obscure d’un cinéma, cloués à leur fauteuil et ne pouvant pas se retourner pour regarder derrière eux comment fonctionne le système de projection. Platon qualifie le monde de la caverne où défilent les ombres de « monde de l’illusion ». En effet, les prisonniers prennent pour la réalité ce qui n’est en fait qu’une apparence de réalité, tout comme les tout premiers spectateurs du cinéma prirent pour la réalité le train entrant en gare de Lyon, que les frères Lumière avaient filmé et projeté sur grand écran. Mais si vous n’avez vu toute votre vie que l’écran de projection, cela suffit à votre bonheur et, dit Platon, vous n’allez pas chercher ailleurs ce qui semble si évident à vos yeux.

Le point central de la pensée de Platon est ici le suivant : la caverne n’est pas le monde du mensonge mais bien celui de l’illusion ; elle n’est pas le lieu de la fausseté mais celui de l’imitation. On ne nie pas la réalité, on fait « comme si » c’était la réalité. Mimésis ! Cette nuance est de taille car tout mensonge peut être combattu et annihilé par des raisonnements. En revanche, les raisonnements sont impuissants à détruire l’illusion. Et ce n’est pas par des arguments qu’on libère les prisonniers de la caverne, car l’illusion est de l’ordre de la croyance. On n’adhère à une croyance par des voies plus compliquées, moins directes et moins rationnelles que celles qui se fondent sur des arguments logiques. Il y a sans doute des raisons de croire, mais la croyance échappe à la pure rationalité. Nous ne sommes plus face à des Sophistes madrés mais face à des Illusionnistes, autrement plus redoutables.

Il faut donc « convertir » les illusionnés, préconise Platon, les libérer en les obligeant à tourner la tête vers la source de lumière. Et pour ce faire, Platon lui-même choisit la forme narrative, le mythe, la parabole, comme arme de conversion, et non pas, comme on pourrait s’y attendre de la part d’un philosophe, une argumentation serrée et tout un appareil conceptuel.

Face au mensonge, les arguments sont performants ; face à l’illusion, la narration a valeur libératrice.

La question qui se pose aujourd’hui est la suivante : pourquoi le roman, c’est-à-dire la forme narrative la plus magistralement porteuse de libération, pourquoi le roman ne fait-il plus recette ? La littérature n’est pas, admettons-le, au centre de nos préoccupations. Loin s’en faut ! On dit même avec mépris : « Cela n’est que littérature ! » Nous ne voulons plus reconnaître que la fiction, la narration ou le mythe sont en définitive de puissants antidotes à l’illusion, au virtuel, au jeu omniprésent. L’école actuelle préfère promouvoir les Itinéraires de Découvertes ou les classifications par genres, au lieu de confronter les élèves aux grandes œuvres libératrices. Nous sommes entrés, pieds et poings liés, dans la caverne de Platon. Et le pire est que cela nous réjouit.

Jean Romain
02/2003