La langue est-elle fasciste ?


Hélène Merlin-Kajman (*)

La langue est-elle fasciste ? Langue, pouvoir, enseignement

Éditions du Seuil, février 2003, 416 pages.


[ Épigraphe (**) : ]

La notion de personne, de droits de cette personne, l'homme ne la dresse plus face à la puissance publique comme cela devrait être, mais tend à la faire valoir directement à l'égard d'autrui, de ce qu'on appelle le prochain, dans le mouvement de la concurrence la plus sordide, souvent mortelle, dans une vie de jungle. L'homme, comme sujet de droits, tend à devenir un homme de la jungle. Il n'en est évidemment pas responsable. Il est le produit de cet enfer. Cela est vrai, avec quelques variantes, des grands pays industriels, et en tout cas du nôtre. Or, ce qui s'annonce ici, dans cette société marquée par une technologie forcenée, l'écrasement publicitaire, c'est-à-dire le langage réduit, marquée par les hommes qui sont les produits et les agents de ces formes sociales, ce qui s'annonce donc au sommet de cette technocratie généralisée, l'encadrant, la cautionnant, la protégeant, c'est une armée qui, en elle-même, est déjà la forme extrême de la technologie dans la mesure où le langage s'y réduit à un code et à des ordres.

Robert ANTELME, « L'homme comme sujet de droits », in Textes inédits. Sur « L'Espèce humaine ». Essais et témoignages, Paris, Gallimard, 1996, p. 40-41.


Compte rendu de lecture


"Qu'arrive-t-il au langage, à la vie civile, à la politique, lorsque la langue dite classique se trouve désavouée par l'École et la majeure partie des instances sociales ?". Pour répondre à cette question, Hélène Merlin-Kajman propose un "va et vient" entre le moment "classique" de la construction de la langue et le moment de sa remise en cause par la "modernité".


Une "maison de fous".

S'agissant de l'enseignement du français aujourd'hui, le constat est sans concession : "l'institution chargée d'affermir la norme dans la conscience linguistique des tout jeunes sujets parlants s'est mise à rejeter cette fonction". L'école nouvelle a pour mission de libérer les enfants de tout assujettissement, de leur inculquer une distanciation paradoxale à l'égard des mots, comme s'il s'agissait d'abord de résister à leur oppression sournoise. Autrement dit de leur demander d'apprendre et de ne pas apprendre, de leur inculquer la désobéissance schizophrénique.

Hélène Merlin-Kajman cite des responsables de programmes, analyse de nombreux exercices pédagogiques, ou encore des livres pour enfants qui sont fondés sur le même principe d'injonction contradictoire. Elle relève par exemple le désormais fameux "il faut déscolariser l'enseignement du français" de Marc Baconnet (précédent doyen de l'inspection générale des lettres) ou tel exercice ubuesque donné récemment en modèle à des stagiaires de l'IUFM de Paris : une phrase est dictée à toute la classe, l'enseignant écrit sur le tableau "toutes les graphies différentes" afin que la classe "négocie oralement pour déterminer la graphie à retenir". Et s'il arrive qu'une mauvaise graphie soit choisie, il faut alors "réprimer son adultité spontanée et ne pas corriger", puis proposer dans la semaine "une phrase dans laquelle il s'agit d'analyser la graphie exacte", en espérant que les élèves réinstitueront d'eux-mêmes la règle.

Cette confusion entre règles de la langue et commandements tyranniques fait bien sûr sourire. Sauf qu'en devenant un principe pédagogique, elle a des conséquences désastreuses : "en faisant croire aux enfants que le langage est un piège dangereux […], nous leur avons crevé les yeux, les livrant au silence brutal des sommations médiatiques en tout genre ; ou plutôt, nous les avons essorillés".

Ce que propose l'auteur, c'est de "comprendre par quels cheminements théoriques l'appareil éducatif dans sa majorité - École, famille, associations de loisirs en tout genre, etc. - a pu construire cette maison de fous en s'attaquant au langage avec un radicalisme toujours accru". D'où l'analyse de la modernité, et plus particulièrement de la façon dont cette "grande héroïne anonyme d'une épopée de la désertion" a lu le classicisme.


Modernité et contresens.

Hélène Merlin-Kajman montre comment les philosophies de la modernité ont inspiré la politique de l'éducation, comment une partie des intellectuels engagés politiquement dans les années 1970 ont investi "l'École, maillon faible de l'État" et "la langue, maillon faible de l'École tout autant que base de la communication, pour subvertir la société : le projet existait et existe encore, avec pour seule différence que la médiocrité des slogans bourdieusiens, auxquels la philosophie néochrétienne de Philippe Meirieu apporte une aura sacrificielle décisive, a en général remplacé la langue de bois marxiste ou l'héroïsme post-nietzschéen d'un Barthes, d'un Deleuze ou d'un Foucault."

Cette "utopie d'un changement social par un changement de l'enseignement du langage" soutient encore les nouveaux pédagogues, "obsédés par cette idée : l'École doit devenir le lieu d'une redistribution du pouvoir, donc de la parole jusque-là confisquée par un Pouvoir dont le premier représentant au sein de l'institution est l'enseignant lui-même. "

La dénonciation du fascisme de la langue par Barthes dans sa leçon inaugurale au Collège de France est en fait la généralisation d'une dénonciation de la langue française classique, qui, pour Foucault aussi, figurait "le moment de la trahison du langage". "La modernité a partagé un axiome anticlassique : dans le langage se joue toujours , et finalement exclusivement, de la domination".

Or cette critique, devenue signe de reconnaissance ("attaquer le français classique signale qu'on est de gauche, tout comme le célébrer signale qu'on est de droite") repose sur un contresens : le classicisme tel que l'analyse la modernité est une invention du XIXe siècle. Et il est impossible de comprendre ce qu'Hélène Merlin-Kajman préfère appeler le mouvement puriste classico-baroque "sans se replacer dans le contexte de crise qui affecte le modèle humaniste de l'éloquence politique après les guerres de religion". Si la chasteté, la netteté, l'élégance, la rationalité, apparaissent comme "le masque du pouvoir", si la modernité confond raison et puissance, c'est qu'elle a ignoré "le sens de la révolte puriste contre le " peuple ", relisant ce " peuple " supposé écrasé par le " classicisme " à la lumière du romantisme" alors que le refus de la langue " populaire " par les hommes de l'âge classique doit "se lire comme une méfiance à l'égard des passions communautaristes ou des discours des prédicateurs".

Hélène Merlin-Kajman montre ainsi que Michel Foucault "n'a pas soupesé le poids des guerres de religion dans la rupture épistémique qui, en séparant la Renaissance de l'âge classique, exile selon lui la folie pour faire prévaloir la raison. Il n'a pas saisi qu'au nombre des manifestations de la folie refoulées par l'âge classique, il fallait compter le zèle, ce zèle que le siècle des Lumières condamnera sous le terme de fanatisme". Ce que le "bon usage" devait permettre, c'est en premier lieu de "se détacher de l'immédiateté d'une appartenance", de "sortir l'exercice de la langue de l'éloquence zélée portant aux massacres". Non pour construire une autre appartenance plus parfaite, mais pour produire une "nouvelle sociabilité" subsumant les différences. C'est un "exercice éthique essentiellement distant et mesuré" que la modernité n'a pas reconnu dans la "civilité puriste".


Volontarisme linguistique.

On mesure la gravité du contresens lorsque la représentation finit par être associée au fascisme, car c'est "le retour au régime discursif contre lequel luttait le purisme classico-baroque" qui risque ainsi d'avoir été favorisé. Et l'auteur d'évoquer les adolescents livrés aujourd'hui au langage des marques ou à la parole clanique par des pédagogues cherchant à "sortir la langue de la fonction de cohésion nationale explicitement confiée à son enseignement" dans la première moitié du XXe siècle. "L'enseignement nouveau, celui de " la langue dans tous ses états ", doit laver du péché originel du " Pouvoir " en général et de l'État-nation en particulier, et dégager ses futurs locuteurs d'une histoire faite d'écrasements contre-révolutionnaires et de haine à l'égard de classes populaires mal policées".

Étonnante modernité des classiques… C'est même une "identité d'utopie" que la modernité, qui "prétend renverser le système social en détruisant le système linguistique", n'a pas reconnue : les classiques eux aussi faisaient preuve de "volontarisme linguistique", eux aussi voulaient "opérer une révolution dans la langue afin qu'à partir d'elle se propage une révolution de la subjectivation et des rapports sociopolitiques". Mais pour refaire société.

L'auteur ne cache pas son inquiétude face à la défaite programmée, non de la langue française, mais de la langue tout court, de "la grammaire, exercice civil" qui "détache des adhérences immédiates et silencieuses". Que faire face au désastre ? "Parier une nouvelle fois, non pas certes sur une langue pure, mais sans doute sur une volonté commune conjuguant encore la langue, ou plutôt le langage, à la civilité."

"Le XXIe siècle sera patient, s'entêtant dans le s'entre-parler des hommes, ou innommable et massacreur", conclut Hélène Merlin-Kajman : à nous de prendre nos responsabilités.


Michel Buttet
09/2003

* Du même auteur :
ESSAIS :
Public et littérature en France au XVIIe siècle, Les Belles Lettres, 1994.
La Dissertation littéraire, Seuil, coll. « Mémo », 1996.
L'Absolutisme dans les Lettres et la Théorie des deux corps. Passions et Politique , H. Champion, 2000.
L'Excentricité académique. Institution, littérature, société, Les Belles Lettres, 2001.
ROMANS :
Rachel, Minuit, 1981.
Le Cameraman, Minuit, 1983.
L'Ordalie, Éd. Trois, Québec, 1992.
Avram, Zulma, 2002.
Hélène Merlin-Kajman est aussi présidente de l'association l'Observatoire de l'éducation.

* * Deux autres citations complètent cette épigraphe :
Si l'on veut comprendre la structure du langage humain, on ne prêtera jamais assez d'attention au fait qu'un enfant, faute d'être exposé à des actes de parole entre sa deuxième et sa douzième année, voit définitivement compromise toute possibilité d'acquérir le langage. Contrairement à ce qu'affirme une ancienne tradition, l'homme n'est pas de ce point de vue « l'animal doté de langage », mais plutôt l'animal qui en est privé, et qui doit par conséquent le recevoir de l'extérieur. Giorgio AGAMBEN, Enfance et Histoire [1978], Paris, Payot, 2000, p. 77.
Une chose du moins est assurée : si les libertés et l'égalité des droits, si ce qu'on appelait naguère la cause du peuple continuent à ne disposer que du seul discours progressiste, alors l'affaire est perdue. Jean-Claude MILNER, L'Archéologie d'un échec (1950-1993), Paris, Éd. du Seuil, 1993, p. 128.