Note technique sur la "massification"

Origine : http://michel.delord.free.fr/massif.pdf

France 2, le jeudi 8 septembre : Marc le Bris explique la baisse de niveau des élèves au sortir du primaire et en sixième par les aberrations pédagogiques imposées par l'appareil scolaire au travers des différentes réformes depuis 1970. Jean-Luc Villeneuve, secrétaire général du SGEN-CFDT (syndicat qui a été un des principaux acteurs de ces réformes), lui réplique en faisant porter la responsabilité de cette baisse de niveau - qu'il reconnaît donc à demi-mot, ce qui est nouveau - par la présence de nouveaux publics en sixième :" Il y a 30 ans, il y avait 10% d'une classe d'âge qui allait en sixième. Maintenant il est évident qu'il y a une massification extrêmement importante, on trouve des élèves à problèmes alors qu'ils n'étaient pas dans le secondaire".

La première affirmation de J-L Villeneuve est-elle une étourderie, un manque d'instruction ? En effet, non pas il y a 30 ans, c'est-à-dire en 1974 mais déjà en 1969/70 le taux de scolarisation en sixième n'était pas de 10% mais variait de 75% à 90% selon les départements comme le montre la carte [1] ci-contre.

Passons donc sur l'aberration signalée ci-dessus et supposons que J-L Villeneuve ait voulu parler du début des années soixante, comme l'a dit par exemple Claude Allègre le jour de la rentrée sur France Inter et comme le répètent la majorité des défenseurs des réformes mises en place depuis la fin des années 60.

Massification et école primaire

Quoi qu'il en soit, M. Le Bris répond que l'argument de la massification et des nouveaux publics comme justification d'un abaissement du niveau des connaissances enseignées à l'école primaire n'a aucun sens puisque, au moins depuis les années 30, tous les élèves d'une génération sont scolarisés à ce niveau. M. Le Bris a tout à fait raison puisque, de plus, les textes qui proposent cet abaissement du niveau des programmes du primaire (après une période de 1880 à 1970 pendant laquelle ces programmes sont quasiment stables), ne justifient pas cet allègement par la présence de nouveaux publics en primaire.

 

En effet, pour l'enseignement du calcul à l'école, cette revendication, exprimée sous la forme "Alléger le programme actuel[2], apparaît dans le BO du 29-1-70, celui qui introduit les "maths modernes" [3] et elle est justifiée comme conséquence "d'une scolarité obligatoire prolongée et de l'évolution contemporaine de la pensée mathématique". Et la raison essentielle est donc bien une aberration pédagogique qui prétend que l'allégement des contenus en lui-même facilite l'apprentissage des contenus restants. Prenons l'exemple de l'apprentissage des opérations : il peut sembler, dans une conception strictement quantitative, que l'apprentissage des 4 opérations en CP qui a existé jusqu'en 1970 soit plus difficile que la progression introduite à partir de cette date qui limite l'apprentissage dans cette classe à l'addition et la soustraction. En fait il est beaucoup plus facile d'apprendre à la fois les 4 opérations car l'intelligence de leurs liaisons est une aide à la compréhension de chacune et c'est d'ailleurs explicitement pour cette raison que les directives de 1882 justifient cet apprentissage simultané pour contrer, comme le disait Ferdinand Buisson, directeur de l'enseignement primaire au ministère de l'Instruction Publique, "l’antique usage d’apprendre successivement aux élèves d’abord l’addition, puis la soustraction, puis les deux autres règles[4]

Seuls 10% d'une classe d'âge allaient en sixième dans les années 60…

La question étant réglée pour l'école primaire, voyons la validité de l'argument pour l'entrée dans le secondaire. Nous citerons des extraits des deux enquêtes statistiques mentionnées en 1981 par Antoine Pros[5] en notant qu'il ne peut être suspecté de favoriser notre argumentation puisqu'il veut montrer que la démocratisation à cette époque (années 50-60) est insuffisante vu qu'il la qualifie de "rampante". Tout d'abord une étude spécifique sur l'année 1962-63 faite par l'INED dont voici le principal résultat :

LA DÉMOCRATISATION DE L'ENSEIGNEMENT EN 1962-63 [6]
(en pourcentages d'une classe d'âge)

Entrée en sixième en 1962

Sixième de lycée

27 %

55 %

Sixième de CEG

28 %

Non entrés en sixième en 1962

 

45 %

45 %

Puis l'évolution historique de la scolarisation des élèves depuis 1945 :

SCOLARISATION DANS LE PREMIER CYCLE SECONDAIRE ET LES COURS COMPLÉMENTAIRES [7]

Année (1)

1945

1955

1956

1957

1958

1959

1960

1961

1962(2)

Taux de scolarisation

20,5%

38,5%

40,4%

44,3%

45 %

45,7%

46,4%

47 %

55 %

(1) 1955 signifie année scolaire 1955-56 - (2) Le pourcentage pour 1962-63 est celui tiré de l'enquête INED précédemment citée


Il importe faire un petit retour en arrière historique pour expliquer les principaux itinéraires possibles pour un élève sortant du CM2 :

- il passe, jusqu'en 1959, soit en fin de CM2 soit après un an de cours supérieur, l'examen d'entrée en sixième qui lui permet d'entrer aussi bien - c'est le même examen - en sixième de lycée que dans les autres sixièmes : Cours Complémentaires -CC- qui seront rebaptisés Collèges d'Enseignement général -CEG- en 1959. Evolution : de 20 % d'une classe d'âge en 1945 à 55% en 1962.

- il reste à l'école primaire en classe de cours supérieur ou de fin d'études et prépare le certificat d'études primaires - CEP- : de 80 % en 1945 à 45% en 1962. Avant guerre, à peu près la moitié d'une classe d'âge obtient le CEP et si ce pourcentage n'augmente pas ensuite c'est, explique Patrick Cabanel, "qu'une partie de la clientèle potentielle est allée conquérir un autre diplôme, dont le progrès rapide se solde par la stagnation relative du certificat : le nouveau brevet d'études du premier cycle -BEPC- institué par un décret d'octobre 1947 [passé à la fin de la troisième - MD] est l'héritier de l'antique brevet élémentaire… Les chiffres parlent d'eux-mêmes : on passe de 34 600 brevets élémentaires en 1938 à 134 700 BEPC en 1959. La France fait donc mieux, en 1959, qu'en 1938 : elle délivre plus de 450 000 diplômes de fin d'études de premier cycle [CEP+BEPC-MD] contre 415 000 en 1938 [CEP+BE-MD]… [le nombre de reçus au CEP est de] 422 000 en 1960 et s'élève jusqu'à 473 400 en 1962, année du record absolu."  [8]


Un coup d'œil rapide montre au moins deux faits :

- de 1945 au début des années 60, ce que A. Prost appelle une démocratisation rampante est en fait une démocratisation au seul sens que peut avoir ce mot si l'on ne se paye pas de phrases : d'année en année plus d'élèves atteignent un niveau de connaissances supérieur puisque augmentent à la fois le nombre total de diplômes terminaux du primaire (CEP) et du secondaire court (BEPC) et celui des élèves admis en sixième, le tout sans qu'il y ait de modifications importantes des programmes ni des exigences soit pour passer en sixième (dont l'accès est strictement contrôlé par un examen de passage) soit pour le niveau du CEP et du BEPC.

- si, par les "10% d'une classe d'âge allant en sixième", JL Villeneuve ne désigne que le lycée, ce chiffre est atteint depuis la fin de la guerre et est presque multiplié par 3 en 62 ou par 8 en 1969. Si l'on évoque l'ensemble des élèves entrant en sixième, ce qui est logique puisque c'est le même concours qui permet d'y accéder, le pourcentage de la classe d'âge évoquée par C. Allègre ou J-L Villeneuve est déjà doublé en 45 et multiplié par 5 en 60.

Il ne s'agit pas d'erreurs de détail, et ceux qui font ces erreurs sont des responsables de haut niveau qui peuvent avoir accès aux vrais chiffrages. Par conséquent, d'où vient que les statistiques avancées actuellement sur l'état de l'école dans les années 1950/60 soient entachées systématiquement des mêmes erreurs de la part des défenseurs des réformes post 70? On serait fondé à penser que, loin de rendre compte de la réalité des années 50/60, ces statistiques grossièrement erronées n'ont pour fonction que de cacher la dégradation du système scolaire en interdisant toutes les comparaisons.

Dans ce cadre, la phrase "Vous ne pouvez pas faire de comparaison car seulement 55% des élèves entraient en sixième en 1962" est beaucoup moins dissuasive que la même phrase avec 10%. Mais le but n'est pas de comparer le niveau de tous les élèves actuels avec les 55% de ceux de 62 qui entraient en sixième mais de refaire passer les épreuves des examens d'entrée en sixième (voir encadré infra) aux élèves en fin de CM2 actuels pour avoir des points de repère efficaces, seule manière de "piloter le changement". Et l'on ne pourra prétendre à une démocratisation réelle par rapport aux années 60 que lorsque 55% d'une classe d'âge y obtiendra la moyenne. Les partisans du niveau qui monte qui occupent des places de responsabilité dans les organismes d'évaluation en seront-ils d'accord ?


Cabanac, le 12 septembre 2004
Michel Delord
Membre du GRIP, CA de la SMF

1. Antoine Prost, Tome IV de Histoire générale de l'enseignement et de l'Education en France, publié sous la direction de l'Institut National de Recherche Pédagogique (1981), page 377.
2. BOEN n° 5, 29-1-1970, page 350.
3. Antoine Prost, artisan de toutes ces réformes, félicite en 1981 les partisans des maths modernes " Certes, les nouveaux programmes constituaient un allégement relatif" mais regrette qu'il soit insuffisant "encore que les fractions, par exemple, aient continué à y figurer." Ses vœux ont été plus qu'exaucés depuis cette date... (Antoine Prost, op. cit., p. 174.)
4. Ferdinand Buisson, Calcul intuitif ,
http://michel.delord.free.fr/fb-calcintuit.pdf
5. Antoine Prost, op. cit., page 239 et 370.
6. Sources (citées par A. Prost): Enquête de l'INED : Alain GIRARD, Henri BASTIDE et Guy POURCHER, " Enquête nationale sur l'entrée en sixième et la démocratisation de l'enseignement ". Population, 1963, n° 1, pp. 9-48. Alain GIRARD et Henri BASTIDE, " La stratification sociale et la démocratisation de l'enseignement ", ibid., n° 2, pp. 435-472.
7. Sources (citées par A. Prost) - Archives du S. E. I. S. (Vanves), Annuaires statistiques annuels. Annuaire statistique rétrospectif (1966), Tableaux de l'éducation nationale (1969).
8. Patrick Cabanel, La République du certificat d'études, Histoire et anthropologie d'un examen, Belin, 2002, p.54-55.

 

Pour plus détails, lire :

- Pour avoir une idée du niveau des programmes de troisième des Cours Complémentaires Industriels, qui était nettement supérieur à celui d'une seconde actuelle (à une époque où l'on ne se contentait pas de dire qu'il faut valoriser l'enseignement professionnel)
Michel Delord, Seuls 10% allaient au lycée…, 5/10/2003
http://michel.delord.free.fr/seuls10.pdf

- Pour avoir une idée du niveau exigé pour rentrer en sixième,
- le texte officiel Admission dans les classes de Sixième des Lycées et Collèges classiques modernes et techniques et des Cours Complémentaires (Arrêté du 27 novembre 1956), aboli en 1959 par la réforme Berthoin
- six exemples d'épreuves complètes de l'examen d'entrée en sixième (Français et maths).
http://michel.delord.free.fr/exam6.pdf