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Environné des cris...


Environné des cris, de l'exaspération, au moins amplement partagée, de collègues réclamant la peau d'un ministre, après avoir donné de la voix rue de Grenelle comme bien d'autre, il me vient une démangeaison, celle de me faire entendre. Mais vraiment entendre. Encore une voix au milieu de tant d'autres, mais la mienne, pourquoi pas.

J'assure, mais il faudra me croire sur parole, que cette " action " ne puise pas ses ressources dans l'envie de satisfaire à quelque désir de parader que ce soit.

Notre métier se fait dans le travail quotidien et sans éclat des salles de classe, pour peu qu'on nous en laisse la possibilité. J'aime plus que tout, comme tous ceux qui placent leur énergie dans l'enseignement, voir une classe s'ouvrir une route dans la pensée, voir des esprits découvrir des perspectives inédites dans ce voyage immobile, et parfois, voir le paysage un peu changé dans le regard de mes élèves, au détour d'un cours. Nos efforts se paient de cela. Pas d'un milliard honteusement dégainé au terme d'une distribution de prix.

Je n'ai pas la voix qui porte beaucoup plus loin que le dernier rang de ma salle de classe, et cela m'aurait bien suffit. Seulement je m'étrangle à découvrir presque jour après jour, le chemin qu'ouvrent devant nous les réformes mises en place et proposées par Claude Allègre.

Tout cela compose une histoire, pas si ancienne, qu'il faudra bien retracer, mais dont la conclusion dépend maintenant de notre capacité à nous mobiliser. L'histoire, ça doit se faire comme ça, en rampant, dans notre dos, par mégarde si on ne se retourne pas. Mais nous y voilà, ce qui se profile, c'est une orientation nouvelle et terriblement inquiétante de cette histoire.

Tout de suite les grands mots. Soit. Voici donc mon histoire, un point de vue sur la question, l'histoire des stupéfactions successives d'un jeune prof, pas toujours sûr de croire ce qu'il a vu et entendu.

Voilà cinq ans que les efforts consentis pour obtenir d'être recruté dans l'éducation nationale m'ont permis de me trouver dans une classe, plein de cette énergie novice décidée à s'employer pour donner à mon tour à d'autres ce que j'avais eu le bonheur de recevoir : le plaisir de comprendre, de penser et peut être, si je savais m'y prendre, cette ivresse de sentir l'esprit se libérer.

Il n'est pas question, bien malheureusement, ici de discuter des moyens à mettre en œuvre pour conduire chacun des élèves qui composent une classe sur cette route. Puisque M. Allègre nous dit que cette route n'est pas la bonne, le plus urgent est de redire, inlassablement, que c'est la seule qui vaille la peine, qui vaille cette peine que je me donne. Des moyens il faudra reparler quand des jours meilleurs seront venus.

La première découverte de jeune prof., ce ne fut pas une classe, mais, bien étrangement, une institution calamiteuse : l'IUFM. j'avais bien eu l'occasion d'en entendre un peu parler, à l'époque on riait bien des " référentiels bondissants ", des " apprenants " et des triades pédagogiques, on se passait comme un bon mot quelque Que sais-je délirant sur l'enseignement du français, qu'on pouvait ouvrir à n'importe quelle page, certain de bien s'amuser. J'ai conservé l'ouvrage, je vous garantis que je ne trouve plus ça drôle tous les jours.

J'ai découvert la haine de l'intelligence, chaque semaine au rendez-vous une année entière, ça vous passe le goût de la rigolade. Mot d'ordre : " oubliez vos savoirs savants " !, c'est à dire à peu près tout ce qui faisait le sens de mon travail (au moins). Tout cela se monnayait en d'infinies humiliations dont il faudra bien aussi un jour faire l'inépuisable recueil. On riait encore, parfois.

Seulement nous avons eu tort de croire que ce long purgatoire allait prendre fin après le passage de l'inspection titularisatrice. Cela ne faisait que commencer.

J'ai découvert depuis l'inconfort d'une situation littéralement contradictoire, en comprenant peu à peu, car l'esprit se révolte, ce que" notre " ministère attendait que nous fassions véritablement dans nos classes.

Le prototype de ces menées : les évaluations d'entrée en seconde, c'est là que s'élaborait le sourd travail de lutte contre l'intelligence qui est entré maintenant dans une phase plus virulente. Je ne peux mesurer que la portée de celles proposées en Français. Rappelez-vous : êtes-vous pour ou contre (je caricature à peine) la lecture, la chanson française, la faim dans le monde, …

Et soyez argumentatifs, les enfants.

Je n'ai pas eu le plaisir de corriger celles proposées cette année, pour cause de disponibilité - la refonte des doctorats, fondée sur le statut des disciplines scientifiques obligeant les pauvres tenants des sciences dites humaines à boucler leur travaux dans des délais peu compatibles avec une vraie charge d'enseignement. Mais pourquoi ne me suis-je pas rendu compte plus tôt que je ne travaillais que quinze heures ? C'est une autre histoire - mais les échos que j'en ai eu me laissent penser que l'on a bien progressé au ministère, rendez-vous l'an prochain.

Il faut être diablement retors pour se mettre à penser face à de telles consignes. Les maîtres mots se sont installés : persuader/convaincre. De quoi vous faire renoncer à votre abonnement de téléphone portable.

J'ai refusé de corriger ces niaiseries, me suis longuement interrogé sur le coût de ces gadgets minables, j'ai courbé le dos en attendant la volée de bois vert qui s'annonçait : le cours des réformes allait bientôt, de sixième en cinquième, me rattrapant.

A qui le tour ? Nous y sommes.

Tant qu'il y a des élèves, une classe, un emploi du temps, je peux me battre.

D'autres leçons m'attendaient.

Le bac, arriva, et ce fut le baptême : premier paquet anonyme. Mais voilà, le sujet proposé cette année là (Fontenelle) avait déjà été donné, et pas plus tard que l'année précédente. Il est dans toutes les annales corrigées, avec les mêmes questions, ou presque, et une portion non négligeables de candidats l'a déjà traité en examen blanc ! (pour les incrédules, vous pourrez vérifier : bac 1997 et 1998). Evident scandale. Et la presse n'en dit mot, qui s'était amusée à nous promener les semaines précédentes dans les arcanes du secret le mieux gardé de France : les futurs sujets ; étonnante relecture de la lettre cachée. Une malheureuse erreur, mais voilà bien le mépris dans lequel le ministère tient cet examen.

Je découvre aussi combien je suis sot : identifier une scène de rencontre quand une homme et une femme se toisent et que leurs regards se croisent, mérite la moyenne. Identifier un type de texte (il y a une bien étonnante littérature sur la question qui mériterait aussi qu'on en parle) dispense de lire. Grand déploiement de champs lexicaux, lutte forcenée de l'imparfait descriptif contre le passé simple narratif. Un mois du juillet ordinaire, semble-t-il.

Les fumées des officines pédagogiques commençaient à rendre mon horizon opaque.

Mais pourquoi me suis-je battu un an les flancs pour faire vivre Rousseau ?

Cette question a sa réponse évidente. Mais combien de temps nous la poseront-nous ?

Les débats généraux pris à hauteur de positions pédagogiques sont importants, mais aussi ce que l'on nous demande, chaque jour, de proposer à nos élèves : alors ce Mac Do, pour ou contre ?

C'est là que la politique d'Allègre entre, bien que nous en ayons, dans nos cours. Jusqu'à quel point sommes nous libres de ne pas préparer nos élèves au examens qu'on leur concocte en haut lieu ?

Ce n'est pas une réorganisation des moyens et des méthodes pédagogiques qui nous est proposée en vue d'un même but, toujours repris. Mais bien un autre but que celui qui est le notre. Allègre ne se trompe pas dans la méthode, le chemin qu'il trace conduit bien là où il entend mener nos élèves. Il se trompe de chemin : c'est une impasse.

Voilà ce qu'il entend d'abord faire du cours de français : le lieu où l'on apprend à exprimer une opinion. L'opinion ne conduit pas au vrai. Elle conforte les erreurs. Le sophisme n'est pas un projet pour l'école. L'expression est seconde, ce qui est premier, c'est la vérité à dire, à chercher, à inventer. Le but de la réforme du français, c'est de détourner les élèves de cette quête. Croyez-vous que j'exagère ? Allez voir le prototype des exercices proposé : on vous donne un point de vue, trouvez ensuite les arguments pour le défendre. En somme la pensée prise à revers. Comment mieux détourner le regards de la fin vers les moyens ?

Il n'y a pas de dignité, pas d'humanisme dans ces exercices, aucune élévation de ces hommes que sont nos élèves vers la liberté de penser. Le vent d'aujourd'hui souffle dans ce sens : la liberté serait de pouvoir penser ce que l'on veut. Contre ce vent, je veux me battre, si on me laisse l'instrument de cette lutte.

J'en viens là à un sujet fort à la mode : le type de conclusion d'abord proposé dans un travail de réflexion par un élève animé de ce faux semblant de liberté est le suivant : je pense ça, mais on peut penser le contraire, car chacun pense ce qui lui plaît.

Non, justement, il y a des choses qu'on ne peut pas penser vraies. On ne peut pas poser deux propositions contraires en même temps. La recherche du temps perdu n'est pas un livre de cuisine, même si c'est l'histoire d'un type qui mange un gâteau.

Comment travailler cela, si ce n'est dans l'exercice de disserter ?

Supprimer la dissertation, c'est priver les jeunes gens de ce travail sur soi nécessaire pour sortir du terrible oui/non/peut être, et découvrir que la pensée c'est un chemin qui s'invente dans une vraie dialectique ? Le peu de ce que je sais je l'ai appris là.

Comment renoncer à voir enfin quelqu'un découvrir que penser n'est pas avoir une opinion ? Que la disert. ne consiste pas à donner des arguments pour, puis contre pour dire enfin ce qu'on pense, mais que penser c'est mettre en question ce faux semblant d'avis et sortir de ce cercle qui enferme l'esprit dans ses redondances ? Cette exigence, il importe au plus haut point que tous y soient confrontés, dans la préparation longue d'un examen, même sils ne font pas le choix, au finish, de cet exercice.

Voilà ce qui justifie, indéfiniment plus que tous les milliards, le retrait du retrait de l'intelligence. Remettons sur le tapis les exigences de la réflexion, et l'esprit de question au programme. Que je puisse rentrer chez moi et me remettre au travail.

Jean-Luc Martine

Professeur de Lettres.

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