L'école a-t-elle baissé les armes ?

Marianne du 7 au 13 octobre 2006
Par Natacha Polony


Le livre " de prof ", ou " sur l'école ", est un genre à part entière. Chaque année, en septembre, on vendange les ouvrages consacrés aux questions d'éducation, les thématiques variant selon le millésime : ennui à l'école, notation ou méthodes. Certains, dans le lot, deviennent des succès de librairie. Rarement les plus novateurs ou les plus fondés. Il est néanmoins possible de voir émerger de cet océan des ouvrages dont la lecture par les décideurs, voire M. Tout-le-monde, pourrait faire frémir le " mammouth " et, qui sait, proposer quelques solutions à l'interminable et croissante crise de l'école républicaine. Peut-être de quoi éviter le naufrage définitif. En cette rentrée 2006, le temps est venu de l'urgence, et donc des propositions concrètes. Au milieu des éternels ressassements pédagogico-moralisateurs de la pensée molle se font entendre des voix qui, voilà cinq ans à peine, étaient étouffées, reléguées aux confins sulfureux de la nostalgie réactionnaire, là où aucun représentant du camp du bien ne s'aventurerait. A travers une réflexion sur la laïcité en danger, ou sur la refondation des programmes scolaires, ces enseignants et intellectuels mettent en lumière ce qui détruit toute possibilité pour l'école de remplir sa mission le refus systématique de la transmission des savoirs, au profit d'une culture du " débat ", des opinions tièdes et d'un relativisme culpabilisé dont les intégristes divers et variés n'ont plus qu'à faire leurs choux gras.

Parmi la multitude de livres qui questionnent l'école, plusieurs mettent en lumière ce qui entame l'institution scolaire le refus de la transmission des savoirs. En cause laïcité, programmes et réforme de l'orthographe. Florilège.


Pourquoi la religion squatte-t-elle l'école ?

En mai 2004, un rapport atterrit sur le bureau du ministre de l'Education nationale, François Fillon. Il s'agit d'une étude dirigée par Jean-Pierre Obin, inspecteur général de l'Education nationale, menée par une équipe d'inspecteurs généraux dans 60 établissements d'une vingtaine de départements et intitulée " Les signes et manifestations d'appartenance religieuse dans les établissements scolaires ". Du vécu, du terrain. Dont Marianne s'est fait l'écho dans son numéro 385. Contestations du contenu des cours, pressions sur l'administration, sur les enseignants, pour obtenir des aménagements d'horaires, des adaptations culinaires dans les cantines... Autant de phénomènes qu'on serait tenté de trouver inquiétants. Mais voilà : le rapport en question n'a pas quitté le bureau du ministre.

Deux ans après, un collectif d'enseignants et d'intellectuels de tous bords et de tous horizons exhume le rapport Obin pour mener une réflexion sur les raisons qui ont poussé à son occultation comme sur celles qui expliquent l'extraordinaire fragilité de l'école laïque face aux revendications particularistes et aux remises en cause idéologiques. Alain Seksig, inspecteur de l'Education nationale et ancien conseiller de Jack Lang, Dominique Schnapper, directrice d'études à l'Ehess et membre du Conseil constitutionnel, Michèle Tribalat, chercheuse à l'Institut national d'études démographiques, Paul Thibaud, ancien directeur de la revue Esprit, Ghaleb Bencheikh, président de la Conférence mondiale des religions pour la paix... autant de points de vue différents sur un sujet où surgit toujours, avant tout débat, l'accusation disqualifiante : " islamophobie ". " Les auteurs du rapport ont le mérite d'appeler les choses par leur nom ", souligne Dominique Schnapper. Et c'est sans doute pour cette raison que ni les pouvoirs publics ni la presse n'ont voulu s'y intéresser. Intimidation et surveillance des jeunes filles, réflexions antisémites : si les auteurs ont pris la précaution de préciser que leurs observations concernaient seulement certains établissements et qu'elles ne pouvaient être généralisées, elles n'en sont pas moins le reflet d'un malaise profond.

Le rôle premier de l'école républicaine, c'est la transmission de savoirs vérifiés, jugés universels. L'oublier, c'est ouvrir une brèche aux intégrismesde tout poil.

Sans tabous, les auteurs de l'Ecole face à l'obscurantisme religieux * commentent, chacun dans son domaine, cette mort lente de la laïcité, victime de la démission des uns, de la culpabilité des autres. Pour la démographe Michèle Tribalat, le refus d'étudier les véritables évolutions des populations n'est pas pour rien dans l'incapacité de l'institution à affronter le problème. " Le phénomène de substitution de populations, note-t-elle ainsi, a été massif dans la Seine-Saint-Denis où le nombre de jeunes âgés de moins de 18 ans nés de deux parents nés en France a perdu 42 % de ses effectifs sur les trois dernières décennies du XXe siècle, quand le nombre de jeunes d'origine étrangère du même âge était multiplié par 2,6. "


Premier impératif : la reconnaissance du phénomène.
Deuxième impératif : restaurer dans le milieu,éducatif la conscience précise du lien fondamental qui unit la République à son école; une école qui ne saurait être que laïque si elle veut permettre aux futurs citoyens le bon exercice de la démocratie.

" On peut se demander, écrit Paul Thibaud, si le désarroi institutionnel, dont l'appauvrissement de l'idée de laïcité est un aspect, n'est pas lié à une certaine désidentification de l'école se voulant ouverte sur le monde, donc déconcertée quand celui-ci la bouscule, la met au défi, voire, comme on dit parfois, l'assiège. Comme l'école du tronc commun, l'école ouverte n'a-t-elle pas été imaginée pour un monde très différent de celui où nous sommes désormais ? La question de la programmation, de la légitimité à enseigner telle matière, tel ou tel sujet est peut-être au coeur de la crise de statut dont souffre l'école. " De même que le grand mérite du rapport Obin était de ne pas réduire le problème au seul voile islamique, qui ne fait que masquer, par son aspect médiatique, des contestations bien plus profondes de la laïcité, de même l'immense mérite de cet ouvrage collectif est de montrer, par-delà les manifestations et signes religieux, comment la remise en cause du rôle premier de l'école républicaine, la transmission de savoirs vérifiés jugés universels, a fissuré l'édifice pour finalement permettre aux intégrismes de tout poil de s'enfoncer dans la brèche. Quand, fuyant ses responsabilités, Lionel Jospin, ministre de l'Education nationale, a imprudemment demandé l'avis du Conseil d'Etat sur les premières affaires de voile en 1989 et 1992, celui-ci a déclaré que le port du voile islamique n'était pas incompatible avec la laïcité. Il a motivé sa décision en se référant à l'article 10 de la loi d'orientation sur l'école de 1989, du même Lionel Jospin qui, mettant " l'enfant au cceur du système ", défendait la " liberté d'expression " des élèves dans une école " lieu de vie ". Le ver était dans le fruit.

" La question "où sommes-nous ?", conclut Paul Thibaud, celle du point de départ commun, est sans doute la question préalable, qu'il faudrait réhabiliter. " Pour enseigner à tous les enfants que, d'où qu'ils viennent, ils sont en France, dans un pays qui n'est pas qu'une coquille vide, amas de droits et d'acquis sociaux, mais qui se nourrit d'une histoire et d'oeuvres culturelles qui leur appartiennent, et sans lesquelles ils seront toujours déchirés, ne sachant pas d'où ils parlent, d'où ils regardent le monde.


La volonté d'adapter les dernières avancées de la recherche aux savoirs enseignés à l'école impose aux enfants une démarche d'hypothèses et de tâtonnements. Et l'on comprend pourquoi des élèves peuvent passer des années à l'école sans rien retenir.

Les programmes scolaires sont-ils sans queue ni tête?

Dans la liste des meilleures ventes de livres, on retrouve chaque année les programmes de maternelle et d'école primaire, sorte de bouée de sauvetage pour des parents affolés de ne rien comprendre aux cahiers et manuels de leurs enfants. Les programmes, enjeu fondamental, puisqu'ils sont la courroie de transmission entre les théories des sciences de l'éducation et le cerveau des élèves. Et parce qu'ils sont le seul levier rapide et potentiellement efficace pour modifier en profondeur le système.

Les Programmes scolaires au piquet (1) : sous ce titre, un collectif d'enseignants - dont certains avaient participé à l'excellent et précurseur Sauver les lettres : des professeurs accusent, déjà chez Textuel - passe au crible les programmes du cours préparatoire au lycée, du français aux mathématiques en passant par l'histoire-géographie. Où l'on comprend soudain l'ennui dans les classes, le manque d'intérêt des jeunes pour la culture, l'inquiétude des grands mathématiciens et physiciens français devant le niveau des étudiants des filières scientifiques. Où l'on comprend pourquoi des enfants, au départ vifs et intelligents, peuvent passer douze ou treize ans sur les bancs de l'école républicaine et n'en rien retenir.

La " maîtrise des discours ", narratif, descriptif, explicatif, argumentatif, est venue remplacer au collège dans les années 90 " la maîtrise de la langue, la formation d'une culture, l'acquisition de méthodes ", objectifs jugés trop peu " précis et concrets ". La maîtrise des opérations fondamentales, addition, soustraction, multiplication et division, qui, dans les années 60, était quasiment acquise à la fin du CP, est repoussée au CM2... Un mélange de pédantisme diafoiresque et de naïveté confondante, dont la contrepartie est l'extrême indulgence dans l'évaluation, qui seule permet de masquer le désastre. La volonté, certes louable, d'adapter les dernières avancées de la recherche aux savoirs enseignés à l'école aboutit à exiger des élèves une démarche censément scientifique, faite d'hypothèses et de tâtonnements, qui décourage finalement des enfants en quête de repères précis. Les grands didacticiens de l'Education nationale ont simplement oublié que tout chercheur s'appuie sur des bases et sur un raisonnement logique pour construire une hypothèse ; tout ce dont on prive les élèves d'aujourd'hui.

Les exemples sont légion, et leurs conséquences sur la capacité des élèves à tirer profit des heures passées en classe est si dramatique qu'Emmanuel Davidenkoff, chroniqueur sur France Info et ancien journaliste à Libération, habituel contempteur des " dérives réactionnaires " de professeurs nostalgiques, publie un livre en forme de réquisitoire contre les aberrations du système. Réveille-toi, Iules Ferry, ils sont devenus fous (2) relève de la salutaire prise de conscience. Et, même s'il se présente comme la mise en forme des réflexions de six enseignants en collège, faisant l'impasse sur la responsabilité du primaire comme maillon faible du système, il confirme que les analyses d'un Jean-Claude Michéa, d'une Danièle Sallenave, ou du collectif Sauver les lettres étaient loin des ratiocinations de vieux conservateurs aigris. Pour preuve, le chapitre concernant les consignes de notation du brevet des collèges 2006; et l'on s'étonne seulement qu'avec une telle politique les 100 % de réussite ne soient toujours pas atteints.

La bonne nouvelle ? Les programmes scolaires sont des textes que l'on peut, avec un peu de volonté politique, modifier de façon à leur redonner un minimum de bon sens et de pragmatisme. Avis aux futurs ministres de l'Education nationale.


Salauds de mots ?

A l'heure où le monde médiatique s'extasie devant le langage SMS et l'oralité triomphante, l'édition se fait l'écho de la guerre contre les mots. Hasard des publications et symbole, sans doute, d'un malaise profond par rapport à l'écrit, une campagne pour la réforme de l'orthographe croise cette rentrée la création par les éditions La Martinière d'un Dictionnaire visuel (3), dont les définitions viennent compléter des images censées permettre l'identification des objets, et la compréhension de leurs qualités diverses.

Libérons l'orthographe ! (4), petit livre programme, s'engouffre dans un débat non dénué de sens - et qui partage aussi la rédaction de Marianne. Deux l ou un seul ? Pluriel en x ou en s ? Faut-il supprimer les exceptions qui émaillent le français ? Certains le soutiennent, estimant qu'elles sont une barrière excluant de la maîtrise de la langue les nouveaux arrivants, alors qu'elles ne représentent qu'un état arbitraire de cette langue, ne correspondant plus aux usages phonétiques modernes. Le livre de Maryz Courberand s'inscrit dans cette lignée en proposant une uniformisation des usages graphiques, sans pourtant sombrer dans le délire de certains groupuscules qui réclament le passage à l'écriture phonétique (sans jamais envisager les règles et exceptions qu'elle générerait à son tour).

L'écrit aurait-il perdu la bataille face à l'oralet à l'image ? Peut-être, puisqu'un éditeur peut investir lourdement dans un dictionnaire iconographique pléthorique, qui remplace les mots par l'image.

Chez les réticents, on note que l'orthographe a toujours eu quelques siècles de retard sur la phonétique, et qu'il serait nécessaire de garder le recul du temps au lieu de céder aux modes de l'époque. Surtout en un domaine où les règles qui semblent arbitraires sont souvent explicables par l'histoire des mots. L'urgence serait donc d'ajouter la phonétique historique au cursus des instituteurs pour qu'ils ne restent pas muets devant les interrogations des enfants. " Mais surtout, ajoute Jeanne-Marie Sibrac, qui enseigne le français en lycée depuis vingt ans, les difficultés que rencontrent aujourd'hui les élèves, et qui rendent les copies parfaitement illisibles, n'ont rien à voir avec les exceptions et les mots complexes. Ce sont des fautes de grammaire qui montrent une incompréhension totale des structures mêmes de la langue. "

L'écrit aurait-il perdu la bataille face à l'oral et à l'image ? Peut-être, puisqu'un éditeur peut investir lourdement dans un dictionnaire iconographiquement pléthorique, qui remplace les mots par l'image. Le problème ? Les images, les apparences sont fluctuantes et soumises aux représentations du moment. Raison pour laquelle un dictionnaire classique, par-delà les différences entre les individus, définit les concepts. Non pas une chaise particulière, mais le concept de chaise, avec son dossier et ses pieds. Une société fascinée par l'image peut-elle comprendre cela ? D'autant moins, sans doute, que ses nouveaux dictionnaires ne décriront plus que les objets, passant sous silence les pensées, les émotions, les opinions et les idées. N.P.

* L’Ecole face à l'obscurantisme religieux, collectif, Max Milo éd., 20€
(1) Les Programmes scolaires au piquet, collectif d'enseignants en colère, Textuel, 19€.
(2) Réveille-toi, Jules Ferry, lis sont devenus fous, d'Emmanuel Davidenkoff, 0h ! Editions,18,90€.
(3) Dictionnaire visuel, éditions la Martinière, 53€.
(4) Libérons l'orthographe ! Pour en finir avec l'exception française, de Maryz Courberand, Chiflet et Cie,10€.