Les chiffres sont durs pour les lettres

Marianne du 5 février 2005
Par Guy Konopnicki


Blouse grise, lunettes au bout du nez, Bernard Pivot se taillait de formidables succès en renvoyant la France entière à la dictée. Vexés lorsque nous tombions dans ses pièges, nous regardions les champions de ce pion, qui damaient celui de la fiction, à l'Audimat de la télévision. Fiers de notre exception, nous contemplions le concours d'orthographe avec ravissement. Las ! Il y a quelques jours, nous apprenions qu'une majorité d'élèves de seconde de nos lycées méritait un zéro pointé à la dictée du brevet des collèges. Terrible chiffre pour les lettres : 56,40 % de bonnets d'âne en orthographe ! Rectifions : ce constat provient d'une confrontation des élèves de 2004 avec l'exercice de dictée du brevet de 1999. Ce plaisant exercice a été mené par le collectif "Sauver les lettres*", tout un programme, non moins plaisant.

Avant même de prendre connaissance du constat de "Sauver les lettres", Bernard Pivot avait annoncé qu'il renonçait à la dictée. J'ai tenté de le retenir par SMS, en fait un SOS. Ne partez pas, il faut sauver les lettres. Echec absolu. Quand je tape la lettre N, on me propose des mots commençant par N. Le premier étant no, je ne puis commenter, et donc no comment. On serait tenté, pardon, nous serions tentés d'attribuer les reculs de l'orthographe à la multiplication des techniques obligeant à des dérogations aux usages. En fait, le progrès a bon dos !

Le progrès technique n'a jamais fini d'enrichir la langue. A peine était-on assez mobile pour que mouvement du véhicule se caractérise par "auto", qu'il y avait des bagnoles, des tacots, des guimbardes, des caisses et des chiottes, sans parler des limousines, cabriolets, canadiennes, familiales. On causait bagnole, cela produisait du vocabulaire. Seulement, il n'y a plus de vocabulaire. Dans le langage scolaire, on se préoccupe du champ lexical. Etudier le champ lexical du texte, c'est difficile quand, pour comprendre la question, on manque de vocabulaire. Le premier élément étant cette pédagogie par laquelle on ne conjugue plus. C'est ringard de conjuguer. On pratique des fondamentaux dans les séquences scolaires, et, à l'intérieur de ces fondamentaux, on trouvera une place pour "l'observation des variations qui affectent le verbe".

Cette langue de bois qui se voudrait moderne tient le langage pour une matière extérieure à celui qui parle. Il observe les variations du verbe, au lieu d'apprendre à conjuguer son action ou son état, à se situer dans le temps. Simplement, parce que l'on prétend éduquer, enseigner, dans un temps qui ne saurait être celui d'avant. La vieille grammaire étant forcément mauvaise, les terribles obligations du temps et du mode ne sauraient être transmises en concordance avec l'époque. On observe donc la langue, comme une souris la dissection, et l'on impose avec une cuistrerie inouïe des formes de langage qui nous feraient regretter le plus lourds des imparfaits du subjonctif. Triomphe de l'élitisme, sous les masques de la modernité. Le élèves devront ignorer qu'ils font de la prose sans le savoir. Et que, belle marquise, la plus jouissive leçon de français se trouve dans Molière, dans ce ravissement de M. Jourdain, qui découvrirait aujourd'hui que son vocabulaire est un champ lexical, que, belle chose que d'être savant, s'exprimant au passé, au futur ou au présent, il détermine des variations qui affectent le verbe ! Sauver les lettres, dites-vous ? Un peu Molière suffirait à ce que l'on sache, au moins, que tout ce qui n'est pas vers est prose, que les précieuses sont toujours ridicules.

*Lire: Sauver les lettres. Des professeurs accusent. Postface de Danièle Sallenave, Textuel.