L'enragée d'Homère, de Sénèque et de Montaigne.

Marianne, 04/09/2004

Vieux, dépassés, trop éloignés des réalités des élèves, les auteurs classiques ?
Au risque de passer pour une ringarde élitiste, Agnès Joste,
pour qui la langue modèle encore la pensée, lutte passionnément contre les préjugés.

Pour cette animatrice du collectif Sauver les lettres, si nos enfants sortent de l'école sans savoir lire ou écrire, c'est tout simplement parce qu'on a diminué le nombre d'heures de français. La suppression des classes de latin et de grec va dans le même sens : celui de la destruction des humanités, donc de l'école.

Agnès Joste a le regard effarouché de ceux qui ont longtemps fréquenté les bibliothèques, les vieux chefs-d'oeuvre et les récits des temps anciens, de ceux qui n'ont jamais quitté l'école. Elle n'a rien d'une guerrière, petit bout de femme frêle sous une masse de boucles blondes. Pourtant, sans le savoir, et comme tant d'autres solitaires, elle se fait Jeanne d'Arc.

Pas de batailles, bien sûr, ni de chevaux ou d'armures, mais l'humble combat, tous les jours depuis trente-deux ans, d'une enseignante pour qui le patrimoine classique relève du bien commun. Ces vieilles poussières de la littérature française, et des langues grecque et latine, elle en a fait son pain quotidien, et celui de ses élèves du lycée Claude-Monet du Havre. " Rien d'exceptionnel, dit-elle comme pour s'excuser d'être soudain dans la lumière. Nous sommes tellement à lutter. " Une petite armée de don Quichotte en lutte pour la survie de ce qui était autrefois la quintessence de l'école républicaine: les humanités. Ce qui fabriquait des êtres humains.

Aujourd'hui, l'humain n'a plus la cote à l'école. Homère, Sénèque ou Montaigne seraient " trop éloignés des réalités des élèves ". Apprendre aux hommes à mourir, pour leur apprendre à vivre, c'est un projet bon pour un seigneur périgourdin du XVle siècle. Mais, pour un spécialiste des sciences de l'éducation, tout ce qui est vieux est forcément dépassé. " Ces gens-là sont pétris de préjugés, s'insurge Agnès Joste. Pour eux, langue "ancienne" veut forcément dire "archaïque": L'âge des langues passe pour une tare. " Le latin et le grec ne sont plus que les restes arrogants d'une école honnie, celle de Jules Ferry, accusée de ne s'ouvrir qu'à l'élite pour porter les valeurs de la classe dominante.

"Avec l'étude rigoureuse de la langue,
l'élève accède à l'étrangeté,
il s'arrache à ses catégories."

Ringarde ? Élitiste ? Ces accusations laissent la prof de lettres classiques incrédule. M. Joste père, dans sa Normandie natale, n'avait rien d'un héritier. Sorti de l'école à 12 ans, le certificat d'études en poche, il grimpe les échelons par promotion interne et devient, finalement, comptable. Mais l'autodidacte a un rêve : que ses enfants réussissent et connaissent ce à quoi il n'a pas eu, lui, accès. Agnès a la chance de bénéficier d'un programme expérimental, rentre en sixième, où elle commence le latin à l'âge de 10 ans. "J'étais émerveillée. Avant la civilisation, c'est la langue qui m'a séduite. J'ai découvert uni satisfaction intellectuelle bien plus intense que dans les mathématiques, de l'ordre de l'enquête policière. Le texte était un objet clos qui peu à peu se dévoilait. " Ce qu'elle explique aujourd'hui à ses élèves ? Que le langue modèle la pensée, que sa maîtrise permet de toucher aux nuances de l'âme, Que le mot " esclave ", qui se dit en latin mancipium, " ce qu'on tient dans la main ", est un neutre, ni féminin ni masculin, mais objet. Toute une civilisation, tout un mode de vie dans un mot. "Avec l'étude rigoureuse de la langue, l'élève accède à l'étrangeté, il s'arrache à ses catégories, précise-t-elle. Parce qu'il n'y a pas de différence entre langue et culture. "

En quatrième, Agnès rencontre le grec. La langue, tout d'abord, puis un monde de héros et de dieux. " Mon père ne savait absolument pas ce qu'était le grec, explique-t-elle. Il n'y avait aucun ouvrage d'auteurs antiques chez nous. Mais, une fois de plus, il a décidé que nous ferions ce qu'il y avait de mieux. C'était pour lui l'image de la réussite. " Quand on lui dit qu'elle est un pur produit de la méritocratie républicaine, Agnès Joste baisse ses grands yeux, comme si elle était soudain gênée de se voir reconnaître le moindre mérite. Avec son Capes de lettres classiques obtenu en 1972, elle est la preuve vivante que l'école, malgré tous ses défauts, parvenait à transmettre les savoirs les plus exigeants. " Ce que j'ai reçu, dit-elle simplement, je le rends. Mon premier poste était dans le Pas-de-Calais, le deuxième dans un collège de ZEP, au Havre, où je suis restée quatorze ans. A l'époque, des petits Turcs et des petits Maghrébins faisaient du latin et du grec. Ça ne gênait personne, ZEP ou pas ZEP. " En 2004, le ministère de l'Éducation nationale envisageait de réduire de façon drastique les classes de latin-grec, les cantonnant de fait dans les lycées de centre-ville.

Agnès Joste n'est pas une militante, ni une pasionaria. Juste quelqu'un qui a décidé, un jour, de ne plus laisser faire. C'est par l'enseignement du français qu'elle a pris conscience de la gravité de la situation. Insensiblement, année après année, des élèves arrivent au lycée sans savoir rédiger. On a d'abord refusé de voir la réalité en face. Ensuite, certains ont voulu expliquer cette dégradation par de longues dissertations sociales. Sans rappeler ce simple fait que martèle Agnès : entre 1969 et 2002, les horaires de français à l'école primaire sont passés de quinze heures à neuf heures hebdomadaires, sept si les élèves pratiquent une langue vivante. Un élève qui entre en seconde aujourd'hui a fait autant de français qu'un élève qui entrait en... quatrième il y a trente ans ! L'enseignante assène les chiffres, désabusée. Son engagement date de 1999, quand Claude Allègre lançait ses réformes des programmes de français et que Luc Ferry dirigeait le Centre national des programmes. "En fait, je me suis inquiétée parce que je ne comprenais tout simplement pas les instructions officielles. Ce n'était plus du français. Alors, j'ai creusé et cherché à comprendre ce que cela cachait. "

Entrer en résistance

C'était une période d'effervescence, les enseignants se mobilisaient, manifestaient, tandis que des personnalités du monde des lettres, l'académicienne Jacqueline de Romilly, le poète Yves Bonnefoy, et beaucoup d'autres, s'alarmaient dans le Monde : " C'est la littérature qu'on assassine Rue de Grenelle ". Un titre qui est devenu un emblème. En février et mars 2000, ils étaient quelques professeurs, rencontrés au hasard d'Internet, à fonder le collectif Sauver les lettres. La résistance a pris corps. Agnès Joste, elle, s'est lancée dans un décryptage des manuels tirés des nouveaux programmes. Il en sortira un livre, publié en 2002, Contre-expertise d'une trahison: la réforme du français au lycée *. " C'était un travail passionnant, mais effrayant, qui m'a permis d'extraire l'essence de cette réforme. Dans la réforme, il n'y a plus de chronologie, on ne procède que par genre et par registre, en coupant l'oeuvre de son époque, de ce qui l'inscrit dans l'histoire. On supprime finalement l'accès au patrimoine, à ce qui le rend vivant. L'oeuvre en tant que telle n'existe plus. Elle est un prétexte, par exemple, à des sujets d'invention qui détruisent le sens, qui dévoient la littérature. On demande aux élèves de continuer" le Père Goriot ou de récrire un texte de Maupassant "à la manière de" George Sand. Une aberration. "

Le pire n'est pas encore sûr, puisqu'ils sont nombreux, dans leurs classes, à transmettre malgré tout ce patrimoine littéraire et historique. Déjà, le ministère de l'Éducation nationale vient de renoncer à fermer certaines classes de latin et de grec. Et l'on peut croire à un regain d'intérêt de la part des élèves.

Pour Agnès Joste, si l'on ne saisit pas l'occasion, ce sont les Lumières, une part de la France, qu'on assassine. "Au point où on en est, lance-t-elle, si on ne résiste pas, on est complice. "

Complice d'un abandon des jeunes, en particulier les plus défavorisés, complice d'une destruction de ce que des générations ont construit.

A l'heure où un inspecteur de l'Éducation nationale peut affirmer avec bonne conscience que " le savoir, ce n'est pas comme le sida, ça ne se transmet pas ",Agnès Joste, les autres membres du collectif et bien d'autres enseignants lucides, partout en France, ont choisi de ne pas abjurer.

Natacha Polony

*Mille et Une Nuits. 266 p., 12 €.