Ils veulent casser l'école

Marianne du 2 juin 2003


Nous ne voulons pas entrer dans un débat un peu vain à propos de la Lettre à tous ceux qui aiment l’école de M. Ferry, car un ministre ne se juge pas aux dires mais aux actes. Il feint de découvrir un état de l’école auquel il a largement contribué puisqu’il a depuis dix ans, à la présidence du Conseil National des Programmes, piloté les réformes qui ont vidé partiellement de leur contenu disciplinaire les enseignements du primaire et du secondaire en faisant la part belle aux dérives technicistes. Boulimie ridicule et superficialité caractérisent en effet ces nouveaux programmes.

Notons toutefois que M. Ferry tient enfin, sur certains points, un langage sensé : l’école n’est pas un lieu de vie qui s’ordonne autour d’un enfant placé au centre, mais le lieu de la transmission du savoir, que l’enfant ne construit pas seul. L’élève doit s’approprier, oui, un héritage.

Après tant d’errements, ce discours paraît salutaire. Il est notable également qu’il soit enfin parlé à haute voix de l’illettrisme et du plan d’urgence qu’il requiert.

Mais au fait, quels sont les actes du ministre ?

Dans le primaire, M.Ferry n’est pas revenu sur la réduction horaire de l’enseignement du français qui, en 35 ans, a fait perdre aux élèves l’équivalent de deux années de CM2. Il interdit l’étude méthodique de la grammaire et de l’orthographe. Il impose des innovations improductives qui se font au détriment de l’enseignement des fondamentaux. Il se garde bien d’ouvrir le dossier des méthodes d’apprentissage de la lecture, qui ont une part de responsabilité reconnue dans l’augmentation de l’illettrisme.

Au collège et au lycée, il maintient les itinéraires de découverte et les travaux personnels encadrés qui diminuent l’horaire des disciplines fondamentales et suscitent une notation fantaisiste ou complaisante. Il maintient les modalités du bac de français les plus controversées, comme le sujet " d’invention ". Tout cela dans un contexte où les professeurs ne sont nullement relégitimés (ils n’ont, par exemple, pratiquement plus la maîtrise des passages et des redoublements).

Le pire est sans doute à venir : M. Ferry met en place une décentralisation qui ne pourra qu’accélérer, par la dégradation des conditions nécessaires à la transmission des savoirs, la baisse des exigences, et accentuera les inégalités entre les établissements et les régions. Tout le monde le sait, décentraliser va consister à d'abord obliger chaque établissement à s’adapter à l’environnement économique et social immédiat. À brève échéance, fin des programmes nationaux et disparition de certaines matières : le marché local du travail primera sur le savoir. Décentraliser va consister ensuite à supprimer la présence permanente des personnels qualifiés qui traitent les problèmes sociaux, sanitaires, psychologiques des élèves – et devenu animateur social, le professeur n’aura plus guère le temps d’enseigner. Décentraliser va consister ensuite à dégrader la qualité des services administratifs et d’entretien.

Bien plus, comment croire que le ministre veut tout faire pour redonner à l’école sa vocation de lieu de travail et de transmission du savoir, quand il supprime 10.000 adultes, aides-éducateurs, surveillants qui, par leur présence, permettaient que les établissements scolaires ne soient pas tous des lieux où règne la loi du plus fort ? Entre 1950 et septembre 2003, la proportion de surveillants aura été divisée par trois. À nouveau, le savoir ne sera au centre que dans les beaux quartiers, où la présence d’adultes n’est pas indispensable à la protection d’élèves désireux d’apprendre.

Le salut viendra-t-il alors d’une réforme complète des Instituts Universitaires de Formation des Maîtres que les stagiaires s’accordent à trouver " inefficaces, inutiles et parasitaires " ? Las, non ! Luc Ferry reconnaît le fiasco puis tergiverse : trop de pédagogistes influents y perdraient leurs prébendes.

Pour mener à bien le démantèlement libéral de l’Éducation nationale, qui doit livrer aux marchands un nouvel Eldorado, il faut que l’école gratuite se contente d’un " SMIG culturel " (réclamé par F. Dubet), pour que l’État, avec un budget minimum, ne gère que " l'accès à l'apprentissage de ceux qui ne constitueront jamais un marché rentable " (OCDE, 1996).

Nous reprochions aux ministres de gauche d’utiliser une phraséologie populiste et égalitariste pour casser l’école et la livrer au " grand marché du xxie siècle" (C. Allègre) ; nous constatons qu’avec le discours opposé, c’est au fond la même politique qui se poursuit, et les mêmes élèves qui en sont victimes : ceux qui ont pour seul capital le savoir que doit leur apporter l’école publique.

Collectif Sauver les lettres

Ce collectif regroupe des professeurs de l'enseignement primaire et secondaire. Il a publié Sauver les lettres Des professeurs accusent, Textuel, 2001. Sur internet : www.sauv.net