Le maître de langue

[Contribution au débat "L’Université et la formation des enseignants" organisé par QSF le 22 octobre 2005.]


Merci d’abord de m’avoir invité à vous parler de la formation des professeurs de lettres.

Je commencerai par quelques constats. Je ferai ensuite quelques propositions, que le rapport de M. Périssol taxerait sans doute de " maximalistes ".

La formation du professeur dépend en amont de la définition du champ disciplinaire, qui elle-même dépend en amont de la politique éducative. Celle-ci peut tout aussi bien décider qu’il n’y a plus besoin de tel champ disciplinaire, ou qu’il faut en restreindre l’étendue. Par exemple limiter l’enseignement du calcul en mathématiques puisqu’il y a les calculettes.

Et cette politique éducative dépend en amont d’une politique et d’une situation économique.

Commençons donc par le champ économique, avant d’évoquer rapidement la politique éducative, puis la définition du champ disciplinaire.

Jean-Pierre Obin, dans son rapport de mars 2002, intitulé " Enseigner, un métier pour demain ", décrit le retournement démographique auquel nous allons assister dans les 15 prochaines années, du fait des nombreux départs à la retraite des professeurs recrutés dans la décennie 1965-1975 d’une part, de la diminution du nombre d ‘élèves arrivant à l’université d’autre part. " La pénurie de main d'œuvre, écrit-il, risque donc d'être générale et de toucher de manière prioritaire les diplômés et les cadres. " Parmi les solutions proposées figure celle-ci : comme " le départ à la retraite des professeurs de collège qui enseignaient deux disciplines coûte cher à l'État ", il faudrait réintroduire une bivalence… qui ne serait pas de la bivalence : " le système le plus efficace et le plus souple pour traiter cette question ne consiste pas à réintroduire la notion de "bivalence", ce qui compliquerait excessivement les concours et la gestion des personnels, mais plutôt à mettre en place un système de validation et d'accréditation d'une compétence supplémentaire, que l'institution aurait par ailleurs tout le loisir de développer par le biais de la formation continue. "

Nous y sommes depuis l’arrêté du 26 juillet 2005 (JO 185 du 10 août). Il est désormais possible d’obtenir une mention complémentaire aux CAPES de lettres, d’histoire-géographie et de langues ainsi qu’au CAPEPS (éducation physique et sportive) : les candidats en lettres peuvent choisir une épreuve en langue vivante pour enseigner à la fois le français et une langue étrangère, à l’inverse un candidat de langue vivante peut opter pour une option en " français ". Les mathématiques subissent le même sort puisque pourront les enseigner des titulaires des CAPES de physique et chimie, de SVT et ceux du CAPEPS.

Nous voyons comment la gestion de la situation démographique est déterminée par une politique de réduction des coûts, qui a des conséquences sur la formation des maîtres : les professeurs – certains professeurs de français ou de mathématiques ou de langues vivantes - seront moins formés. Remarquons que les futurs professeurs de sport sont apparemment les plus polyvalents puisqu’ils pourront opter pour le français, la langue vivante ou les mathématiques. Je vous laisse deviner si l’inverse est possible. Bref, on a supprimé hier la bivalence parce que l’on sait qu’elle implique une moins bonne formation. La rétablir revient donc à considérer que recruter des maîtres moins formés n’a pas grande importance.

 

S’agissant maintenant de politique éducative, force est de constater également que les propos que nous pouvons tenir ici sont d’un faible poids face à la définition faite par la commission européenne des compétences nécessaires dans la " société de la connaissance " : " non seulement savoir compter, lire et écrire, mais aussi des compétences de base en sciences, langues étrangères, l’utilisation des TIC et des technologies, la capacité d’apprendre à apprendre, les compétences facilitant la vie en société, l’esprit d’entreprise et ce qui pourrait être qualifié de culture générale ". Je cite ici un passage du document " Education et formation en Europe : systèmes différents, objectifs partagés ", publié en 2002, suite à la déclaration du Conseil européen de Lisbonne de mars 2000. On aura reconnu la source de la loi d’orientation votée cette année et qui n’avait donc pas besoin d’une commission Thélot puisqu’elle était déjà écrite, et qu’était déjà programmée la réduction de nombreux champs disciplinaires. La politique éducative à venir ne semble donc pas nécessiter une haute formation des maîtres.

Nous devons aussi tenir compte de la politique éducative passée, si nous réfléchissons à la formation d’étudiants qui ont de fait déjà eu une formation en lettres. Que savons-nous du passé ? D’abord que l’élève arrivant à l’université aujourd’hui a eu beaucoup moins d’heures de français que celui qui y arrivait en 1980 : l’équivalent de plus de deux années réparties sur le primaire et le collège essentiellement. Sur le plan qualitatif ensuite, les universités reçoivent actuellement les premières générations ayant " profité " depuis le Ce2 des programmes du primaire de 1995, puis de ceux de 1996 au collège. Programmes qui ont largement " dégraissé " la discipline en marginalisant l’enseignement systématique de la langue, et particulièrement de la grammaire de phrase au collège. Depuis la rentrée universitaire 2004, arrivent également des étudiants qui ont étudié un mouvement littéraire en seconde et un autre en première, puisqu’ils ont profité des programmes de 2001 au lycée. Et à partir de 2012, l’université accueillera les élèves ayant entamé leur CE2 en 2002, date de la dernière réforme du primaire. Ils devraient être meilleurs en langue vivante, puisqu’on leur a retiré à cette occasion encore un peu d’horaire de français, qu’ils ne doivent plus faire des " séries d’exercices répétitifs " mais de l’" observation réfléchie de la langue française ", et que cette observation réfléchie de la grammaire, de la conjugaison, de l’orthographe et du vocabulaire (je cite) se fait pendant 1h30 à 2h par semaine soit dix-huit à vingt-quatre minutes par jour.

Ma première proposition serait donc la suivante : que les universitaires qui ont en charge la formation des professeurs s’intéressent plus à l’amont d’une formation qui commence très tôt en fait. Cela permettrait peut-être d’éviter que la majeure partie de l’horaire en troisième cycle de primaire soit consacré à la " littérature " tandis que l’on apprend aux étudiants de premier cycle universitaire à construire des phrases correctement.

Une deuxième proposition qui découle de ce qui précède : consacrer, quelles que soient les disciplines, un horaire beaucoup plus important à la maîtrise de la langue à l’université, puisqu’il est logique que les futurs professeurs d’école ou du secondaire la maîtrisent moins bien, en attendant d’éventuelles réformes en amont.

 

Parlons enfin plus précisément de notre champ disciplinaire, celui des lettres, puisque de sa définition dépend en dernier lieu notre réflexion sur la formation du professeur. Cette définition fait justement problème, fait même l’objet d’affrontements parfois farouches. J’ai déjà évoqué la marginalisation de la grammaire de phrase au collège, sorte de coup de force opéré depuis 1996 par les tenants de la grammaire de discours. J’évoquerai maintenant deux autres lignes de fracture importantes.

La première permet de comprendre la querelle des programmes au lycée. Doit-on former au commentaire ou à la rhétorique ? D’un côté la glose de textes considérés comme fondateurs, de l’autre la production de " discours ". Le balancier était allé vers la glose à la fin du XIXe siècle, mais effectue un singulier retour depuis 2001. Je ne referai pas ici l’histoire récente de l’affrontement des deux camps, je me contenterai de dire que le collectif dont je suis membre se situe clairement dans le camp du commentaire, et cela depuis sa naissance, causée précisément par l’introduction du sujet d’invention aux épreuves de français du baccalauréat. Je reprendrai simplement à mon compte ces propos de Lanson cités dans la Troisième République des Lettres : " L’instituteur apprend à lire l’alphabet, et le professeur de lycée ou d’université apprend à lire la littérature. (…) Lire avec réflexion, c’est une chose qui s’apprend et c’est la chose qu’on apprend par l’exercice de l’explication de textes. "

Le premier dispositif pour la formation du professeur du secondaire, ce sont donc des explications, à doses massives. De même pour les dissertations. Et je me permettrai une parenthèse sur ces doses massives. En partant de l’exemple de la dissertation. Si elle a été en danger, c’est d’abord parce que les professeurs y formaient moins les élèves. Pour de multiples raisons, dont l’une est que les professeurs eux-mêmes maîtrisent moins bien l’exercice. Parce qu’ils n’en ont pas assez fait. Ici se trouve une autre fracture : entre classes préparatoires et université, entre une formation où l’étudiant fait en moyenne une dissertation par semaine toutes matières confondues, et une autre qui ne pratique ou ne peut pratiquer un apprentissage intensif que l’année de la préparation au concours. Autre proposition donc : attribuer autant de moyens aux étudiants d’université qu’aux étudiants de CPGE.

La deuxième ligne de fracture majeure, qui recoupe en partie la première, entre le commentaire et la rhétorique, est celle-ci : le professeur de français doit-il enseigner une langue de communication ou une langue de culture ? Un usage commun de la langue permettant de communiquer efficacement, ou son usage littéraire ? La fracture peut sans doute être réduite si l’on s’accorde sur le fait qu’il n’y pas de communication efficace sans maîtrise de la langue. Une langue approximative conduit à un raisonnement approximatif. Or c’est l’habitude de réfléchir sur la langue, de ne pas la considérer comme immédiate, qui permet d’éliminer l’approximation. Réfléchir sur la langue, tel est l’objectif de la grammaire de phrase. Le premier but est en quelque sorte scientifique : nous ne formerons pas de mathématicien capable de conduire une démonstration sans lui donner une maîtrise parfaite de la morphologie et de la syntaxe.

Le deuxième but est plus littéraire : le fait de s’habituer à ne pas considérer la langue comme immédiate permet aussi, peu à peu, d’entrer en littérature. Aucun texte littéraire n’est transparent, parce qu’il est écrit dans une langue, un style, qui porte une part importante du monde symbolique qu’il nous livre. C’est cette non-transitivité d’un langage qui ne communique pas directement que le professeur doit enseigner, sauf à vouloir interdire l’accès à la littérature. Pour cela, il doit être d’abord maître de langue. Comment puis-je faire comprendre à un élève qu’il ne suffit pas de regarder telle adaptation cinématographique de Madame Bovary pour avoir accès au monde symbolique du roman ? Il faut que je sois capable de le faire entrer dans la langue de Flaubert, de lui révéler au moins en partie son mystère. Sinon, pourquoi passerait-il des heures à lire des lettres sur des pages blanches ? Il faut que j’arrive à ce moment où il pose la question classique " mais monsieur, il a pensé à tout cela en écrivant ? " Et pour cela, j’ai besoin de faire de l’analyse stylistique, et donc j’ai besoin qu’il ait fait de la grammaire au collège et en primaire.

Parce que la littérature se livre à travers une langue de culture, et non pas une langue de communication et de service, parce que savoir lire un texte littéraire, c’est savoir traduire une langue autre, il faut réévaluer deux apprentissages dans la formation des professeurs de lettres : celui de grammaire et stylistique ; celui de la traduction.

S’agissant de traduction, je vous renvoie à la contribution de Michèle Gally lors de notre université en août dernier, intitulée " Les humanités : une formation et un savoir ". "Il s’agit, dit-elle, de redonner sa pleine place, c’est-à-dire dans sa dimension littéraire, à l’exercice de la traduction , exercice le plus complet qui soit dans ses dimensions grammaticale et culturelle, le penser dans la relation retrouvée avec les langues antiques et au sens large non seulement entre langues vivantes mais au sein de la même langue. " Il s’agit donc d’habituer le professeur à comprendre que le transfert de mots et de syntaxe est transfert d’un monde de représentation à un autre, à comprendre que sa langue est une langue de culture. " Il y aurait à réfléchir , poursuit-elle, à un apprentissage couplé de la grammaire latine, très normée, avec la grammaire française qui en découle en partie, en particulier dans le passage d’une langue synthétique à une langue analytique. Il faut considérer les variantes au sein de la même langue : de Rabelais à Réjean Ducharme, les français de la francophonie aussi bien que les langues préclassiques sont à étudier. La recherche de la compréhension de ce qui est écrit dans une langue constitue un rapport particulier à l’abstraction. La traduction permet d’expérimenter en acte les registres de langue, la stylistique des textes, et aussi ce qui dans un texte fictionnel ou poétique ne peut être transposé. Elle permet d’aller au bout de ce détour qui engage l’appropriation du texte toujours de fait " étranger".

S’agissant de grammaire et de stylistique, je ne pense donc pas que définir l’objet de la littérature par l’étude de l’homme suffise. A moins d’ajouter que le supplément d’âme est d’abord et surtout un supplément de " langues ". Je me sens assez proche de la position de Gilles Philippe dans le n°135 de la revue " Le Débat ", lorsqu’il affirme : " le reflux de la littérature dans les classes n’est d’abord que le symptôme d’un reflux plus massif des interrogations sur le fonctionnement de la langue ". Il faudrait donc modifier le jeu des coefficients aux concours pour ne pas recruter " des enseignants qui ne peuvent pas étiqueter ou comprendre réellement ce qui se passe dans un texte ". La réévaluation de la grammaire pour le concours de professeur des écoles, de la grammaire et de la stylistique pour ceux du secondaire est donc une autre proposition, fort éloignée encore du cours des choses - je fais bien sûr allusion à la décision récente du nouveau président de l'Agrégation de Lettres modernes, qui réduit de moitié le nombre de spécialistes de grammaire membres du jury à l'oral de l'agrégation externe.

 

J’ai parlé jusqu’ici de la formation avant le concours. Qu’en est-il après ? Je ne vous parlerai pas de l’état des lieux, du référentiel bondissant, ou de l’horaire scandaleusement bas réservé à l’apprentissage de la lecture-écriture dans la formation actuelle des professeurs des écoles, alors même que l’on sait combien ce premier apprentissage est crucial.

S’agissant de formation didactique, je crois qu’elle est en grande partie déjà accomplie par une solide formation disciplinaire. Il n’est pas du tout inutile de se demander comment faire comprendre à l’élève ce qu’est un COD, mais la moitié du chemin est parcourue lorsque le professeur sait que le COD n’est pas ce qui répond à la question " quoi ? " De même qu’il est plus facile au maître de corriger l’enfant qui dit " aujaurd’hui " s’il sait lui rappeler la formation du mot " aujourd’hui ".

Cela dit, il faut certes compléter la formation disciplinaire et une autre proposition serait de consacrer l’année de stage du professeur du secondaire à une découverte de l’histoire de sa propre discipline. Un cours d’histoire de la didactique du français aurait pour objectif, comme tout enseignement historique, la formation d’un esprit critique en la matière, c’est-à-dire capable d’une part de réfléchir à sa propre didactique, d’autre part de résister à certains "gourous" de la formation qui ne manquent pas d’émerger périodiquement. Pour le reste, un cours de diction et des stages auprès de professeurs pratiquant des pédagogies différentes devraient suffire.

Un mot pour finir sur ce qui me paraît le plus important, à savoir la formation de celui que l’on appelait d’un beau nom : instituteur. Je suis assez d’accord avec cette idée de Michel Jarrety s’agissant de la réforme des IUFM : le ministère refuse les licences bi-disciplinaires qui ne serviraient à rien, ensuite, aux étudiants collés au concours ; mais notre proposition pourrait alors être la suivante : exiger pour le concours une licence littéraire ou scientifique, pas de psychologie ou d'autre chose, et consacrer le temps d'IUFM à l'enseignement académique renforcé des disciplines que l'étudiant ne maîtrise pas de par sa licence. L’université ferait ainsi d'une pierre deux coups : éviter les niaiseries pédagogiques et renforcer le caractère universitaire des IUFM en formant vraiment les instituteurs.

Michel Buttet

01/2006