De la rhétorique à la rhétorique ?

Par Michel Leroux
© Commentaire n° 101, printemps 2003, pp. 243 à 246.
Avec l'aimable autorisation de l'auteur et de l'éditeur.


Michel Leroy, Peut-on enseigner la littérature française ? P.U.F, 2001, 255 p.

Entreprenant une histoire de " l'émergence progressive, heurtée, problématique, au sein de l'École, de cet étrange objet d'enseignement qu'on a fini par appeler la littérature " , Michel Leroy, inspecteur général et recteur, affiche, dès son introduction, l'objet principal de sa démarche. Rappelant en effet le manifeste qui parut dans le journal Le Monde au printemps 2000 sous le titre " C'est la littérature qu'on assassine rue de Grenelle " et les débats qui s'ensuivirent , il s'interroge sur les rapports qui unissent la littérature à l’École et font qu'on a pu prêter à une administration un si "exorbitant pouvoir de vie et de mort " sur l'héritage littéraire [1]. Ce qui, derrière tout cela, est en jeu à ses yeux, c'est le pouvoir de la littérature elle-même, cette matière récente du cursus scolaire : quelles fonctions lui a-t-on accordées, lui accorde-t-on et faudrait-il lui accorder dans la formation des élèves ?

Michel Leroy est ainsi conduit à reconstituer, au prix d'un impressionnant travail d'érudition portant sur les programmes, règlements, pratiques et corpus, les vicissitudes scolaires de la littérature nationale, du XVII° siècle au début du XX°. On y discerne la difficile progression d'une approche humaniste des textes longtemps asservis à des visées formalistes ou utilitaires, obstacles qui se sont interposés avec constance entre la littérature nationale et son public adolescent.

Le premier de ces obstacles fut la primauté du latin, considéré par les jésuites comme la langue universelle, et imposé au début du XVII° jusque dans les cours de récréation de leurs collèges. Les oratoriens se montrèrent sans doute beaucoup plus ouverts, en raison de leurs affinités avec Port-Royal et de leur penchant pour le gallicanisme, mais, latine ou française, la littérature ne fut le plus souvent chez les uns et les autres qu'un support pour l'étude technique du discours et un moyen pour la fabrication de bons chrétiens.

Cet enseignement marginal de la littérature française est battu en brèche au XVIII° siècle sous l'influence des disciples de Descartes ou de Locke, pour qui la rhétorique entrave la marche vers la vérité. Aux alentours de 1750, les grands pédagogues Batteux ou Blair manifestent une égale défiance à l'égard de la vertu pédagogique des définitions et nomenclatures, et l'on assiste à l'établissement de corpus de classiques français plus ouverts, mais encore souvent utilisés comme des répertoires de figures ou de tropes. L'évolution se précipite avec l'expulsion des jésuites en 1762, moment où les parlementaires, en charge de l'enseignement, affirment la prédominance du français sur le latin et de la chose sur le mot : conception partagée par les encyclopédistes d'Alembert et Diderot pour qui il faut apprendre " à penser avant d'écrire ou de parler ".

La littérature sera-t-elle, dès lors, étudiée pour elle-même ? Après la période révolutionnaire qui voit s'affronter les tenants de la rhétorique (les discours ont fait la Révolution) et les partisans de l'efficacité (il faut se méfier de l'éloquence et apprendre à tous la langue des lois et constitutions), le balancier repart nettement , sous l'Empire et la Restauration, en direction du formalisme. Avec Napoléon , les classifications et hiérarchies de genres, de styles et de figures sont de retour, les lettres n'ayant pour fonction que d'illustrer des catégories, de confronter les classiques modernes aux anciens et d'édifier.

Nouvelle péripétie en 1840 où la cote de la rhétorique s'effondre sous l'influence de Victor Cousin , plus préoccupé de former des cadres pour la révolution industrielle que des parleurs. Dans le même contexte économique et sur le même élan, Fortoul, ministre du Second Empire, affirme la nécessité d'une histoire littéraire affranchie du joug de la rhétorique. En témoigne cette définition de la littérature qu'il propose en 1854 : " cette voix de la conscience humaine qui de siècle en siècle s'entretient avec elle-même de ses émotions et de ses combats et aura besoin d'être considérée non plus seulement dans ses procédés ou ses applications locales ou partielles, mais dans son immense objet et son universel empire." Dix ans plus tard, pourtant, Victor Duruy sera assez choqué par l'obscure leçon de rhétorique latine qu'on ânonne devant lui au collège de Coutances, pour s'écrier : " Nous volons le temps et l'argent de ces gens-là ! "

La rhétorique devait avoir la peau assez dure, pour qu'au lendemain de la défaite de Sedan on se préoccupe encore d'en finir avec elle, en considérant, comme le linguiste Michel Bréal en 1872, que " la préoccupation exclusive de la forme est un danger pour l'esprit et le sens moral de la nation ". Jules Simon réclame, de son côté, qu'on fasse exprimer aux élèves " des sentiments naturels tirés de leur propre fonds ", car on ne peut " se payer de mots dans un pays où il est nécessaire de savoir les choses. " Là-dessus, le concert des républicains est unanime.

La littérature déposera-t-elle enfin le bâillon ? Non pas : le latin a reculé, la rhétorique a mauvaise presse, mais voilà que le culte des grands hommes à visée patriotique vient instrumentaliser à son tour les textes littéraires. Et comme si ce n'était pas assez, on voit s'hypertrophier, dans un élan scientiste, la pourtant indispensable histoire littéraire. L'enseignement du français , qui devait être une école de " formation du jugement, du sentiment et du caractère" et non " un polype sans cerveau [2] ", se trouve stérilement engorgé par le " fléau " de l'histoire.

C'est à Lanson qu'allait incomber la tâche de redéfinir le cours de littérature en calmant les passions suscitées par la suppression de la classe de rhétorique. S'il n'avait été tenté, comme beaucoup, par l'exploitation patriotique des chefs-d'oeuvre, il aurait été la sagesse même : " On mettra en évidence l'intérêt psychologique, philosophique, historique du texte, et l'on en fera sentir la valeur esthétique(...) Le maître organisera l'explication selon l'âge, l'instruction, les curiosités, la destination future de ses auditeurs(...) Contentons-nous de ce que les élèves arrivent à des idées très grosses, à des impressions très sommaires, à la condition qu'ils les aient trouvées eux-mêmes, dégagées eux-mêmes des textes. Abstenons-nous de leur dicter, du haut de la chaire, des choses fines qui ne pourront entrer que dans leur mémoire(...) Apprenons aux élèves à user du français proprement, à rassembler quelques faits précis, quelques données sûres, à les classer, à les comparer, à en tirer des inductions et des conséquences raisonnables." C'est ainsi que l'explication de texte, le commentaire littéraire et la dissertation allaient prendre - lentement - le relais d'une rhétorique alors jugée toxique pour les nouveaux venus de la démocratisation. Autre temps, autres moeurs.

Dernier acte : des années soixante à nos jours. Cette période n'est évoquée par Michel Leroy que dans les quatre pages de conclusion de son ouvrage : dans un pays en plein essor économique et en pleine contestation morale, la théorie et l'abstraction reviennent en force. Structuralisme, linguistique et antihumanisme dissolvent la notion d'auteur. Dans un texte, nous dit-on, c'est désormais la langue qui parle. Peu à peu, ces doctrines descendent dans le secondaire. L'opération prend vingt ans et la rhétorique, à peine masquée, est de retour au lycée avec les classements typologiques, génériques et l'influence des théories.

Ce retour en arrière est-il considéré par Michel Leroy comme une régression ? Il ne dit pas cela, mais il souligne la ligne de partage entre les républicains et les partisans de la nouvelle rhétorique, qui est de nature éthique. Après avoir rappelé la devise formulée à la fin du XIX° siècle par Adrien Dupuy ( " Ne pas faire passer l'art avant la morale ; placer au premier rang les auteurs qui ont le plus fait pour la raison et pour la justice "), il note, quelques lignes plus bas, qu'aujourd'hui " l'effacement de l'auteur, l'approche synchronique des textes, leur classement typologique ou générique nous ont rapprochés de la culture rhétorique. " Est-ce à dire que les programmes actuels sont trop marqués par " la fascination de la théorie et donc par la nostalgie (...) plus ou moins avouée, de la rhétorique " pour ne pas rompre avec la préoccupation éthique des républicains ? Michel Leroy ne dit pas cela. Il se demande cependant " si et comment cette empreinte rhétorique peut se concilier avec le souci éthique, dont l'enseignement ne peut faire l'économie. " Il ne conteste pas pour autant un enseignement qui " fait place à une rhétorique qui ne se dit pas toujours " , " car la nécessité n'(en) saurait être mise en doute dans un univers de la communication où les moyens de la persuasion ont atteint une efficacité sans égale ". Quelques lignes plus haut, cependant, Michel Leroy se demandait " dans quelle mesure littérature et rhétorique ne sont pas antinomiques ". Quant à ses derniers mots, ils consistent en interrogations qui, pour n'être pas vraiment rhétoriques, n'en expriment pas moins une certaine perplexité. "Encore faut-il savoir, conclut en effet Michel Leroy, la fonction que la littérature peut assumer dans la formation des élèves, si elle n'est pas seulement un réservoir de figures à analyser, un répertoire d'exempla à méditer, un outil d'apprentissage de la langue, mais une forme de l'expérience humaine, une source d'émotion esthétique, un chemin de la connaissance qui emprunte le détour de l'imaginaire. Et savoir, enfin, comment l'enseigner. "

Reste donc posée la question initiale : Peut-on enseigner la littérature française ? Je m'en tiendrai, pour y répondre à ma façon, à trois remarques inspirées par près de quarante années d'exercice du métier.

J'observerai d'abord que Michel Leroy a laissé à l'écart deux questions dont l'une concerne l'apprentissage de la langue et l'autre une des fonctions dévolues par les experts à la rhétorique. L'apprentissage de la langue se fait naturellement par la fréquentation des textes littéraires, mais il n'en faut pas moins que les élèves aient reçu au départ un enseignement élémentaire leur permettant de les aborder. Or un coup de force pédagogique, opéré dans les programmes de 1995, a imposé la grammaire de texte et la grammaire de l'énonciation à des collégiens trop souvent étrangers à la notion même de sujet , et ce ne sont pas les séquences décloisonnées où l'on papillonne d'un propos à un autre, qui les rendront aptes à déchiffrer Voltaire ou Montesquieu.

En ce qui concerne la rhétorique, les experts y ont surtout vu le moyen de proposer aux lycéens ce " vrai français pour tous " cher à Alain Viala [3], qui consiste en contenus objectivables et évaluables. La science des textes offrirait donc un recours pour résoudre les épineux problèmes de massification. La rhétorique s'attelle au char égalitaire : les exclus de la connivence culturelle bourdieusienne mâcheront désormais les mêmes définitions que leurs camarades plus fortunés.

Je soulignerai ensuite que la littérature étant l'art le moins abstrait du monde, il est fâcheux que des définitions et des nomenclatures puissent prendre le pas sur la musique, le parfum et la valeur des textes, car les humanités hominisent et les classements dessèchent. " Lorsqu'un écrivain, dit excellemment Henri Mitterand , n'est convoqué devant un public d'élèves que pour servir d'exemple à un artefact de classification rhétorique ou pseudo-historique, il devient semblable à l'un de ces poulets sans plumes, création biologique artificielle, dont la presse nous a donné récemment à voir l'ahurissante et navrante image [4]. "

Il ne faut pas hésiter à nourrir de commentaires psychologiques et moraux la lecture des textes, pourvu qu'on ne se mêle pas d'aller moraliser : une chose est de prêcher, une autre de faire apercevoir, par le biais de fictions par nature ambiguës, comment les hommes se sortent de leurs tribulations avec la liberté. L'écrivain ne s'occupe pas principalement, en effet, de genres et de registres [5], mais, comme l'a dit Milan Kundera, " à travers des ego expérimentaux ( personnages) , il examine jusqu'au bout quelques grands thèmes de l'existence. [6] "

Quelle obscure raison, pour finir, fait qu'on dresse tant d'écrans devant ce livre de bord de toute l'humanité, cette mystification éclairante et complice, cette irremplaçable réserve d'expériences et d'émotions humaines qu'on nomme littérature ?

Or, on peut , je le crois, enseigner la littérature française . Non seulement on le peut , mais encore on le doit. Vu l'état réel de la situation culturelle en France, des générations entières pourraient traverser la vie en restant sourdes aux propos de leurs prédécesseurs sur la planète, si l'on n'exploitait au lycée l'étroite fenêtre de tir qui s'ouvre entre quinze et dix-huit ans, pour satelliser autour des jeunes intelligences les pensées de Corneille, Pascal, Racine, Montesquieu ou bien Rousseau. Je ne suis pas le premier enfin à avoir observé que les pilotes d'avions jetés sur Manhattan avaient sans doute reçu une formation technique, mais qu'ils n'avaient pas fait leurs classes d'humanités. Qui sait si, par exemple, la lecture de Bayle ou de Voltaire, à condition toutefois qu'on ne la fonde pas sur les marques de l'énonciation, n'aurait pas le pouvoir de désarmer les têtes en les humanisant ?

Michel LEROUX.


1. Cette levée de boucliers a suivi la publication des programmes de français dus au Groupe d'experts présidé par Alain VIALA.
2. Ces expressions sont dues au philosophe Alfred FOUILLEE.
3. Le français aujourd'hui, n° 133, avril 2001.
4. Préface de Contre-expertise d'une trahison : la réforme du français, d'Agnès JOSTE, membre du collectif " Sauver les lettres ". Mille et une nuits, 2002.,
5. Notions auxquelles les programmes de 2001 renvoient de façon insistante et abusive.
6. L'art du roman, Gallimard, 1986, p. 178.