Carriérisme et management.


Comment se fait-il que seul le point de vue des refondateurs de notre discipline soit réellement entendu ?

La première réponse, qu'ils ne sauraient fournir eux-mêmes et pour cause, est que les refondateurs sont parvenus à investir tous les lieux de décision de la pédagogie des lettres, à savoir l'Inspection, le Groupe d'experts, et les IUFM. Les moyens de cette prise de pouvoir sont essentiellement au nombre de deux : le lobby de l'AFEF et la cooptation. Les refondateurs disposent aussi de la bienveillance exclusive de la presse éducative, comme le montre la lecture de L'Ecole des Lettres et du Monde de l'éducation. Comment mieux éviter le désagrément de se voir contredit, qu'en rendant le débat impossible grâce à une patiente, discrète et opiniâtre conquête du pouvoir ?

La deuxième réponse est que la vision des refondateurs en matière de pédagogie des lettres est opportuniste, comme il convient à des gens que ne préoccupe pas le seul service de la littérature : on a vu, à cet égard, des promotions fulgurantes, comme celle d'un entêté de l'argumentation, ou celle d'une Pol Pot de la grammaire. Or l'opportunisme des néo-littéraires consiste essentiellement à brandir la vulgate héritée de 1968, qui peut se résumer en quatre points : "les élèves ont changé", "il faut en finir avec la révérence des auteurs consacrés", " il est impossible d'enseigner comme avant alors que les effectifs ont été multipliés par six", " Bourdieu a prouvé que, sous couleur d'instruire, nous reproduisons la stratification sociale ". Quand on va dans le sens de l'abandon, on ne manque jamais d'oreilles.

Mais cet opportunisme n'aurait pas été si fructueux s'il n'avait su exploiter l'adaptation miraculeuse de l'emphatique refondation des lettres, à la demande des politiques.

Les afefiens et leurs séides ont trouvé en effet des alliés objectifs chez les adeptes de la sociométrie scolaire, car docimologues et évaluateurs brûlent toujours de fournir aux cabinets ministériels les tableaux de bord lisibles qui les autoriseront à plier une discipline aussi résistante que la nôtre, à leur logique para-industrielle de projets , d'objectifs, de travail en équipe et d'évaluations.

C'est là que l'alibi de l'absence de connivence culturelle chez les néo-lycéens a ouvert aux refondateurs un véritable boulevard . Plus que jamais ils se sont sentis autorisés à exalter les mérites des savoirs savants didactiquement transposés à l'usage des élèves, comme la grammaire de texte, d'énonciation, la critique structurale ou les approches linguistiques, socio-critiques et pragmatiques. Ces notions avaient l'avantage de constituer un savoir nouveau, équitable (le milieu familial le plus favorisé n'y comprenant que couic ) et objectivable, c'est-à-dire propre à subir une opération critériée d'évaluation.

Coup double donc pour les refondateurs : promotion personnelle et validation de cette promotion par le service rendu aux administrateurs des ministères. C'est fatal aux études et simple comme bonjour .

Tout cela, cependant, est complexe en apparence, et cet effet de buissonnement est toujours le meilleur rempart des habiles, parce qu'on trouve très peu de gens pour avoir la patience d'entrer dans les replis des affaires de cette sorte.

Il est désormais prouvé, en tout cas, qu'en se faisant le champion de l'équité, de la modernité et de la mesure ( au sens sociométrique du terme, cela s'entend) on peut aujourd'hui encore chasser Orgon de sa maison, en épousant sa fille.

Comme souvent, bien sûr, des buissonnements prolifèrent sur le buissonnement : on voit par exemple des experts s'efforcer de placer leurs petites spécialités en les inscrivant dans les programmes de l'enseignement secondaire. Ainsi s'explique sans doute la présence de ces scies éprouvantes que sont les genres et les registres, la sociocritique ou l'argumentation. Mais la clé de la situation reste bien là : dans la rencontre entre des ambitions et la demande de cabinets soucieux de lisibilité et de management.

A cet égard l'insistance du philosophe-ministre Luc Ferry, dans son discours du 23/5/02, sur la vocation managériale d'un enseignement moderne, et la nécessité d'y multiplier les évaluations, a de quoi hérisser le poil.

Michel Leroux, Instituteur des lycées.