La lecture selon les programmes de 2002 :
comment n’apprend-on plus à l’école élémentaire.


      Alors que le ministre de L’Education Nationale, M. de Robien, s’engage dans la guerre des méthodes de lecture, le clergé des prétendus " modernes ", après s’être drapé dans une indignation teintée de moquerie et de perplexité (le ministre pourfendrait un fantôme), serre les rangs et en vient maintenant, à bout de nerfs et d’arguments, à se retrancher derrière sa bible, la Loi [1] : les programmes de l’école élémentaire 2002.
      Or, si ces programmes reconnaissent enfin la prépondérance du principe alphabétique et le passage obligé du travail syllabique (ce que tout le monde savait, hormis les scientologues de l’éducation), le moins que l’on puisse dire est que les spectres globalistes hantent encore ce nouvel oracle.

      Rappelons que la méthode globale, aussi appelée idéo-visuelle, présente aux élèves des mots entiers, à mémoriser et, surtout, qu’elle prétend (version pure) faire l’économie de l’étude des lettres et des sons correspondants (la correspondance graphie-phonie) ou ne procède à cette étude (version édulcorée et semi-globale) que de façon différée (quelques semaines) voire très tardive (quelques mois).
      Afin d’éviter les stériles querelles de mots, appelons, plus justement, cette méthode " occultiste " : elle fait délibérément l’impasse sur le sens de la lecture, où les lettres n’ont pas d’autre raison d’être que le codage des sons, dont l’assemblage constitue les mots. A ce titre, nous la dirions volontiers " obscurantiste ".
      Par suite, il nous semble légitime d’appeler " occultiste " toute méthode de lecture qui confronte les élèves à des mots contenant des lettres ou des combinaisons de lettres inconnues, c’est-à-dire à des lettres dont le son ou les différents sons (majoritaires et minoritaires) n’ont pas été étudiés, et qui par conséquent fait de la devinette impossible [2] une effarante nécessité méthodologique.
      C’est bien cette caractéristique : la négligence voire l’ignorance des lettres et de leur son, que retiennent les programmes, lorsqu’il est dit qu’avec de telles méthodes les mots sont " trop longtemps appréhendés par leur signification dans le contexte qui est le leur plutôt que lus. " (p.78).
      Autrement dit, sans contexte, le mot ne peut être appréhendé (deviné, d’après son sens plausible), il ne peut non plus être lu puisque les lettres sont inconnues, muettes, et que lire est donc implicitement lire les lettres et leurs combinaisons.


      Les programmes revendiquent, dit-on, d’avoir résolument écarté la funeste méthode globale. Encore cette annonce s’y fait-elle du bout des lèvres : " On considère souvent aujourd’hui que ce choix comporte plus d’inconvénients que d’avantages " (p.78). Déjà, à l’époque, s’empressait-on de préciser que cette méthode ne fut jamais réellement appliquée (suffisamment toutefois pour juger, certes en des termes excessivement prudents, de ses mérites et de ses défauts).
      Nonobstant cette vague considération, la même page accorde étrangement qu’ " il appartient aux enseignants de choisir la voie ", y compris, donc, la voie globale, tout en demandant que celle-ci satisfasse à la compétence de lecture de mots inconnus (ce que le commun des mortels appelle " lire "), à laquelle on semble avouer qu’elle ne pourvoit pas. Selon les instructions officielles, la globale est donc tolérée.

      Mais, malgré l’affichage de ces distances timides et malgré les concessions sur ces découvertes inouïes [3], les programmes entretiennent encore, voire soutiennent, de graves confusions. Ils sont, selon nous, foncièrement occultistes et les pratiques qui obéissent à ce cadre légal ne peuvent donc que l’être. C’est ce que nous nous proposons de montrer.
      Nous verrons que l’occultisme y a bien toute sa place, qu’il gangrène sévèrement le syllabage à peine renaissant et qu’enfin sévit toujours le mythe fondateur du sens qui avait, jadis, servi d’alibi à l’éviction du principe alphabétique et du déchiffrage.


I. La voie directe, le nouveau nom de l’occultisme.

      Les programmes nous apprennent qu’il y a deux manières d’identifier un mot et les recommandent : " Deux manières de parvenir à ce résultat sont disponibles : la voie directe et la voie indirecte. L’apprenti lecteur doit apprendre à se servir efficacement de l’une et de l’autre. Elles se consolident mutuellement par leur utilisation fréquente et renforcée par toutes les activités d’écriture. " (p.75).

      Ces deux voies sont définies de la façon suivante :

      " Identification des mots par la voie directe (lecture courante)
      Ce type d’identification est possible si le lecteur dispose déjà, dans sa mémoire, d’une image orthographique du mot. Dans ce cas, le mot est quasi instantanément reconnu, à la fois visuellement, auditivement et sémantiquement. On sait aujourd’hui que le lecteur ne s’appuie pas sur la silhouette du mot pour l’identifier, mais sur la perception très rapide des lettres qui le composent.

      Identification des mots par la voie indirecte (déchiffrage)
      On peut aussi retrouver un mot dont on n’a pas mémorisé l’image orthographique en recourant à la voie indirecte, c’est-à-dire à son déchiffrage. Dans ce cas, les lettres sont assemblées pour constituer des syllabes prononçables, le mot est prononcé et comparé aux mots proches dont on a déjà l’image auditive dans la mémoire. Les écarts importants qui existent en français entre syllabe écrite et syllabe orale rendent souvent cette identification délicate. " (p.75).

      En apparence, tout va pour le mieux. La silhouette des mots est remisée aux oubliettes de l’histoire mouvementée de la lecture. Quel dommage, tout de même, qu’on ne demande pas quelques comptes à ceux qui prétendaient " savoir ", scientifiquement, que le lecteur s’appuie sur cette silhouette pour reconnaître les mots et se faisaient donc fort d’imposer leur nouveau catéchisme aux instituteurs.
      En apparence, les lettres et les syllabes sont enfin remises à l’honneur, voire l’orthographe, " l’image orthographique ", si longtemps décriée et négligée.
      En apparence, rien que de très sensé, du déchiffrage et de la lecture courante : voilà enfin la lecture remise sur ses pieds.


      Mais de deux choses l’une.
      Ces deux voies sont-elles les deux étapes successives d’un apprentissage ?
      Ou, au contraire, représentent-elles deux manières parallèles et distinctes (bien qu’elles " se consolident mutuellement par leur utilisation fréquente ") d’identifier les mots ?
      Le moins que l’on puisse dire est que les rédacteurs des programmes ne savent pas trop à quel saint (pédagogiste) se vouer. On s’étonnera quand même que soit reconnue la voie directe, la lecture courante, comme manière possible d’appréhender le mot. La lecture courante serait-elle donc accessible d’emblée ?

      Il est crucial de clarifier ce que l’on peut entendre par " voie directe " ou lecture courante. Logiquement, la lecture courante ne peut que succéder à la phase d’apprentissage du déchiffrement. Ce n’est donc nullement une manière particulière d’identifier les mots, différente du déchiffrage : c’en est l’aboutissement. La " perception très rapides des lettres " qui composent un mot est un déchiffrage automatisé ou une supercherie.
      C’est ce que laisse penser cet extrait, qui insiste sur cette succession : " A la fin du cycle des apprentissages fondamentaux, les élèves doivent utiliser de manière privilégiée la voie directe. " (p.78).

      Mais voie directe et voie indirecte sont bel et bien présentées comme deux façons différentes et relativement indépendantes d’identifier les mots. Cette indépendance par rapport au déchiffrage est largement confirmée.
      Après cette remarque, qui aurait dû être décisive : " Pour identifier des mots, l’apprenti lecteur doit avoir compris le principe qui gouverne le codage de la langue écrite en français : les lettres ou groupes de lettres (graphèmes) représentent le plus souvent des unités distinctives de la langue orale (phonèmes) assemblées en syllabes. " (p.72), les rédacteurs se contredisent aussitôt et le masque occultiste tombe dans le paragraphe suivant, qui piétine tranquillement le principe qui vient d’être posé : " D’une manière générale pour tous les élèves et d’une manière différenciée pour tous ceux qui sont encore loin d’avoir compris le principe alphabétique, un programme de travail doit être mis en place pour : (…) renforcer le répertoire des mots orthographiquement reconnus permettant de construire l’écriture phonétiquement correcte d’un mot nouveau ; savoir en analyser les composantes sonores (syllabes et, en partie, phonèmes), les écrire et les épeler ; pouvoir rapprocher des mots nouveaux de ces mots repères. " (p.73).

      Si l’on a bien lu, cela veut dire que les élèves qui n’ont pas compris le principe alphabétique, qui ne savent donc pas que les lettres représentent des sons, sont depuis belle lurette conviés à identifier des mots [4]. Ils disposent d’ailleurs d’ores et déjà d’un répertoire de mots orthographiquement reconnus et l’on conseille de le renforcer.
      Le " principe " alphabétique n’en est donc pas un dans l’esprit des rédacteurs. Il n’est pas, pour eux, " premier " et ils demandent donc bien aux élèves de s’en passer, de l’occulter, pour identifier les mots.

      Demandons-nous, en effet, ce qu’est reconnaître un mot sans comprendre le principe alphabétique. Qu’est-ce donc que " l’image orthographique " d’un mot quand le son de ses lettre est ignoré ?

      Cela ne peut vouloir dire qu’une chose : que la voie dite " directe " est le nouveau nom de la voie globale, de la voie obscurantiste, de la voie occultiste, celle qui cultive un simulacre de lecture dans l’ignorance du principe alphabétique.

      Il ne reste plus alors aux programmes, à la Loi, qu’à dévaler la pente et il n’est donc pas surprenant de trouver, dans le chapitre traitant de la voie directe, l’identification des mots outils [5] : " Les mots dont la forme orthographique est mémorisée en premier lieu sont bien sûr ceux qui sont les plus fréquemment rencontrés. "

       " En premier lieu " signifie, bien sûr, au mépris du " principe " (par définition " premier "), avant la voie honnie dite indirecte : le déchiffrage. Ce sont alors les fameuses listes de mots apprises par cœur, en début d’année, hors de toute correspondance entre lettres et sons : Je, tu, il, lui, avec, dans, est, et, sont, des, la, les, le, etc... C’est grâce à ces listes insensées (relativement au sens sonore de la lettre) que les élèves lisent " des " ou " et " au lieu de " le ". Saluons la performance, au nom du " sens ", évidemment ! Il eût été tellement " indirect " d’apprendre que " L " et " E " font " LE ".

      Certes, dans la perspective " directe " (distincte, donc, du déchiffrage), la mémorisation de " la forme orthographique " est dite devoir passer par l’écriture (apprentissage simultané de l’écriture et de la lecture que l’on ne peut qu’approuver [6]).
      Mais, malheureusement, cela veut dire que non seulement la lecture est globale mais qu’elle induit, en outre, l’écriture globale (mots outils, mots courants), où celui qui écrit n’a pas le sens de ce qu’il fait, ne sait pas qu’une lettre représente un son particulier [7]. L’écriture, qui est le codage des sons, dégénère alors en " dessin " des lettres (dont l’ordre peut être, du coup, fantaisiste) et des mots.

      Aussi, puisque, inlassablement, les mêmes causes auront les mêmes effets, le document d’accompagnement " Lire au CP " proposera, inlassablement, les mêmes " remèdes ", sans qu’on s’aperçoive jamais qu’ils sont la cause des difficultés.
       " L’élève confond-il lire et réciter ? " (p.20, fiche A2), confusion propre, non au déchiffreur qui possède le principe alphabétique (la clé qui le dispense d’apprendre les mots par cœur), mais à celui auquel on a inculqué les habitudes de la mémorisation de " la forme orthographique " et des listes de mots à apprendre ? Il faudra alors lui " [faire] prendre conscience du lien entre le texte et le support " (?), " pointer dans la page ce qui est lu ", tout simplement parce que l’élève ne sait pas ce que c’est que lire, il ne sait pas que les mots sont composés par des lettres qui dictent un son impératif.

       " L’élève confond-il lire et deviner ? " (p.20, fiche A2), parce qu’on lui a appris à identifier des mots " trop longtemps appréhendés par leur signification dans le contexte qui est le leur plutôt que lus " ? On essayera alors de " Mettre en scène et [d’] expliciter une attitude de lecteur " et on le renverra très timidement à un " retour aux mots et à leur analyse ", nécessité d’un " retour " (" retour " d’un genre spécial : sans " aller " !) révélatrice de l’inattention voulue aux mots et du congé donné au principe alphabétique.

      On retrouvera donc, dans la fiche 5 (p.23), tout le vocabulaire habituel des sectateurs globalistes, les adeptes de la sainte " construction du sens " : " Faire utiliser dans un échange oral tous les indices disponibles pour aider les élèves à émettre des hypothèses " ou " ordonner la constitution du capital-mots " (c’est-à-dire : le répertoire des mots dont on a l’image orthographique en mémoire sans savoir les lire).

      Indices, hypothèses, capital-mots, analyse a posteriori des mots pour lesquels la reconnaissance globale a échoué : tout l’arsenal globaliste de la construction du sens sans lire, construction fatalement divinatoire et fantaisiste, puisque les lettres y sont muettes, tout y est.

      Ce que construit cette voie prétendument directe, donc globale, est une hétéronomie par rapport à la lecture, l’indéboulonnable fiction d’une identification des mots sans passer par le déchiffrage, sans commencer par les lettres et leur son. La voie " directe " préconisée par les programmes est en réalité " indirecte " : occultiste. Ce n’est pas de la lecture. L’élève n’est pas un lecteur.


II. Le déchiffrage occultiste ou le principe alphabétique à mi-temps et inversé.

      On nous reprochera sans doute de n’avoir retenu partialement qu’un aspect des programmes et de négliger leur remise à l’honneur du déchiffrage.
      Abordons donc ce que l’on appelle les méthodes semi-globales, très largement majoritaires dans les classes.
      Les méthodes semi-globales sont les méthodes qui répondent aux exigences des programmes [8] : d’une part, travailler simultanément sur l’identification des mots et sur la compréhension ; d’autre part, enseigner les deux manières d’identifier les mots (voies directe et indirecte).
      Elles procèdent ainsi à ce que l’on appelle un " départ global " [9] puis introduisent progressivement l’étude des sons et des syllabes (introduction qui peut être immédiate ou différée jusqu’à plusieurs mois).

      Or, même en prenant le cas favorable de l’étude immédiate des sons et des lettres, ces méthodes sont fatalement occultistes. D’abord, bien sûr, parce qu’elles comportent une part de pur global, en s’appuyant sur des mots non déchiffrés (parce que non déchiffrables en début d’année) : les fameuses étiquettes de mots. Mais elles sont également occultistes dans leur traitement de la combinatoire elle-même.
      En effet, les élèves pratiquent ces premières combinaisons à l'intérieur de mots globaux, c’est-à-dire dont la majorité des lettres sont inconnues. Par exemple, les élèves seront amenés à placer, à l’écrit, les syllabes " ma ", " me ", " mi ", " mo ", " mu " dans des mots dont toutes les autres lettres (et souvent des graphies complexes) sont forcément inconnues en début d'année : …gicien - ...rage - …sique.
      Certes, ce type d’exercice a un intérêt pour la conscience phonologique à l’oral. A l’écrit, en revanche, une telle démarche encourage l’inattention systématique au reste du mot, qui effectivement impossible à lire. Dans ma-gicien, seule la première syllabe est lue ; la suite du mot est un hiéroglyphe indéchiffrable. La méthode " semi-syllabique ", qui est un travail certes syllabique mais parcellaire, installe donc l’habitude vite invétérée de la lecture partielle, lacunaire, et de la divination de la fin du mot.
      En écriture, on récolte ce que l’on a semé : l’oubli de lettres ou de syllabes voire de mots entiers ou le non respect de l’ordre des lettres sont devenus de grands classiques des élèves d’aujourd’hui. « Classique » au sens de fréquent, de modèle (insolite) et de ce qui est du ressort (cassé) de la « classe ».
      En dépit du syllabage, même précoce, les réflexes occultistes sont ainsi largement entretenus toute l’année.

      A la continuation de ce dressage pavlovien à la devinette s'ajoute l'absence de progressivité, ou l’apprentissage " méthodique " des confusions, dont les programmes fournissent une intéressante justification théorique, qui est comme le canon de leur rigueur scientifique : " L’analyse phonologique stricte semble être au moins autant la conséquence que la cause de l’apprentissage de la lecture. Elle ne peut donc être un préalable exigible. " (p.74).
      Si ce charabia mérite d’être commenté (et d’abord éclairci !), au moins pouvons-nous, nous qui avons appris à inverser les conseils officiels [10], déduire que les programmes liquident ici allègrement un préalable justement exigible.
       Savourons particulièrement l’interchangeabilité de la cause et de la conséquence de l’apprentissage de la lecture [11]. Nos rédacteurs scientifiques ne savent manifestement pas par quel bout commencer. Mais cette hésitation est en réalité bien feinte : ils ont déjà choisi depuis longtemps, depuis les programmes de l’école maternelle.

      Ce que les programmes appellent " l’analyse phonologique stricte " n’est rien moins que le principe de la lecture, où l’on établit la correspondance sûre et infaillible entre une lettre et le son qu’elle représente. Puisqu’il est question d’être " strict ", nous nous permettrons de dire que certaines lettres, en français, peuvent produire différents sons : la lettre " c " correspond au [k] de " canard " (ce que nous appelons le son majoritaire) et au [s] de " citron " (le son minoritaire, particulier : l’exception, qui n’a de sens que définie par rapport à la règle générale et donc postérieurement).
      La logique voudrait que l’enseignement soit progressif, du simple (à une lettre correspond un son majoritaire) au complexe (les sons minoritaires, devant être introduits plus tard, une fois le son majoritaire fixé ; de même, les graphies complexes : -ien, -oin, -ain, ne devraient venir qu’après l’étude des graphies simples : d, t, f, l, …, et des graphies de complexité moindre : ou, on, ch, ai…). De même, les cas particuliers ne devraient être traités qu’après le cas général : " fille ", " bille ", " gorille ", avant " ville " et " tranquille ".


      Certes, les rédacteurs des programmes sont (très) confusément conscients qu’ici réside la « cause » (terme mécaniste impropre et scientiste), ou plutôt le fondement de l’apprentissage de la lecture, le principe alphabétique, la correspondance entre une lettre et un son.
      Mais ils tiennent surtout à en faire tout autant la « conséquence » (même propension scientiste), l’aboutissement : chef-d'œuvre miraculeux de la science pédagogique. Alors le charabia devient limpide. Puisque les " modernes " refusent d’enseigner le principe et refusent de commencer par lui, ils prônent l’immersion dans l’écrit afin que les élèves en fassent, un jour, émerger le fameux principe, décidément bien tardif car " savamment " camouflé. N’oublions pas que, chez les modernes, le principe alphabétique " se construit ", construction qui, dans la pédagogie scientologique, peut prendre quelques années.
      C’est ainsi qu’une fois que les élèves savent lire (?), " la conscience phonologique stricte " est prise pour une conséquence de l’apprentissage de la lecture.
      Nous n’en finirons pas de nous pincer.

      Alors, " phonologie " il y aura, mais elle n’aura certes rien de " strict ". Selon la Loi, après avoir, dans la plus pure tradition globale, segmenté le texte en mots, " la segmentation des énoncés se poursuit au niveau du mot lui-même " : " C’est dans cette perspective qu’il convient de multiplier les exercices permettant de catégoriser les unités sonores de différents niveaux, par l’élaboration de règles de tri, la mise en œuvre de classements, la recherche d’éléments nouveaux pouvant entrer dans les classes proposées… " (p.74).


      En occultant, avec une abnégation qui forcerait presque l’admiration, la lettre et le son majoritaire dont elle est le codage, les programmes invitent donc à " catégoriser les unités sonores ", c’est-à-dire, en langage profane, à partir d’un son pour en inventorier les différentes graphies possibles.
      Dans les cas extrêmes, pour le seul son [s], on pourra relever les graphies suivantes : s, ss, c, sc, ç, x, -ti-. Soit sept graphies pour un son, ce qui, on en conviendra, favorise la mémorisation et la clarté des idées des " apprenants ".
      Voilà qui rend parfaitement compte du fait que les élèves ne savent plus que la lettre " c " fait, majoritairement, le son [k]. Voilà comment une élève de CM1, de milieu très " favorisé ", peut écrire l’élégant " oxor " en croyant avoir écrit " au secours " [12]. Voilà de quoi remplir, et pour longtemps, les cabinets d’orthophonistes.


III. Le chant du signe (écrit).

      Si les programmes échouent aussi obstinément sur une voie que nous qualifions, nous, d’" indirecte ", si leurs rédacteurs montrent tant d’acharnement à occulter le principe de la lecture, c’est qu’ils souscrivent à un autre principe.
      N’oublions pas que la révolution globale s’est faite sous l’égide du sens et contre le déchiffrage, ennemi désigné réputé faire obstacle à la compréhension. Si les " modernes " ont voulu sauter l’étape des lettres, c’est afin de promouvoir un accès direct du mot écrit au sens.
      Ils persistent donc à confondre l’identification d’un mot avec l’accès au sens. Le sens d’abord : tel est leur réel principe.

      Dans un premier temps, les programmes commencent pourtant par distinguer ces deux terrains : " Apprendre à lire, c’est apprendre à mettre en jeu en même temps deux activités très différentes : celle qui conduit à identifier des mots écrits, celle qui conduit à en identifier la signification (…). La première activité, seule, est spécifique de la lecture. La seconde n’est pas très dissemblable de celle qui porte sur le langage oral " (p.71).
      La conséquence de cette dualité devrait normalement conduire à séparer soigneusement ces deux domaines, à conduire, d’une part, l’apprentissage [13] de l’identification des mots (et surtout, dans la phase d’apprentissage, de mots ne présentant aucune difficulté de compréhension), d’autre part, l’apprentissage de la langue et l’enrichissement du lexique (vocabulaire, syntaxe, tournures, lectures magistrales, mais aussi, dès que possible, grammaire, conjugaison… et lecture…).

      Mais certains passages effacent cette distinction capitale de façon décidément incorrigible.

      Ainsi, dans le chapitre consacré à la voie " directe " : " L’identification des mots écrits autres que les mots outils passe évidemment par l’accroissement général du vocabulaire des élèves (leur lexique mental) et, donc, par les connaissances qu’ils accumulent. " (p.79).
      Avec un sens de l’évidence sidérant, l’identification des mots devient tributaire non de la maîtrise de la combinaison des lettres mais de l’accroissement des connaissances lexicales.

      De même, lors de la définition du déchiffrage : " Dans ce cas, les lettres sont assemblées pour constituer des syllabes prononçables, le mot est prononcé et comparé aux mots proches dont on a déjà l’image auditive dans la mémoire. " (p.75).
      En y prêtant attention, le lecteur normalement constitué (mais particulièrement tenace [14]) se demandera bien pourquoi un mot correctement déchiffré et donc correctement prononcé devrait être " comparé aux mots proches ". Une fois déchiffré et prononcé, c’est-à-dire lu, ou bien la signification du mot est connue, ou bien elle ne l’est pas.
      Mais comme les rédacteurs confondent l’identification du mot (pour eux, impérativement par la voie -faussement- directe) et l’identification de son sens, ils font a priori du déchiffrage (pour eux, indirect) un tâtonnement sémantique ! Prodigieux raisonnement [15].
      Il faut alors se résoudre à dire que les rédacteurs des programmes de l’école élémentaire sont en pleine confusion mentale et qu’ils n’ont pas volé la violence salutaire de M. Laurent Lafforgue [16].

      Puisque confusion patente il y a, appliquons-nous donc à la disséquer et à la dissiper. Pour ne pas perdre le lecteur [17], nous lui proposons de raisonner " à l’endroit " et le prions de nous accorder un détour par le signe et le sens, ce qui devrait, espérons-le, faciliter la compréhension de cette méprise.

      Le signe en général est un élément concret, perceptible (les sons d’un mot oral, par exemple) et conventionnel (le signifiant) qui renvoie à autre chose que lui-même, le sens (le signifié), qui n’est, lui, pas perceptible mais à concevoir.
       Conventionnel signifie " arbitraire " : il peut y avoir différents signifiants pour un même signifié (vache, vaca, cow,…). Les langues sont ainsi des accidents, des événements (et des avènements) fortuits, qui s’étalent sur des siècles. En raison de ce que l’on appelle " l’arbitraire du signe " (le caractère conventionnel du signifiant), il n’y a pas de rapport naturel entre le signifiant, la forme sensible, et le signifié (le sens donné à concevoir à partir de cette forme sensible).
      Il y a donc une indépendance radicale du signifiant par rapport au signifié, même si cette indépendance est complètement effacée par la force de l’usage. Nul n’hésite en effet sur le signifié auquel renvoie le signifiant " vache ".
      Comme convention, certes arbitraire absolument, mais commune à une société particulière (emploi qui préexiste à l’individu et qui tend à faire croire à la naturalité de cette convention), le signe doit donc impérativement être transmis explicitement car on ne peut inventer ou deviner une convention. Le signifiant, fixé dans sa forme sensible, a donc une objectivité, celle que lui confère l’usage commun.
      Apprendre à parler à un enfant (à commencer par le sien) est lui apprendre quelles sont les conventions objectives objectivement en usage dans sa communauté particulière et contrôler l’exactitude, la sûreté, de cet apprentissage [18].

      Les signes (les mots oraux) décident donc fortement de la saisie du signifié. Il ne faut cependant pas croire pour autant que le sens y est présent (dans le signifiant). Certes, le signifié est très balisé : il y a aussi une convention, un " sens commun ", du signifié.
      Mais le sens nous paraît toutefois nécessairement l'œuvre (inaperçue parce que tellement courante) du sujet. Je peux entendre parfaitement des paroles sans comprendre ou en comprenant mal : le signifiant ne suffit pas pour comprendre [19].
      C’est la vieille histoire de l’insensé (bien nommé !) qui regarde le doigt quand on lui montre la lune, qui ne comprend pas que le doigt est un signe qui renvoie à autre chose. Comprendre ce qu’est un signe, qu’il y a du sens à concevoir à partir d’un signifiant, est un prodige rendu invisible par son extrême banalité. Cela n’empêche pas qu’il y ait, très vite (et heureusement !), du langage machinal, comme une adhérence automatique du signifié au signifiant. Disons donc qu’il y a prouesse intellectuelle (création de sens) pour chaque mot nouveau, pour chaque nouveau signifié à concevoir [20]. Vieille lune humaine, peut-être, mais sacrée lune quand même !

      En outre, plus le langage se développe, se complexifie, plus il y a du jeu dans les mots (dans les notions abstraites), une part à concevoir et une responsabilité accrue du sujet dans la conception du sens [21].
      Cela veut dire que le sens n’existe pas comme une chose, malgré l’illusion très puissante et permanente que nous en avons. Spontanément, nous pratiquons tous cette hypostase [22] du sens, sa chosification, sa réification.
      Pour nous, signifiant et signifié sont indissociables, l’habitude de leur association est comme une seconde nature. Nous conférons donc, très naturellement, l’objectivité du signifiant au signifié.
      Surtout, comme nous avons tendance à réduire le langage à sa fonction de désignation (les signifiés seraient les idées des choses, ils serviraient à désigner des réalités singulières), au détriment de sa fonction de signification (les signifiés sont des idées générales, inaccessibles à la perception sensible, à concevoir par l’intellect), nous avons l’impression que le signifié se confond avec la chose qu’il désigne et que le sens est, comme elle, objectif.
      Nous sommes ainsi communément parfaitement inconscients d’être les auteurs de tout sens.
      Plus prosaïquement, chacun sait bien que nul ne peut comprendre (pas plus que vouloir) à la place d’autrui.

      Retenons donc que le sujet est responsable du sens et que celui-ci est potentiellement plastique, malléable. Cette plasticité du signifié dépend du rôle que joue le langage.
      Dans les mots " vache " ou " train ", le signifiant renvoie directement au signifié (bien que le sens soit produit), parce que le langage joue ici principalement un rôle de désignation qui n’est pas, ou très peu, équivoque, parce que le signifié y est complètement défini. L’identité entre signifiant et signifié, entre le mot (dans sa forme sensible, perceptible) et sa signification est instantanée et même automatique [23].
      Dans les mots " amour " ou " liberté " : c'est une autre paire de manches [24], parce que le langage ne remplit plus là qu’une fonction de signification et que les définitions sont flottantes. Bien sûr, ce flou des définitions (et la responsabilité du sujet qu’elle appelle) est presque universellement ignoré et, par conséquent, ce développement du sens reste presque toujours larvaire. Cette virtualité ne s’actualise que pour le penseur. Cette ignorance de l’indéfinition des mots, irréflexion universelle, conforte l’illusion que le signifié existe par lui-même.
      Mais, alors que nous ririons de quiconque prétendrait se faire une idée personnelle de la vache (parce qu’une simple désignation et une description suffisent à sa représentation), chacun peut en revanche se faire une idée personnelle de ces notions dont le sens n’est pas figé [25] (plus une idée est abstraite, plus elle ouvre une carrière à la conception personnelle [26], l’idée singulière que l’on s’en fait).

      Cette relativité du sens au sujet admise, il est cependant évident à tout un chacun qu’au niveau des mots, le signifié adhère au signifiant et qu’il est conçu en même temps qu’est perçu (ou imaginé [27]) le signifiant. Pour des enfants, l’apprentissage du langage et de mots nouveaux est l’apprentissage simultané du signifiant et du signifié, lesquels sont intimement soudés [28].
      L’essentiel de l’élaboration du sens se joue alors au niveau supérieur de la combinaison des mots, au niveau des énoncés. Le langage n’est pas une simple réserve de signes. Il est un système de signes. L’unité minimale de sens de cette combinaison est la proposition, la phrase.
      La construction du sens se joue donc simultanément à deux niveaux : les mots sont reconnus sémantiquement puis combinés dans une unité sémantique plus large, dans une phrase. Les éléments de sens (les mots) concourent à l’édification du tout (la proposition), de même que les notes isolées constituent la mélodie. Puis les propositions elles-mêmes sont combinées. Avec cette complexité croissante du sens, la responsabilité du sujet est accrue dans les différents degrés de compréhension (sens explicite ou implicite, chronologie et cohérence des propositions). Le cas échéant, le champ est laissé libre à l’interprétation et à l’imagination.

 

      Qu’en est-il donc de la lecture ?
      Dans la mesure où l’écriture est un système de codage des sons, lire n’est pas " donner du sens ", ou secondairement seulement [29]. Lire, c’est, à partir de signes écrits, " donner du son ", des sons. Evidemment, ces sons correspondent à la langue parlée, que l’on suppose connue.
      On pourrait donc dire que les signes écrits sont des signes au second degré, des signes de signes : le mot écrit renvoie au mot oral (le signifiant) dont il code les sons, et le mot oral renvoie au sens (le signifié).

      Les sons que l’on doit restituer en lisant ne sont pas négociables, pas plus que n’est négociable la prononciation des mots oraux. Ergoter sur le signifiant est bien sûr absurde et sans intérêt. Oralement, cela reviendrait à s’enquérir sans cesse de savoir si l’interlocuteur a bien dit " vache " ou s’il n’a pas plutôt dit " tâche " ou " cache ". Passionnant… C’est ce qui se produit lorsque l'écoute est parasitée et qu'on n'entend qu'un mot sur trois. Privé partiellement de signifiant, on ne comprend rien, ou de façon très incomplète. La " mélodie " de la proposition est amputée de certaines notes. Alors, pour pallier ces lacunes, on émet des hypothèses... et généralement on se fourvoie.
      La convention doit être connue et reconnue, infailliblement. A travers le signifiant, c’est le signifié qui est intéressant. Les interprètes professionnels ne spéculent pas pour savoir si Socrate a bien dit : " Connais-toi toi-même ". Ils disputent sur le signifié, pas sur le signifiant.

      Au stade de l’apprentissage de la lecture, l’élève apprend un codage de l’oral, c’est-à-dire un codage des sons de l’oral.

      Si les rédacteurs des programmes osent appeler " voie indirecte " le déchiffrage, c’est parce qu’entre le déchiffrage d’un mot écrit et l’identification du mot oral auquel il renvoie, il y a la médiation de l’apprentissage de ce codage des sons et parce que, à cause de leur occultisme, cette médiation fait pour eux l’objet d’une surestimation fantastique. Et, certes, étant donnés leurs principes d’apprentissage, voir cette médiation comme interminable (presque infinie) n’est pas exagérée… Les modernes se font ainsi une montagne infranchissable de la combinaison des lettres : " La principale difficulté réside dans l’assemblage de la syllabe à partir des phonèmes qui la constituent : le passage de [tø] et [o] à [to] est difficile à découvrir sans guidage et nécessite le plus souvent que l’équivalence soit apprise. " (p.76).
      La difficulté est en effet telle que ce genre d’association est à la portée d’un enfant de quatre ou cinq ans, pour peu qu’on la lui dise [30]. Evidemment, il en va tout autrement si on attend de lui qu’il la construise sur plusieurs années, en ayant en outre à remonter la pente savonneuse de la devinette perpétuelle. On remarquera combien il répugne aux rédacteurs d’être finalement contraints à tempérer (disqualifier) leur constructivisme intégral, leur dogme de la découverte, en concédant l’importance du " guidage " et la nécessité " que l’équivalence soit apprise ", au bout du compte.


      Dans un enseignement rationnel de la lecture, qui commence par le principe alphabétique et fait correspondre les lettres à des sons, le signifié est conçu, comme à l’oral, dès que le signifiant est reconnu : déchiffré et prononcé. Et, à partir du moment où le signe écrit est identifié avec la même aisance qu’un signe oral (jusqu’à ne plus pouvoir s’empêcher de lire, situation normale du lecteur accompli), quand le déchiffrage est automatisé, il est alors un signifiant à part entière. Dès lors qu’il s’est relativement et progressivement autonomisé par rapport à l’oral, le signe écrit joue alors pleinement un rôle de signifiant, il renvoie sans doute directement à un signifié, à du sens [31].
      Il faut alors dire que le déchiffrage n’est en rien une voie " indirecte ". Dans la mesure où l’on n’occulte pas les lettres et leur son, la médiation de l’apprentissage y est réduite au minimum. En apprenant que la lettre " P " fait le son [p] et que la lettre " A " fait le son [a], en apprenant aussitôt qu’en associant " P " et " A " on obtient " PA ", on peut lire " PAPA " et l’on sait parfaitement ce que veut dire ce que l’on vient de décoder [32]. Il ne reste qu’à automatiser cette reconnaissance, automatisation qui abolit la médiation très provisoire de l’apprentissage, et la lecture des mots est immédiatement courante : " directe ", ce qui conditionne bien sûr la lecture courante des énoncés eux-mêmes.
      L’opposition entre déchiffrer et comprendre est donc une fantastique escroquerie. Déchiffrer est nécessaire pour savoir quel est le signifiant, puis, de là, quel est le signifié donné à concevoir pour, enfin, combiner les signifiés d’une proposition. Cela implique que nul ne comprendra jamais, à l’écrit ou à l’oral, au-delà des mots dont les signifiés lui sont connus. Déchiffrer est donc une condition pour identifier un signifiant et même, quand le déchiffrage s’est automatisé, pour que le signe écrit acquière le statut de signifiant à part entière. Une condition : nécessaire mais non suffisante.


      Les échecs de compréhension des déchiffreurs nous semblent donc pouvoir être de trois ordres.
      Ou bien le déchiffrage des mots connus (quant à leur signification) n’est pas assez performant, pas assez automatisé, pour permettre une reconnaissance suffisamment rapide du signifiant, et alors le signifié n’est pas accessible ou trop laborieusement. La lenteur au niveau des mots est alors rédhibitoire pour le niveau supérieur de la phrase, de la combinaison des mots. Dans la mesure où un même énoncé ne poserait pas de problème à l’oral, c’est alors un problème technique, de vitesse, de fluidité du déchiffrage, et non de " construction du sens ".
      Ou bien les mots, correctement déchiffrés, ne sont pas connus, et c’est alors un problème de vocabulaire. La moindre lecture technique expose le lecteur, même accompli, à cet écueil.
      Ou bien les mots correctement déchiffrés sont connus, et c’est alors un problème de compréhension générale des énoncés qui peut provenir de l’énoncé lui-même (obscur ou interprétable) ou du sujet. Dans ces cas, ce ne sont pas des problèmes spécifiques de lecture. Les énoncés problématiques entraîneraient les mêmes difficultés de compréhension à l’oral.
      La question propre à la lecture est donc bien celle de l’identification assurée et rapide des signifiants, de façon à élever le signe écrit au rang de signe à part entière, pour permettre à l’attention de se porter sur la compréhension des énoncés.

      Mais les " modernes ", décidément prodigues en paralogismes, se figurent qu’une condition nécessaire, quoique non suffisante, devient non nécessaire ou secondaire (" secondaire " relativement à leur principe : le sens). Parce qu’être endurant (la " condition " physique) n’est pas suffisant pour bien jouer au tennis, ils en déduisent qu’il est inutile ou inessentiel d’être endurant.
      Ils prétendent que le déchiffrage est un obstacle au sens, " raison " pour laquelle ils le réservent étrangement aux mots dont la signification n’est pas connue. Comme ils refusent d’enseigner explicitement le principe alphabétique en laissant sa " construction " à la discrétion des élèves pendant des années (au lieu d’une " analyse phonologique stricte " dès la première leçon), ils font du déchiffrage, pourtant infaillible, une voie prétendument indirecte, une médiation démesurée, par leurs soins provoquée.

      L’illusion commune, par la force de l’usage, est de croire que le signifiant contient en lui-même le signifié, alors que ce rapport est conventionnel. C’est une forme de ce que nous avons appelé la chosification du sens, sa réification, alors que sa réalité est d’être conçu, inséparable de l’esprit.

      Nous faisons l’hypothèse que les pédagogistes refusent (ou ne conçoivent pas, ou conçoivent mal) la distinction entre l’identification des mots et l’identification du sens, ce qui correspond à l’illusion ordinaire : nous avons une irrépressible tendance à croire que les mots ont du sens par eux-mêmes.
      Mais, par leur occultation du principe alphabétique, ils empêchent ou altèrent (ou retardent) gravement l’identification directe (par les lettres !) des mots, la perception fiable du signifiant.
      Alors ils accouchent d’un projet démentiel : déduire le signifiant écrit du signifié, déduire une convention arbitraire (le signe écrit) du sens, et de surcroît la déduire d’un sens seulement " plausible ", conjecturé indirectement selon les divers indices glanés çà et là, selon le thème d’un texte, selon le sens induit par d’autres propositions préalablement éclaircies.
      En voulant utiliser le levier d’un sens probable dans le contexte d’une phrase ou d’un texte, pour rendre pédagogiquement nécessaire l’identification du signifiant [33], et en y conjuguant l’impossibilité de la reconnaissance du signifiant par occultisme, les modernes tendent à un panherméneutisme [34], qui inaugure l’hallucinante et inédite instabilité généralisée du signifiant écrit.

      Ils étendent le caractère subjectif et potentiellement plastique du sens, du signifié (rendu d’autant plus fluctuant selon la fantaisie de l’imagination, au niveau des énoncés, que sont voilées les balises du signifiant), à tout signifié en général. Puis ils étendent cette malléabilité du signifié au signifiant écrit, puisque celui-ci ne peut être identifié pour lui-même, " directement ", par déchiffrage. Ils font donc du signifiant écrit un interprétable systématique, alors que jamais il n’a à l’être.

      Au nom du sens, leur fallacieux étendard, ils détruisent ainsi radicalement le signifiant, le dénaturent, en font un objet mouvant, fuyant, protéiforme. Et donc, du coup, puisqu’il n’y a plus de signifiant écrit infaillible possible, ils détruisent le sens de l’écrit lui-même.
      L’hégémonie de telles " méthodes ", de tels principes obscurantistes, qui organisent la rétention de savoir, est une tragédie intellectuelle. C’est une grave mise en danger de la capacité de compréhension des élèves. Elle est rédhibitoire pour certains, dont on constate benoîtement qu’ils ne savent pas lire à l’entrée en sixième.

      Dans la continuité de la folle révolution globaliste de Foucambert, les programmes de 2002 sont donc pleinement responsables non seulement de l’incapacité d’une proportion croissante d’élèves à lire, à déchiffrer, mais aussi de la perte de la précision de la lecture pour une majorité d’élèves, pour lesquels le signe écrit ne pourra jamais avoir une limpidité comparable à celle du signe oral. Identifier les mots est pour eux une course avec handicap constant, une opération dont la faillibilité virtuelle est permanente.
      Par conséquent, l’accès au niveau de la compréhension des propositions et de leur combinaison est nécessairement entravé. Les points d’appui de chaque pas (les mots) s’évanouissent et empêchent la course (la proposition).
      Leur panherméneutisme est ainsi couronné par un hermétisme foncier de l’écrit pour le plus grand nombre.

      Leur destruction du signifiant a par suite un dégât collatéral non négligeable. Dans la mesure où les mots écrits ne peuvent être que conjecturés selon un signifié possible d’après le texte ou l’histoire [35], les élèves ne peuvent donc jamais proposer que des termes qu’ils connaissent déjà. Ainsi, une part fondamentale de l’apprentissage du vocabulaire : la rencontre fréquente de mots inconnus mais parfaitement identifiés dans les lectures, se trouve gravement compromise.
      L’élève formé aux " méthodes " occultistes aura sans doute très difficilement conscience d’être en présence d’un mot inconnu. N’a-t-il pas été " formé " à faire, à « émettre » (disent-ils), des hypothèses lorsqu’il ne reconnaît pas un mot directement ? Ne lui a-t-on pas " appris " à déchiffrer (au moyen de son déchiffrage lacunaire) et à comparer le mot " aux mots proches dont on a déjà l’image auditive dans la mémoire " ?
      Pour avoir une chance de reconnaître un mot comme inconnu et de chercher à en apprendre le sens, il devra donc franchir des obstacles artificiels, scientologiquement construits, superflus et néfastes. Il lui faudra d’abord réprimer ses réflexes, ne pas rapprocher ce mot des mots proches, de son funeste « capital mots », résister à la tentation de la divination paresseuse et approximative. Puis il lui faudra surmonter ses difficultés divinatoires habituelles de reconnaissance des mots à la lecture de la définition du dictionnaire, qui en plus proposera deux ou trois définitions possibles pour un même mot. C’en sera souvent trop. Et le plaisir, si intense, de découvrir des mots nouveaux en sera toujours vicié, terni.
      Avec la privation du développement du vocabulaire, de la connaissance des mots, c’est la possibilité de penser elle-même qui est (mal) barrée.

      Par suite, puisque, pour ces élèves mutilés, la lecture est un champ de mines dans lequel le signifiant peut toujours se dérober, l’écrit ne peut plus jouer son rôle d’imprégnation langagière, il ne peut plus fournir à l’oral la norme supérieure de son développement, la complexité et la nouveauté de ses tournures.
      Le reproche classique était de dire d’un élève qu’il écrivait comme il parlait. De ces élèves amputés, on peut dire, comme vitrine éloquente du dogme démagogique du niveau qui monte, qu’ils écrivent maintenant moins bien qu’ils ne parlent.
      Mais, puisque leur oral ne se sera pas fortifié par la fréquentation de l’écrit, c’est malheureusement encore trop optimiste et donc faux.


Conclusion

      Les prises de position de M. de Robien sont un immense ballon d’oxygène. Les instituteurs résistants à l’occultisme ambiant sont ainsi (provisoirement ?) soustraits à la vindicte idéologique des inspecteurs, gardiens du catéchisme pédagogiste nuisible dans les classes, soudain inquiets du vent à suivre pour sauvegarder leur avancement. Ce n’est pas rien.

      Nous pensons toutefois que l’affaire de la lecture ne peut dépendre du bon vouloir d’un ministre et de ses déclarations. L’apprentissage de la lecture est corrompu par le contenu même des programmes de l’école élémentaire, qui ont force de loi. La dérogation des instituteurs aux programmes, désobéissance risquée mais salutaire, est le seul espoir de remonter la pente obscurantiste des textes officiels, non seulement en lecture mais sur l’ensemble de l’enseignement élémentaire.
      C’est donc cette bible surréaliste qu’il faut prioritairement réformer, de fond en comble : il faut l’abroger, éconduire ses douteux inspirateurs et reconstruire des programmes précis et sensés.

      Plutôt que : " Qu’apprend-on à l’école élémentaire ? ", ces élucubrations, aussi foisonnantes en méthodes délirantes qu’indigentes en contenus, eussent mieux été nommées : " Comment n’apprend-on plus à l’école (qui a perdu) l’élémentaire ? ".


Larvatus prodeo.


1. Tel est l’argument ultime lors des formations des instituteurs, quand les objections se font lourdes et la rhétorique impuissante : " Vous êtes fonctionnaires, vous devez appliquer la loi. ". C’est aussi la référence de M. Goigoux, qui finit par juger des méthodes selon leur conformité aux programmes. La méthode Boscher est dite sans vergogne " hors-la-loi ", selon une conception de la liberté pédagique à l’usage exclusif de l’obscurantisme (http://education.devenir.free.fr/Lecture.htm#goigoux1).
2. Nous disons " devinette impossible " dans la mesure où toutes les lettres, ou presque toutes, sont à deviner. Puisque c’est impossible, elles sont donc considérées abstraction faite de leur son. On pourrait néanmoins concevoir qu’on ne donne à deviner que la seule nouvelle lettre étudiée, objet de la leçon, à condition que toutes les autres lettres soient connues, associée à leur son.
3. Dire qu’il aura fallu attendre le XXIème siècle pour voir émerger, chez les " modernes ", le principe alphabétique…
4. En fait, cette plongée globale, et en lecture et en écriture, est déjà omniprésente dans les programmes éloquents de l’école maternelle : " C’est dans les activités d’écriture, non de lecture, que les enfants parviennent à vraiment " voir " les lettres qui distinguent les mots entre eux. A cet égard, la reconnaissance globale de mots écrits sur des étiquettes est un exercice insuffisant. Les activités graphiques d’écriture, dans la mesure où elles individualisent des lettres, fournissent un matériel important pour la construction du principe alphabétique. " Sachant que ces activités n’empêchent nullement que : " Tous les enfants ne sont pas parvenus à construire le principe alphabétique à la fin de l’école maternelle. " (p.89).
5. " Mots outils " ou " mots-outils " : une nouvelle classe de mots, un inélégant néologisme de plus, qui signifie que la fréquence de ces mots vaut dispense de déchiffrage, selon nos médecins pédagogistes.
6. A condition que l’écriture de chaque lettre soit explicitement et immédiatement renvoyée au son qu’elle transcrit. L’écriture permet ainsi de fixer corporellement la correspondance entre la graphie et le son.
7. De plus, cette pratique obscurantiste de l’écriture occulte aussi, le plus souvent, l’apprentissage du tracé conventionnel des lettres.
8. C’est donc une première raison de s’en méfier…
9. Les élèves " lisent " des textes ; les mots sont à identifier globalement (les élèves disposent d’une étiquette pour chaque mot).
10. Ne surtout pas : partir des lettres pour lire, apprendre la soustraction en même temps que l’addition, connaître ses tables et ses conjugaisons par cœur, faire des leçons de grammaire ou des exercices répititifs, enseigner la division des nombres décimaux ; la liste n’est pas exhaustive. Les programmes fourmillent vraiment d’excellents conseils qui prennent de façon privilégiée la forme négative de la dissuasion sinon de l’interdiction.
11. Nous attendons avec gourmandise le prochain programme de sciences qui fera de l’échauffement de l’eau la conséquence, tout autant que la cause, de l’ébullition.
12. Quelle vertigineuse prémonition !
13. Apprentissage non obscurantiste, fondé sur le principe alphabétique et la correspondance graphie-phonie, cela va (hélas) " avec " dire !
14. Le discours pédagogiste (et son jargon) a toujours eu pour but d’intimider ou de lasser (et lacer !) le lecteur, vernis scientifique destiné à ne pas donner prise à la critique.
15. Sans doute faut-il être au moins universitaire (département " Sciences de l’éducation ") pour accoucher d’un tel paralogisme. Est-ce à l’honneur de l’Université ?
16. " Démissionné " du HCE (Haut Conseil de l’Education) pour avoir refusé que soient confiées les rênes de l’école au responsables de son naufrage (http://www.ihes.fr/~lafforgue/dem/circonstances.html).
17. Car nous nous y sommes nous-mêmes longuement et laborieusement perdus !
18. On y vérifie que les signifiants sont employés à bon escient, comme témoignage d’une association assurée entre signifiant et signifié.
19. Les enfants s’emparent ainsi fréquemment des mots (des signifiants) sans les comprendre (sans les signifiés).
20. Réservons alors le prodige proprement dit à l’invention absolue du premier signe, lorsque le jeune enfant comprend, dans un coup de génie phénoménal, que les signifiants dans lesquels il baigne depuis des mois " ont " du sens (certes, pas par eux-mêmes. C’est lui qui le réinvente).
21. Et si le signifié reçu, conventionnel, paraît stable, il connaîtra des raffinements selon les développements de la réflexion du sujet.
22. " Hypostasier " est traiter comme une réalité indépendante de la pensée ce qui n’est qu’une abstraction, donc conçue, donc " dans " l’esprit. Rien n’est plus commun que cette illusion.
23. Mais, même là, le sujet est responsable du sens. Sinon, mon chien comprendrait aussi l’énoncé.
24. Et même s’il y a, là aussi, un sens conventionnel, il n’est qu’embryonnaire et confus et requiert son accomplissement par la réflexion personnelle.
25. Et le recensement factuel des significations par les dictionnaires n’y suffit pas.
26. Sauf dans le cas rare du penseur (qui cherche à unifier les significations), cette " conception " est bien plus souvent une " imagination " (qui agglomère des représentations, des images, à partir d’une multiplicité d’expériences).
27. Cas du discours intérieur, où le signifiant n’est pas une perception externe mais une représentation interne.
28. Ce n’est qu’à l’occasion du cours de philosophie de terminale que l’on est initié au nécessaire approfondissement du signifié et à la liberté de sa conception.
29. " Secondairement ", soit, mais presque simultanément.
30. Il suffit de voir les anciens cahiers de début de CP pour en conclure que les élèves, lorsqu’ils étaient scolarisés, commençaient à apprendre à lire (des lettres et des syllabes, puis des mots, et non des " mots étiquettes ") avant le Cours Préparatoire (http://michel.delord.free.fr/cp-sr.pdf).
31. Le signifiant écrit subit sans doute la même intériorisation que le signifiant oral.
32. Sans indices, sans hypothèses, sans " capital mots " mais avec un " capital lettres ".
33. Procédé qui, dans des limites très rigoureuses, n’aurait rien d’absurde en soi, s’il n’était gâté par l’occultisme.
34. Tout (" pan ") devient interprétable.
35. Toujours ces inversions renversantes : il faut donc " connaître ", un peu, l’histoire, mais avant de la lire pour pouvoir la lire ! Il faut des indices (type de texte, illustrations, " situations de communications ") pour amorcer les devinettes. Et cette imagination débridée est appelée " construction du sens " !

01/2006