L’invention sans fard

Kit d’éclairage et exemples


Kit de définitions.

Le texte officiel

Bulletin officiel de l’Education nationale n°6 du 28 juin 2001 : (http://www.education.gouv.fr/bo/2001/26/ensel.htm )

" L'écriture d'invention contribue, elle aussi, à tester l'aptitude du candidat à lire et comprendre un texte, à en saisir les enjeux, à percevoir les caractères singuliers de son écriture. Elle permet au candidat de mettre en œuvre d'autres formes d'écriture que celle de la dissertation ou du commentaire. Il doit écrire un texte, en liaison avec celui ou ceux du corpus, et en fonction d'un certain nombre de consignes rendues explicites par le libellé du sujet.
L'exercice se fonde, comme les deux autres, sur une lecture intelligente et sensible du corpus, et exige du candidat qu'il se soit approprié la spécificité des textes dont il dispose (langue, style, pensée), afin d'être capable de les reproduire, de les prolonger, de s'en démarquer ou de les critiquer.
En aucun cas on ne demande, le jour de l'examen, l'écriture de textes de pure imagination, libre et sans contrainte. Le document iconographique, s'il est joint au corpus, ne peut servir que de support. En aucun cas il ne sera demandé d'en faire une étude pour lui-même.
L'écriture d'invention peut prendre des formes variées. Toutefois, comme elle se fonde sur les contraintes littéraires des genres inscrits au programme de la classe de première, et qu'elle doit se prêter à une évaluation objective des correcteurs, elle s'inscrit dans les orientations suivantes :
- article (éditorial, article polémique, article critique - éloge ou blâme -, droit de réponse...) ;
- lettre (correspondance avec un destinataire défini dans le libellé du sujet, lettre destinée au courrier des lecteurs, lettre ouverte, lettre fictive d'un des personnages présents dans un des textes du corpus...) ;
- monologue délibératif, dialogue (y compris le dialogue théâtral) ;
- discours devant une assemblée ;
- essai ;
- récit à visée argumentative sous forme de fable, d'apologue...
Pour la série littéraire, on ajoutera :
- amplification (écriture dans les marges ou les ellipses du texte), parodie et pastiche. "

 

Derrière le mot…

- "invention" : mot piège et hypocrite, sens rhétorique et non tourné vers la "création" (elle aussi mythique) = faire croire aux parents et aux médias que le français a changé, en jouant malhonnêtement sur les mots.

- en fait : "inventio" au sens latin = recherche d'arguments (chose que l’on connaît depuis toujours) ; que l'on va faire entrer dans une forme codée (article, lettre, dialogue, apologue, monologue) et contraignante (donc le contraire de la création et de la nouveauté) ; à laquelle on va donner une orientation univoque (= l'élément à développer à l'aide d'arguments), en obligeant l'élève à étoffer une vision obligatoire, sans possibilité de réflexion et de contradiction. Donc épreuve de pensée captive. Et certains osent parler de "création", alors qu'il s'agit de coercition !

- donc formatage et déperdition de la formation de l'esprit critique, incitation à la sophistique, à l'aptitude à développer n'importe quoi sans aucune conviction, en utilisant des techniques rhétoriques d'adhésion (la trop fameuse "argumentation" de Perelman) qui relèvent alors de la manipulation. On peut, selon les besoins, obliger l'élève à développer des points de vue totalement faux ou dangereux comme le montrent les exemples qui suivent (discours d'un esclavagiste, incitation au meurtre, condamnation de "Souvenir de la nuit du 4" de Hugo dans les Annales zéro...), ou bêtement "citoyens" (développer au choix : "liberté", "égalité", fraternité" - dans un manuel). Bref, entreprise de décervelage et incitation permanente et perverse (le cadre d'un examen, qui paralyse les élèves) à la malhonnêteté intellectuelle.

- confusion avec un jeu de rôle : on oblige l'élève à parler sans référence ni connaissance de justement ce qu'il ne connaît pas (par exemple la mentalité grecque dans le sujet tiré de Giraudoux en ES/S ; idem pour le sujet de L : quel élève sait ce qu'est une revue de poésie ? imagine-t-on que quelqu'un y défende un poème déjà édité ? on rêve !), donc à dire n'importe quoi ; encouragement à parler de tout sans rien connaître, notamment de l'histoire ou du passé qui modèlent notre langage et notre pensée actuels. Promotion donc du présent, de l'immédiateté, et de l'ignorance, en toute impunité.

- type de sujet qu'on ne peut enseigner (en dehors du formalisme étroit du cadre de la lettre, de l'apologue, etc.), puisque il ne correspond à aucun des critères de l'exposé d'une pensée valide et validée (présentation introductive, recherche des objections, développement d' arguments, et conclusion bilan). Il exclut la contradiction ou la distance de l'esprit critique, en excluant toute dialectique. Il promeut donc une opinion obligatoire, éventuellement stupide, aux dépens de la réflexion. Or l'opinion en soi n'a aucune valeur.

- type de sujet qui peut se rédiger sans aucune connaissance de quoi que ce soit, en littérature ou analyse de texte ; donc sans rapport avec le français, hormis la langue. On ne note dans ce cas que le bagout ou une certaine virtuosité d'expression, quel que soit le contenu. Donc ce ne peut être une épreuve certificative, puisqu'elle ne vérifie et ne fait entrer en oeuvre aucune connaissance ni aucune compétence proprement littéraires. A la limite, c'est un certificat de bonimenteur.

- enfin, entreprise de négation de la littérature, de l'oeuvre, du projet d'un auteur ; on propose à l'élève d'y toucher, en toute impunité là aussi, et même avec incitation : faire imaginer la réponse d'Hector qui condamne la guerre n'a aucun sens par rapport à la pièce de Giraudoux. Même chose pour faire imaginer aux élèves une scène du Père Goriot (Rastignac dîne chez Mme de Nucingen), à la suite de l'épilogue (!), qui en rétrolecture donne justement le sens du roman ! Quant à faire croire aux élèves qu'ils valent n'importe quel écrivain...

 

Analyse et exemples.

Jusqu’à présent école de liberté et de réflexion, l’étude des textes et des œuvres en classe de français, par le biais du commentaire et de la dissertation, ouvrait sur une pensée personnelle et construite, parfois difficile. Pour à la fois discréditer ce type de pensée (pensons à la polémique sur la dissertation) comme dépassé, et améliorer les résultats du baccalauréat, il fallait l’exclure ou le concurrencer, et introduire une forme d’écriture qui ne se réfère à rien de littéraire.

Ce type d’ " écriture " permet la promotion sans sanction de l’ "opinion "déclarée valeur en elle-même, par la simple vertu de son émission. Mais l’abandon de toute perspective contradictoire ou dialectique dans ce type de sujet peut conduire aux dérives. Obligeant à une argumentation orientée par le libellé, il peut imposer aux élèves de concevoir et développer les thèses les plus contestables et les plus perverses, qui plus est sous l’autorité d’un examen terminal qui les laisse sans défense. On l’a vu en juin 2001 avec le sujet suivant : " Au Premier de l’an 2001, un responsable de l’Etat expose les raisons que l’on peut avoir d’espérer en un monde meilleur. Rédigez son discours. ". Un certain nombre d’élèves ont ainsi exposé dans leurs devoirs d’examen leurs souhaits fanatiques ou sécuritaires, voyant un monde meilleur dans les possibilités de " charters " pour tous les immigrés, ou dans les progrès de la médecine prédictive ou génétique un eugénisme réjouissant, ou dans l’euthanasie légalisée la suppression de poids affectifs et sociaux….

Le sujet 7 de la brochure ministérielle d ‘" Annales zéro " d’octobre 2001, publiée sous l’égide du Ministère de l’Éducation Nationale propose, à la suite d’un " corpus " incluant l’extrait des Châtiments " Souvenir de la nuit du 4 ", ce travail d’écriture sous la rubrique " invention ", p. 27 :

" Vous choisirez un de ces deux sujets :

Le premier travail proposé est scandaleux. Que signifie, en effet, condamner le poème " Souvenir de la nuit du 4 " ? Cela signifie défendre la répression policière et, contextuellement, la violence exercée sur un enfant, se faire l’apôtre du meurtre gratuit et de la douleur des proches. L’élève qui choisirait cette option pourrait, sans être hors sujet, faire l’apologie d’un régime dictatorial.

La balance proposée par le deuxième travail, qui prend le parti opposé, est également scandaleuse, parce que l’ensemble du sujet laisse à penser qu’il peut y avoir un débat, dans nos valeurs républicaines, entre les deux positions. Et ceci n’est pas tolérable. Les valeurs que nous apprenons aux élèves visent à honorer le courage de Victor Hugo et non à insinuer le doute dans l’esprit des élèves. Il est en effet dangereux de laisser naître dans l’esprit des adolescents un soupçon qui remette en cause, non seulement l’enseignement des lettres, mais aussi l’enseignement de l’Histoire et, au-delà, l’apprentissage de la socialisation et d’une citoyenneté authentique.

La revue professionnelle L’École des Lettres vient de publier un dossier sur ce type d’ " écriture ", où l’on peut lire le sujet suivant : " En vous inspirant du chapitre XIX de Candide et en un récit qui s’apparentera à une défense de l’esclavage, vous rédigerez la version de ces mêmes faits telle que M. Vanderdendur aurait pu la proposer en lieu et place de son esclave, le nègre de Surinam ".

L’auteur de ce dossier justifie ce sujet de la manière suivante (pp. 21-22) : " La créativité de l’élève est vraiment mise à l’épreuve, car on lui demande en quelque sorte de défendre une thèse esclavagiste ! Sujet guère " politiquement correct ", mais qui sera, pour le moins, une expérimentation enrichissante de ce que pouvait être la mauvaise foi des esclavagistes, une façon de comprendre de l’intérieur la dangerosité de certaines thèses. Pour mieux pouvoir ensuite les combattre ! "

La justification proposée par la revue fait preuve d’une très grande méconnaissance de ce qu’a été l’esclavage, et du fait qu’il existe encore en certaines régions du monde. En l’occurrence, c’est l’inculture qui nourrit un double mépris : mépris de la connaissance (de l’Histoire, au vrai) et mépris des victimes. Et puis, l’esclavage, une affaire de " mauvaise foi " ? L’ignorance le dispute au cynisme. Et l’imprudence à la naïveté : que signifie " comprendre de l’intérieur la dangerosité de certaines thèses. Pour mieux pouvoir ensuite les combattre ! " quand on n’a enseigné aux élèves que les techniques d’adhésion, et non la nécessaire distance émancipatrice de la connaissance et de l’esprit critique ?  Nous sommes, avec ces " sujets d’invention ", dans la logique du jeu de rôles. Notre enseignement ne peut se limiter, quelles que soient les matières, à la mise en pratique de tels jeux qui participent d’une volonté pernicieuse : mettre en avant une rhétorique vide de sens, promouvoir l’obscurantisme, et asservir notre enseignement à un sophisme de mauvais aloi, ou, pire, le faire devenir celui du cynisme institutionnalisé.

Les nouveaux manuels regorgent également de sujets qui confondent allègrement réflexion et morale, et portent gravement atteinte à la laïcité et à la liberté de jugement. On se contentera d’en citer trois, particulièrement éclairants, où le français et cette nouvelle forme d’écriture "d’invention " se mettent au service de la bien-pensance, de l’ordre moral et du " politiquement correct " :

-" Quelles leçons Jean-Pierre Camus veut-il que le lecteur tire de sa narration (sur les questions de l’adultère, de la passion amoureuse, de la fidélité, de l’honneur qu’on doit aux femmes, etc.), et quelles leçons en tirez-vous pour vous-même ? " (Belin, Anthologie 2e/1ère, p. 147)

" Choisissez dans l’anthologie un texte qui vous paraît choquant du point de vue de l’ordre moral ou politique, et récrivez-le pour qu’il paraisse plus ‘conforme’ " (Ibid., p. 121).

" En vous inspirant des registres de cette tirade (Lorenzaccio, III, 3), des figures du discours et de la syntaxe dominante des phrases, vous composerez un monologue exalté destiné à faire l’apologie de l’une des valeurs de la devise républicaine ‘Liberté, Egalité, Fraternité’ " (Hachette, Littérature et Langages 2e, p. 133).

Quelques réactions : http://www.liberation.com/page.php?Article=35316

Agnès Joste

06/2002