"Grammaire et technique"


[Extrait de Antonio Gramsci, Les Cahiers de la prison, Troisième section, IV]

Peut-on poser le problème pour la grammaire comme pour la « technique » en général ? La grammaire est-elle seulement la technique de la langue ? En tout cas, la thèse des idéalistes, surtout la thèse gentilienne*, de l'inutilité de la grammaire et de son exclusion de l'enseignement scolaire est-elle justifiée ? Si l'on parle (on s'exprime avec des mots) d'une façon historiquement déterminée pour des nations ou pour des aires linguistiques, peut-on se passer d'enseigner cette « façon historiquement déterminée » ? Une fois admis que la grammaire normative traditionnelle est insuffisante, est-ce une bonne raison pour n'enseigner aucune grammaire, c'est-à-dire pour ne se préoccuper d'aucune façon d'accélérer l'apprentissage de la manière de parler déterminée d'une certaine aire linguistique, mais de laisser « apprendre la langue dans le langage vivant » ou autres expressions de ce genre employées par Gentile ou par les gentiliens ? Il s'agit au fond d'une forme de libéralisme des plus extravagantes et des plus biscornues.

Différences entre Croce et Gentile. D'habitude, Gentile s'appuie sur Croce, en en exagérant jusqu'à l'absurde quelques positions théoriques. Croce soutient que la grammaire ne fait partie d'aucune des activités spirituelles théoriques élaborées par lui, mais il finit par trouver dans la « pratique » la justification d'un grand nombre d'activités niées d'un point de vue théorique : Gentile exclut aussi de la pratique, dans un premier temps, ce qu'il nie théoriquement, quitte à trouver ensuite une justification théorique aux manifestations pratiques les plus dépassées et les plus injustifiées techniquement.

Doit-on apprendre « systématiquement » la technique? Il est arrivé que la technique de l'artisan de village s'oppose à celle de Ford. On apprend la « technique industrielle » de bien des facons : artisans, pendant le travail de l'usine lui-même, observant comment les autres travaillent (et donc avec une plus grande perte de temps et d'énergie et seulement partiellement) ; dans les écoles professionnelles (dans lesquelles on apprend systématiquement tout le métier, même si quelques-unes des notions apprises ne doivent servir qu'un petit nombre de fois dans la vie, et même jamais) ; par la combinaison des différentes manières, avec le système Taylor-Ford qui crée un nouveau type de qualification et de métier limité à des usines déterminées, et même à des machines ou à des moments du processus de production.

La grammaire normative, que l'on ne peut concevoir séparée du langage vivant que par abstraction, tend à faire apprendre l'ensemble de l'organisme de la langue déterminée et à créer une attitude spirituelle qui rend apte à s'orienter toujours dans le domaine linguistique (voir la note sur l'étude du latin dans les écoles classiques).

Si la grammaire est exclue de l'école et n'est pas « écrite » , on ne peut pas l'exclure, pour autant, de la « vie » réelle, comme on l'a déjà dit dans une autre note : on exclut seulement l'intervention organisée et unitaire dans l'apprentissage de la langue et, en réalité, on exclut de l'apprentissage de la langue cultivée la masse populaire nationale, puisque la couche dirigeante la plus élevée, qui parle traditionnellement le « beau langage » , transmet cette langue de génération en génération, à travers un processus lent qui commence avec les premiers balbutiements de l'enfant sous la direction des parents, et qui se poursuit dans la conversation (avec ses « on dit ainsi » , « on doit dire ainsi » , etc.) toute la vie : en réalité, on étudie « toujours » la grammaire, etc. (par l'imitation des modèles admirés, etc.). Il y a, dans la position de Gentile, beaucoup plus de politique qu'on ne le croit et beaucoup d'attitude réactionnaire inconsciente comme du reste on l'a noté d'autres fois à d'autres occasions ; il y a toute l'attitude réactionnaire de la vieille conception libérale, il y a un « laisser faire, laisser passer » qui n'est pas justifié comme il l'était chez Rousseau (et Gentile est plus rousseauiste qu'il ne le croit) par l'opposition à la paralysie de l'école jésuite, mais il est devenu une idéologie abstraite et « anhistorique » .

* Giovanni Gentile, philosophe italien, ancien ministre de l’éducation (qu’il a réformée dans un sens “antipositiviste et anti-Lumières”), théoricien du fascisme, rédigea le Manifeste des Intellectuels du fascisme (1925) ; fusillé par les partisans en 1944. Cf http://www.riflessioni.it/enciclopedia/gentile.htm

[Scanné par J.J.] 12/2005