Grammaire et " citoyenneté "


Il y a dans les programmes de français, depuis la loi de 1989, une inquiétante convergence : toujours moins d’étude et d’analyse de la langue, toujours moins d’histoire littéraire, toujours moins de fréquentation prolongée, minutieuse, exhaustive des œuvres marquantes de notre littérature. Ce double abandon de l’apprentissage du jugement par l’analyse (impossible sans une connaissance apprise des mécanismes de la langue) et par la perspective historique (impossible sans une connaissance claire de l’histoire littéraire), a été maintes fois justifié par les concepteurs des programmes et par ceux qui les ont inspirés.

Il s’agirait de fonder une école plus égalitaire [1] : la culture littéraire historique revêtirait, selon Alain Viala (président du groupe d’experts chargé des programmes de 1999) un caractère " affinitaire ". En effet, Montaigne, Pascal, Proust, renverraient à cette " connivence culturelle " que rejette M. Viala parce qu’elle exclurait tout les élèves qui ne sont pas des héritiers. Il faut donc exclure ces références et cette histoire, qui ne sont pas celles d’un pays maintenant si divers par ses origines culturelles et géographiques, mais celles d’une classe. Quelle serait alors la culture universelle que l’on pourrait enseigner ? les programmes de première nous l’expliquent : il faudra enseigner " les genres et les registres [2], (car) le langage en général, et l'art littéraire en particulier, ont pour propriété spécifique d'exprimer des attitudes et émotions fondamentales, communes à tous les hommes, qui prennent forme dans les genres et les registres de l'expression. Il convient donc de donner aux lycéens un accès à ce patrimoine commun de l'humanité. " Et M. Viala de préciser : " Si l’élève se retrouve mieux dans les registres, c’est qu’ils " sont la manifestation par le langage des grandes catégories de l’émotion et de la sensibilité " ; les connaître permettra aux élèves " d’exprimer eux-mêmes ce qu’ils éprouvent ". C’est donc par là qu’il faut désormais aborder les textes pour ne léser personne, car s’il y a un savoir de classe, il n’y aurait pas d’émotions de classe. Mais si l’émotion est universelle, (encore qu’il n’y ait rien de plus culturel que le rire ou les larmes), il faut alors bannir de l’enseignement tout ce qui interdit, retarde, ou même freine la manifestation ou l’expression de cette émotion. Le langage est un moyen d’expression et d’émotion : il ne doit donc pas être stérilisé par un travail d’analyse : on peut à la rigueur " observer " son fonctionnement, comme le recommandent les programmes de l’école primaire, mais certainement pas en étudier le système grammatical, car on risque de couper la parole, et l’émotion des enfants.

On voit donc que cette logique émotionnelle est désormais présente depuis l’école primaire jusqu’à la classe de première. A la pédagogie de la raison, qui exigeait de l’élève un effort pour qu’il sorte de lui-même, a succédé la pédagogie de l’émotion, qui incite l’élève à se tourner vers lui-même.

Cette attitude pédagogique a sa cohérence ; et c’est en cela qu’elle fait peur. Car elle s’inscrit dans toute une tradition – romantique mais aussi politique – dont l’histoire nous a appris à nous méfier. Le jeune Gide pouvait bien recommander à Nathanaël de jeter son livre, à la fin des Nourritures terrestres : Rimbaud avait déjà fait table rase de la " vieillerie poétique ". Mais ni l’un, ni l’autre ne pouvaient deviner que c’est au nom du même enthousiasme que les étudiants des plus prestigieuses universités allemandes suivraient à la lettre leur recommandation, et jetteraient dans d’immenses bûchers ces monuments de " connivences culturelles " que sont les bibliothèques, afin de fonder un homme neuf qui, débarrassé de sa mémoire aliénante, fût tout d’émotion. N’est-ce pas au nom du même enthousiasme que les gardes rouges ont fait table rase des mandarins qui s’opposaient à l’avènement d’un homme neuf ? N’est-ce pas le même élan révolutionnaire qui a entraîné l’Ayatollah Khomeiny lorsqu’il a décidé de fermer les universités puisque l’enseignement des mosquées et de son petit livre vert allait permettre d’éradiquer l’aliénation de la jeunesse iranienne à la culture occidentale ?

Ainsi, l’émotion, l’adhésion, l’enthousiasme, seraient du côté du progrès ; la réflexion, l’analyse, le doute, seraient des symptômes de conservatisme, des attitudes intellectuelles réactionnaires, des réflexes de classe de mandarins qui refuseraient tout autre rapport au monde que celui qui légitime leur position dominante. L’intellectuel, le professeur, le parent, le citoyen, qu’effraie cette idéologie, qui continue à trouver des vertus civiques universelles à la raison, au doute cartésien, à l’analyse, aux repères historiques, se trouve alors culpabilisé : il est élitiste, ségrégationniste, et surtout : réactionnaire.

Il faut à tout prix refuser cette catégorisation fallacieuse et terroriste : la survie de l’humanisme en dépend. Pour revenir aux exemples historiques que j’ai évoqués plus haut, il me semble que, depuis le milieu du XIXème siècle, si l’on se réfère aux travaux de Zeev Sternhell sur les droites révolutionnaires en France, l’apanage du " progrès " fut autant revendiqué par les droites les plus extrêmes que par la gauche. Et si les marxistes pensaient que " l’internationale  (serait) le genre humain ", les fascistes et les nazis étaient eux aussi persuadés de contribuer à la création d’un homme neuf, débarrassé de vieilles scories humanistes et démocratiques [3].

Ainsi, c’est au nom de cette " révolution nationale " que les idéologues de Vichy dénonçaient le caractère vieilli, suranné, usé, du parlementarisme et de la démocratie, de même qu’ils dénonçaient dans l’enseignement " l’instituteur aussi méfiant des nouveautés de son métier que l’est un paysan devant des innovations agricoles [4] " ; et de louer "  des techniques d’éducation nouvelles, basées sur une meilleure connaissance de la nature enfantine et de ses fonctions mentales particulières, répondant aux vrais besoins des enfants, et développant au maximum leurs aptitudes créatrices et leurs forces spontanées ; (des techniques) aussi raisonnablement mises au point, aussi sérieusement expérimentées que la méthode Montessori, le méthode Decroly, la méthode de lecture globale, le travail par groupes ou par équipes ". Comme nos soi-disant pédagogues progressistes actuels, ils assignaient à l’école cette tâche enthousiasmante : " notre devoir immédiat est de nous disposer à accomplir cette révolution interne de nos institutions et de nos pratiques éducatives, qui fera de l’école le germe même de la nation, le ferment vital du progrès et de la réforme sociale " (comme le souhaite Philippe Meirieu dans L’école ou la guerre civile, ou comme le proclament les programmes actuels de français qui ont pour but " la formation du citoyen "). Et lorsque le ministère de l’éducation d’Abel Bonnard déclare, en 1943, " nous voulons créer un nouveau type d’homme français, capable de s’intégrer à l’Europe et au monde ", sommes-nous bien loin de la finalité idéologique assignée à l’école actuelle ? En revanche, les pédagogues de Vichy stigmatisaient " les systèmes traditionnels dégénérés en routines sans vertus ".Et de même, nos pédagogistes actuels, nos programmes, s’en prennent à la vieillerie des cours " magistraux [5] ", comme à la vieillerie des savoirs disciplinaires (le ministre Allègre n’a-t-il pas déclaré qu’en histoire , au lycée , des " flashs " étaient largement suffisants ?). C’est encore dans le bulletin national de l’enseignement primaire (1943 – 1944) qu’on trouve cette attaque contre l’enseignement traditionnel, que ne désavoueraient pas nos pédagogistes de  " progrès " : il faut compter au rang des " égarements de naguère : l’excès de verbalisme, l’abus de l’enseignement discursif, de l’exposé intarissable[6], le goût de l’encyclopédisme intempérant ". Abel Bonnard et Claude Allègre se rejoignent : des " flashs " suffisent.

Ces deux visions opposées de l’école, aussi bien dans ses finalités que dans ses méthodes, reposent sur deux conceptions de l’homme que l’on peut voir à l’œuvre dans tous les domaines de la vie sociale.

Je voudrais, pour illustrer mon propos, mettre en regard deux allocutions politiques prononcées à la radio au même moment, et s’adressant toutes deux aux citoyens français, pour commenter le même événement  : celle du Maréchal Pétain, le 16 juin 1940, et celle du Général de Gaulle, le 18 juin.

Si nous nous fondons sur les critères de progrès définis plus haut, et que je prétends partagés par toutes les idéologies que j’ai évoquées, il saute aux yeux que l’homme de " progrès " qui s’adresse à notre émotion, c’est Pétain ; et le " réactionnaire ", qui s’adresse à notre raison, c’est de Gaulle. De toute évidence, entre ces deux rhétoriques, ce sont deux conceptions du monde et des hommes qui s’opposent, deux façons d’envisager la polis. Ces deux discours sont radiodiffusés : ce sont donc deux voix qui s’adressent aux Français. Leur langage et leur ton (pardon : leur " registre ") révèlent leur conception de la citoyenneté : Pétain proclame son amour des Français, et leur demande de se fier à lui ; de Gaulle leur parle en termes d’égalité : il cherche à les convaincre, pour qu’ils adoptent la même analyse que lui.

Allocution du maréchal Pétain le 16 juin 1940. (extrait)

" Sûr de l'affection de notre admirable armée qui lutte avec un héroïsme digne de ses longues traditions militaires, contre un ennemi supérieur en nombre et en armes, sûr que, par sa magnifique résistance, elle a rempli nos devoirs vis-à-vis de nos alliés, sûr de l'appui des anciens combattants que j ai eu la fierté de commander, sûr de la confiance du peuple tout entier, je fais à la France le don de ma personne pour atténuer son malheur.

En ces heures douloureuses, je pense aux malheureux réfugiés qui, dans un dénuement extrême, sillonnent nos routes. Je leur exprime ma compassion et ma sollicitude.

C'est le cœur serré que je vous dis aujourd'hui qu'il faut cesser le combat. Je me suis adressé cette nuit à l'adversaire pour lui demander s'il est prêt a rechercher avec moi, entre soldats, après la lutte et dans l'honneur, les moyens de mettre un terme aux hostilités. Que tous les Français se groupent autour du gouvernement que je préside pendant ces dures épreuves et fassent taire leur angoisse pour n'obéir qu'à leur foi dans le destin de la patrie ! "

Appel du général De Gaulle à la BBC le 18 juin 1940. (extrait)

" Les chefs, qui, depuis de nombreuses années, sont à la tête des armées françaises, ont formé un gouvernement.

Ce gouvernement, alléguant la défaite de nos armées, s'est mis en rapport avec l'ennemi pour cesser le combat. Certes, nous avons été, nous sommes submergés par la force mécanique, terrestre et aérienne de l'ennemi. Infiniment plus que leur nombre, ce sont les chars, les avions, la tactique des Allemands qui ont surpris nos chefs au point de les amener où ils sont aujourd'hui. Mais le dernier mot est-il dit? L'espérance doit-elle disparaître? La défaite est-elle définitive? Non! Croyez-moi, moi qui vous parle en connaissance de cause et qui vous dis que rien n'est perdu pour la France. Les mêmes moyens qui nous ont vaincus peuvent faire venir un jour la victoire.

Car la France n'est pas seule…. "

 

I - Pétain : le langage universel de l’émotion et de la sensibilité

1 – Un langage lyrique

Il est frappant de constater combien le lexique employé par Pétain est lyrique : ce qui lie les Français à leur chef, et leur chef à leur armée, c’est l’amour, l’admiration et la pitié : à " l’affection " de l’armée répond " la confiance du peuple tout entier " en son chef.

Quant à l’armée, il est inutile d’analyser les causes de sa position critique en cette veille d’armistice : seul compte le sentiment qu’elle suscite, exprimé par une série d’épithètes homériques dont le caractère hyperbolique interdit tout jugement critique: elle est " admirable ", elle " lutte avec héroïsme ", elle montre une " magnifique résistance ", elle ne donne que " fierté " à son ancien chef.

Le rapport entre le chef et son peuple enfin, dès lors qu’il est fait non d’un contrat social, mais d’un lien d’affection, ne peut être que de sympathie : sympathie pour la situation commune (" les heures douloureuses " ), sympathie pour la situation et les sentiments des Français (" malheureux ", " dans un dénuement extrême ", " angoisse "), protestation de sympathie, enfin, pour tout programme (" je leur exprime ma compassion et ma sollicitude ").

Nos jeunes élèves, donc, enseignés par les nouveaux programmes, seraient tout à fait à même d’adhérer à ce verbe émotif.

2 – Une langue sans articulation logique

Mais il est une autre caractéristique du verbe pétainiste qui le rend particulièrement moderne, " universel ", et proche des gens, c’est l’absence totale de liens logiques. Il n’y a en effet, dans ce discours, ni cause, ni conséquence, ni opposition, ni concession. A une exception près, les seules subordonnées employées sont des relatives, dont le rôle d’épithète ne sert qu’à renforcer le caractère lyrique des descriptions, et donc à renforcer l’émotion pour annihiler le jugement critique : " notre admirable armée qui lutte ", ou " les anciens combattants que j’ai eu la fierté de commander ", ou les " malheureux réfugiés qui dans un dénuement extrême sillonnent les routes ".

On voit donc que l’analyse logique, qui permettait naguère aux élèves de comprendre et de composer des phrases complexes, mais aussi de comprendre et de formuler des raisonnements logiques complexes, est ici parfaitement inutile pour adhérer aux sentiments du chef et communier dans la douleur. Rapprochons, à nouveau, cette vision du monde de celle qui prévaut dans les programmes scolaires actuels : en 2000, sous le ministère Allègre, les programmes du primaire précisaient : " Il convient de restreindre la place trop souvent excessive faite aux leçons de grammaire" (…) l'explication de la subordination est reportée au collège". Voilà pourquoi un grand nombre d’élèves de seconde sont incapables de déceler une relation de cause ou de conséquence dans un raisonnement simple.

Vocabulaire simple et lyrique, syntaxe réduite au minimum : Pétain est en avance sur son temps, et l’on sent déjà poindre une rhétorique de la " proximité " dans laquelle excellera un certain premier ministre de la 5ème République…

3 – Une libération du moi.

Le discours de Pétain n’est pas une froide dissertation dans laquelle le moi - haïssable - est banni de la rhétorique traditionnelle. Au contraire, la relation citoyenne passe ici par l’expression du moi. Toutes les propositions principales ont un sujet à la première personne : " je fais à la France le don de ma personne " ; " je pense aux malheureux réfugiés " ; " Je leur exprime ma compassion " ; c’est donc le Maréchal qui dit le monde, comme on incite nos élèves à le faire en leur donnant à lire des œuvres du " genre biographique ", qu’on doit leur imposer en seconde comme en première. Et je ne peux m’empêcher de rapprocher cette phrase de Pétain : " Que tous les Français se groupent autour du gouvernement que je préside pendant ces dures épreuves et fassent taire leur angoisse ", du préambule des Confessions de Rousseau, qui figure dans la grande majorité des listes de textes présentées par les candidats à l’oral de l’Épreuve Anticipée de Français : " Que la trompette du Jugement dernier sonne quand elle voudra, je viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le souverain juge. Etre éternel, rassemble autour de moi l'innombrable foule de mes semblables; qu'ils écoutent mes confessions, qu'ils gémissent de mes indignités, qu'ils rougissent de mes misères… " Ce n’est donc pas au jugement des hommes que Pétain consent de s’exposer, mais au jugement dernier. C’est s’exonérer à bon compte du devoir républicain.

Nous le verrons, de Gaulle, au contraire, dans son appel, répugne à la première personne….

4 – Un discours politique

Mais une fois qu’on l’a débarrassé de son pathos, que reste-t-il de ce discours ? Que propose, au fond, celui qui n’est encore que le dernier président du conseil de la troisième République ?

Réduisons cette allocution à la succession des idées constitutives du message :
1 – " je pense aux malheureux (Français )"
2 – " Je leur exprime ma compassion et ma sollicitude. "
3 – " je vous dis qu'il faut cesser le combat. "
4 – " Que tous les Français se groupent autour (de moi) … pour n'obéir qu'à leur foi ".

Aucune relation logique explicite dans ce raisonnement pourtant clair : puisque je vous plains et puisque je vous aime, ayez foi en moi (certes, il parle de " leur foi  dans le destin de la patrie " ; mais il affirme  détenir " la confiance du peuple tout entier ", et comme il se propose d’incarner la patrie…).

Et l’on comprend que finalement, la relation qu’il instaure avec ses auditeurs n’est pas de l’ordre de la citoyenneté, mais de l’ordre du sacré : le Maréchal, en faisant " don de sa personne à la France ", pour la rédimer de ses péchés, en s’offrant en martyr pour entraîner la foi et l’obéissance des Français, n’est pas loin du Rousseau du préambule des Confessions ; nous ne sommes plus en tout cas dans un discours sur l’agora, nous sommes en chaire, dans l’ecclésia, et nous sommes les témoins d’un mystère. D’ailleurs, pour la droite catholique, la défaite n’est-elle pas le déluge de fer et de feu envoyé pour punir la Gueuse coupable d’avoir succombé aux fausses promesses de l’Antéchrist incarné par le Front Populaire ?

5 – Le retour du sacré : où le fait politique se confond avec le " fait religieux. "

Car la voix de Pétain vient d’en haut, elle vient de l’autel, de la chaire, et nous dit la Passion, en termes simples, clairs, et pathétiques comme le langage des sermons ou des évangiles. De même que la parole de Jésus est celle de l’autorité "  je vous le dis en vérité ", l’incantation maréchalienne cherche à persuader par la force de ses certitudes émotionnelles, et non par l’argumentation (mais A. Viala n’a-t-il pas défini " le domaine du français " comme étant celui " de l’opinion " ?) : certitude émotionnelle qui devient véritablement incantatoire dans sa triple répétition : " sûr de l’affection de l’armée…, sûr de l’appui des anciens combattants…., sûr de la confiance du peuple… ". N’est-ce pas là une forme de discours beaucoup plus efficace pour emporter l’adhésion, et beaucoup moins ennuyeuse que nos froides, laborieuses et artificielles dissertations ?

On comprend que, dans la logique de nos nouveaux programmes, on nous abreuve du pire Victor Hugo, celui qui, moraliste et populiste, exalte avec émotion et lyrisme le travail, la famille, et la patrie [7]. Il figure dans l’anthologie des textes républicains, publiés par le ministère et donné à tous les professeurs de lettres et d’histoire, dans la partie intitulée : " Voix d’hier, boussole pour aujourd’hui ". Voyons donc le cap citoyen qu’indique le ministère par la voix de Hugo: " deux républiques sont possibles… l’une abattra le drapeau tricolore sous le drapeau rouge… ajoutera à l’auguste devise Liberté, Egalité, Fraternité, l’option sinistre : ou la Mort ". (discours prononcé en 1848). J’espère que les résistants qui ont donné leur vie pour que nous puissions vivre libres n’ont jamais lu ces paroles de l’exilé de Jersey, de l’auteur des Misérables, du président d’honneur de la deuxième internationale. Voilà bien l’argumentaire pacifiste qui permettra aux autorités de Vichy de blâmer les résistants pour leur absence de solidarité avec le peuple qui souffre. Pire, la république blâmée par ce Hugo-là, comme par le ministère, c’est aussi celle qui " mettra l’Europe en feu " (comme Vichy le reprochait aux alliés et aux résistants), qui "abolira la propriété et la famille, et qui " niera Dieu ". Il y a pourtant bien des textes où Hugo défend la liberté de façon plus généreuse, bien des exemples dans sa vie même, où il a montré un grand courage personnel et politique. Aller exhumer de tels passages montre bien quel Hugo on veut laisser dans la mémoire de nos élèves, quels citoyens de quelle république on veut former. On frémit, car on se rapproche de l’esprit qui animait les pédagogues de la sombre époque où l’on avait assigné à l’école l’œuvre de " révolution nationale " auprès de la jeunesse. On frémit quand on songe aux régimes qui ont ainsi instrumentalisé la littérature et l’art dans un but de " formation morale ou citoyenne " : les théocraties, et les systèmes totalitaires, tous ceux qui assignent à l’école le rôle de former un homme nouveau.

La présence divine dans les textes " canoniques " de Hugo n’est pas un hasard : rappelons – nous la grande innovation qui doit mettre un terme aux affrontements communautaristes selon les uns, qui doit donner à tous nos élèves une culture commune selon d’autres, qui doit donner aux élèves un " sens à leur vie ", selon X. Darcos : l’introduction de l’enseignement du " fait religieux ". Pourquoi l’introduire, puisque, de toute évidence, il est déjà là, dans les sujets d’examens comme dans ce catéchisme républicain qui doit nous servir de " boussole " ? De même, Nicolas Sarkozy, dans son dernier livre, envisage de revenir sur la loi de 1905 car " c’est dans la religion que réside l’espérance ". Finalement, la reconquête chrétienne de l’école contre les hussards noirs de la République, opérée naguère par la Révolution Nationale, est-elle si éloignée de la lente évolution de l’école que nous connaissons depuis quelques années ?

Mais si l’esprit religieux est déjà installé dans les contenus des textes, il l’est surtout dans les choix pédagogiques qui, depuis vingt ans, ont miné l’apprentissage et l’exercice de la langue, de la logique, de la raison, au profit d’une expression émotionnelle et d’une adhésion fusionnelle, qui font que le seul discours que puisse maintenant comprendre un élève, c’est celui qui relève de la rhétorique hugolienne ou pétainiste que nous venons d’examiner.

Car ce qui a fait l’extraordinaire popularité de Pétain, est sensible dans ce discours : il s’offre en holocauste pour soulager nos peines : comme le Christ, (" car ceci est mon sang, le sang de l'alliance, qui va être répandu pour une multitude en rémission des péchés ". Matthieu 26:28) Pétain fait "  à la France le don de sa personne ". Voilà une phrase qui n’a aucun sens : n’est-ce pas le devoir de tout homme politique qui a accepté un mandat ? de tout militaire en charge d’une mission ? A nouveau, on constate que ce n’est pas la vertu de l’argumentation, qui emporte ici l’adhésion, mais bien la charge d’émotion contenue par l’offre de ce sacrifice totalement irrationnelle. L’essentiel est dans l’analogie créée entre Pétain et le Christ : par une telle analogie, le Maréchal fait coup double : il s’érige en martyr, mais surtout, il fait peser sur l’ensemble des Français la conscience d’un péché par lequel ils font souffrir leur Guide, et qu’il est normal qu’ils expient. Et Pétain, comme Jésus, est plein de compassion pour les hommes pour lesquels, et à cause desquels, il souffre lui-même.


II- De Gaulle : le discours exigeant de la raison critique

A l’inverse, dans l’appel du 18 juin, de Gaulle ne propose pas de sauver la France, ni le genre humain ; il ne se présente pas comme un rédempteur. Aux professions de foi, il oppose une argumentation ; au pathos, l’analyse ; à la première personne, l’impersonnel ; au vocabulaire affectif et simpliste, une langue abstraite et technique ; à la parataxe [8], la syntaxe ; au sermon, la dissertation.

1 – Une langue abstraite et technique

Je ne sais combien de citoyens de 2004, bercés par les raffarinades et le 20 heures de TF1, suivraient un discours comprenant des mots tels que : " alléguant ", des tournures systématiquement abstraites comme " l’espérance doit-elle disparaître ? la défaite est-elle définitive ? les moyens qui nous ont vaincus ". Ce langage impersonnel s’oppose à celui de Pétain, totalement personnifié : " notre armée qui lutte ; un ennemi supérieur en nombre ; les anciens combattants, les malheureux réfugiés ". Nul doute que le discours de " proximité ", c’est le Maréchal qui le tient ; mais c’est chez le jeune Général qu’apparaît la distance qui marque le respect et l’égalité.

Par ailleurs, l’ancien professeur à l’école de guerre qu’est de Gaulle, le spécialiste de l’armée mécanisée, se comporte ici comme le Diderot de l’Encyclopédie : pour faire de ses auditeurs des êtres politiques responsables, il commence par les éclairer, sans les supposer incapables d’entrer dans des considérations techniques : les causes de la défaite ne sont pas d’ordre héroïque, ne relèvent pas de la chanson de gestes, comme Pétain aimerait le faire croire (" notre admirable armée qui lutte avec un héroïsme digne de ses longues traditions militaires, (...) sa magnifique résistance ", balayant d’une brève allusion les considérations techniques (" un ennemi supérieur en nombre et en armes ") . De Gaulle, au contraire, pense qu’il doit aux Français une analyse technique des causes de la défaite : " la force mécanique, terrestre et aérienne ", " les chars, les avions, la tactique ".

2 – Un discours désincarné

Pourtant, à première lecture, l’homme accessible et populaire, c’est bien le vieux Maréchal, celui qui parle de lui au peuple , qui lui fait des confidences en gage de la confiance qu’il demande en retour : nous l’avons remarqué, le discours de Pétain, chaleureux et intimiste, est tout entier à la première personne. Celui de de Gaulle, est tout à l’opposé : rien de fusionnel dans cette analyse : dans les deux premières phrases, les sujets sont à la troisième personne du pluriel : " les chefs ", " ce gouvernement ". C’est une réalité objective sur laquelle le " je " n’a pas prise. Même regrettable, c’est une constatation imposée par les faits. Le deuxième paragraphe comporte ensuite une série de pronoms de la première personne du pluriel, par lesquels le Général s’agrège aux Français sans s’en distinguer (" nous sommes submergés par la force mécanique "); puis une série d’impersonnels qui posent une hypothèse dépourvue de subjectivité (" la défaite est-elle définitive ? "). L’unique première personne arrive alors, encore que le pronom " moi " soit ici employé comme objet, et non comme sujet (" croyez-moi et non " croyez en moi ", comme semble le demander Pétain). C’est certes une demande d’adhésion ; mais à une idée partagée, à l’analyse commune d’une situation, et non à la personne d’un être qui ne propose que la sincérité de sa compassion et de son sacrifice.

Le doublement, certes central, du " moi " (" croyez moi, moi qui vous dis "), se fond ensuite, de manière symétrique avec le début du discours, dans la première personne du pluriel et dans la troisième : "  les mêmes moyens qui nous ont vaincus " reprennent " nous sommes submergés par la force mécanique ". Enfin, le je et le nous se désincarnent définitivement pour se fondre dans le symbolique : " la France n’est pas seule ".

On sait que l’auteur des Mémoires de guerre manie avec une aisance extrême la langue et la période classique. Nous en avons ici un bel exemple. Mais il ne le fait pas pour marquer une distance infranchissable par le peuple : au contraire, il l’utilise dans le dessein de montrer que le peuple et lui participent d’un même système, que les chars n’ont pas pu détruire, et qui transcende aussi bien le peuple que le jeune général.

3 – Un modèle de dissertation.

Si le discours de Pétain est un sermon univoque, qui cherche à emporter l’adhésion par l’émotion, le discours gaullien, par sa forme dialectique, a tout à fait la forme d’une dissertation. Hélas, il est à craindre que nos élèves de seconde soient bien incapables d’en comprendre le cheminement, puisque désormais, les programmes de français repoussent l’apprentissage de la " délibération " à la première.

On attendrait, en ces heures graves, un recours vibrant au pathos ou à l’émotion . Au contraire, de Gaulle développe un exposé dialectique en trois parties : n’est-ce pas ainsi qu’on apprenait aux futurs hommes de responsabilités à s’exprimer de manière raisonnable ? Comme l’exige le raisonnement par délibération, l’orateur commence par exposer la thèse qu’il s’apprête à réfuter, en l’annonçant clairement par un " certes " concessif. Toutefois, la modalisation [9] contenue dans " alléguant " ne laisse guère de doute sur l’opinion du Général. Vient ensuite la canonique antithèse, clairement annoncée par la conjonction la plus simple pour marquer l’opposition : " mais ". Cette conjonction introduit une série de questions qui - comme le disent les élèves lorsqu’ils apprennent cet exercice - " posent la problématique " : " le dernier mot est-il dit ?  L’espérance doit-elle disparaître ? La défaite est-elle définitive ? ". Il ne s’agit pas de fausses questions, de questions rhétoriques, qui contiendraient en elles-mêmes la réponse. Car cet appel est une réponse à l’allocution de Pétain qui vient de déclarer qu’il fallait " mettre un terme aux hostilités ". Aussi de Gaulle propose-t-il aux français de délibérer sur la façon dont le Maréchal juge la situation.

Enfin, arrive la troisième partie, dans laquelle de Gaulle énonce sa propre thèse. Elle est, comme l’antithèse, modalisée : mais au doute, contenu dans " alléguant ", succède la ferme conviction contenue dans ce " Non ! croyez-moi, moi qui vous parle ... ", où l’emploi du " moi " prend ici d’autant plus d’importance, qu’il est isolé. Et comme toute affirmation doit être démontrée, la thèse est suivie d’un nouveau lien logique causal pour introduire l’argument : " Car la France n’est pas seule ".

On pourrait objecter que l’expression " moi qui vous parle en connaissance de cause " est ce qu’on appelle un argument d’autorité, par lequel, finalement, comme Pétain, de Gaulle demanderait aux Français, de se reposer sur lui, de lui donner leur confiance. Je crois au contraire qu’ayant exposé en première partie, les causes techniques de la défaite, le fait de rappeler a posteriori, qu’il parle " en connaissance de cause " n’est pas du tout la demande d’une foi en sa personne, d’un blanc seing, mais d’une approbation des compétences techniques dont il vient de faire preuve, et par lesquelles il légitime la demande de confiance qu’il adresse aux Français.

C’est donc bien une dissertation en trois parties qu’ a composée de Gaulle, pour s’adresser solennellement aux Français, et pour les " appeler " à le suivre. Aux antipodes de la rhétorique doloriste de Pétain, de la rhétorique émotionnelle des nazis, il nous invite à délibérer avant de nous engager. Comment ne pas comprendre que la valeur profondément républicaine de ce discours est dans cette forme, par laquelle l’orateur se soumet au même code que celui auquel il s’adresse, celui de la logique et de la raison ?

L’homme qui s’exprime ici pèse donc tout le poids de l’humanisme qui prise plus la rhétorique cicéronienne que les discours enflammés qui soulèvent les foules. Comme Spinoza, il pense qu’il ne faut ni rire, ni pleurer, mais comprendre [10].


Ce serait une erreur de penser que de Gaulle, plus habitué aux classes de l’école militaire, ou à l’atmosphère surannée des cabinets ministériels, qu’aux tribunes populaires, se fait une trop haute idée du niveau culturel de ses auditeurs . Peut-on craindre qu’il manque sa cible par méconnaissance de l’âme populaire ? Je pense au contraire que c’est en adoptant cette langue et cette forme qu’il montre son infini respect pour le peuple. En lui parlant ainsi, il l’élève : il lui redonne fierté en lui renvoyant une image valorisante : il ne s’agit pas de plaindre le peuple, mais de le convaincre. Car de Gaulle, comme Condorcet dans l’Esquisse d’un tableau historique des progrès humains (1793), est persuadé qu’un peuple instruit est l’égal de ses représentants : " L’égalité d’instruction que l’on peut espérer atteindre est celle qui exclut toute dépendance, forcée ou volontaire. Nous ferons voir que (…) on peut instruire la masse entière d’un peuple (…) pour juger de ses actions et de celles des autres par ses propres lumières ; pour ne point dépendre aveuglément de ceux à qui il est obligé de confier le soin de ses affaires ou l’exercice de ses droits, pour être en état de les choisir et de les surveiller; pour ne plus être la dupe de ces erreurs populaires qui tourmentent la vie de craintes superstitieuses et d’espérances chimériques; pour se défendre contre les préjugés avec la force de sa raison. Dès lors, les habitants d’un même pays pouvant également se gouverner par leurs propres lumières ; ne dépendant plus d’hommes habiles qui les gouvernent par un ascendant nécessaire, il doit en résulter une égalité réelle, puisque la différence des lumières et des talents ne peut plus élever une barrière entre les hommes. Ils peuvent vouloir confier aux plus éclairés le soin de les gouverner, mais non être forcés de le leur abandonner par une aveugle confiance ". C’est justement cette " aveugle confiance " que Pétain demande aux français….


III - L’empire de la parataxe

Ainsi, l’effondrement linguistique des jeunes générations pose un problème politique angoissant : Ces jeunes gens dépourvus d’outils syntaxiques et sémantiques pour appréhender le monde et le dire, ne sont plus sensibles qu’à un type de discours : celui de la litanie et de la parataxe, qu’analyse si bien Auerbach, dans Mimesis, quand il montre que l’arrivée du style paratactique des textes chrétiens correspondait à l’effondrement de l’humanisme rationaliste antique, et à l’imminence des invasions barbares. Auerbach oppose la rhétorique antique à la rhétorique chrétienne. Dans la première, le monde trouve une explication maîtrisée par le logos ; donc, la logique du monde trouve à s’exprimer - ou à se structurer - dans la logique du discours, faites de subordinations causales, consécutives et temporelles, rhétorique d’une élite romaine en train de sombrer. La seconde, beaucoup plus populaire, juxtapose les éléments sans les ordonner, car seul Dieu peut ordonner le monde et le comprendre. Son Verbe crée le monde, mais le Verbe révélé aux hommes ne peut en épuiser le sens, parce qu’alors cette parole permettrait que le savoir de l’homme égale le Sien. La parataxe, est donc, selon Auerbach, le discours populaire par excellence : celui qui dit " le mystère insondable des desseins de Dieu, de sorte que pour de vastes secteurs de l'histoire on ne dispose plus d'aucun principe permettant d'ordonner et de comprendre les faits - surtout après la chute de l'empire romain qui, à travers le concept d'État qu'il incarnait, avait au moins orienté la compréhension des événements politiques. Il ne resta que l'observation passive, l'acceptation résignée ". Il suffit de relire les premières phrases de la Genèse, pour le comprendre :
" 1. Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre.
2. La terre était informe et toute nue, les ténèbres couvraient la face de l'abîme: et l'Esprit de Dieu était porté sur les eaux.
3. Or, Dieu dit: Que la lumière soit faite; et la lumière fut faite.
4. Dieu vit que la lumière était bonne, et il sépara la lumière d'avec les ténèbres.
5. Il donna à la lumière le nom de Jour, et aux ténèbres le nom de Nuit; et du soir et du matin se fit le premier jour.
6. Dieu dit aussi: Que le firmament soit fait au milieu des eaux, et qu'il sépare les eaux d'avec les eaux.
7. Et Dieu fit le firmament: et il sépara les eaux qui étaient sous le firmament de celles qui étaient au-dessus du firmament. Et cela se fit ainsi.
8. Et Dieu donna au firmament le nom de Ciel; et du soir et du matin se fit le deuxième jour.
9. Dieu dit encore : Que les eaux qui sont sous le ciel se rassemblent en un seul lieu, et que l'élément aride paraisse. Et cela se fit ainsi.
10. Dieu donna à l'élément aride le nom de Terre, et il appela Mers toutes ces eaux rassemblées. Et il vit que cela était bon.
11. Dieu dit encore: Que la terre produise de l'herbe verte qui porte de la graine, et des arbres fruitiers qui portent du fruit chacun selon son espèce, et qui renferment leur semence en eux-mêmes pour se reproduire sur la terre. Et cela se fit ainsi. "

On comprend que par le double principe du verset et de la juxtaposition des idées par simple coordination, chaque pensée, chaque description de fait est totalement isolée de ce qui suit et de ce qui précède : il n’y a donc aucune possibilité d’avoir prise humaine et rationnelle sur le monde. Un verset est donc un bloc erratique, que l’homme ne peut relier au reste sans recours à l’interprétation transcendante. Pensons, dans le même ordre d’idée, à la succession chaotique des versets du Coran juxtaposés en fonction de leur longueur.

En s’inscrivant dans cette tradition rhétorique, Pétain rejette donc tout l’héritage humaniste, pour tenter de replonger ses auditeurs, à l’occasion d’un traumatisme collectif, dans l’obscurantisme religieux. Certes, comme le dit Auerbach, cette posture mystique qui accepte le réel comme une fatalité sans essayer de le comprendre est bien plus populaire, puisqu’elle présente le malheur comme une nécessité et une expiation ; n’est-ce pas le discours actuel des hommes politiques face au chômage et à la misère ? La relégation que subit l’homme dans le monde libéral cesse d’être un choix politique voulu, pour devenir le donné indépassable d’un réel neutre. Mais il est admirable que de Gaulle, par une sorte de sursaut républicain, décide de refuser le rôle de contre-messie, ou d’antéchrist ; qu’il refuse malgré l’humiliation et la douleur des Français, de les plaindre. A l’inverse, pour leur rendre l’estime d’eux-mêmes, il leur parle le langage articulé de la raison. Et l’on ne peut s’empêcher de penser, en entendant ces deux appels, à la belle méditation de Marc Bloch, qui écrivait, en 1940, dans L’étrange défaite : " Condorcet parlait mieux, qui, imprégné du ferme rationalisme du XVIIIe siècle, disait, dans son fameux rapport sur l'instruction publique, " ni la Constitution française, ni même la Déclaration des Droits ne seront présentées à aucune classe de citoyens comme des tables descendues du ciel, qu'il faut adorer et croire ".

Hélas, tous nos programmes scolaires, dans lesquelles " la formation du citoyen " revient pourtant de façon obsédante, tendent à délégitimer le seul discours politique par lequel le citoyen peut participer à la polis - celui qui passe par une maîtrise de l’articulation - c’est-à-dire de la grammaire - pour réhabiliter le discours émotionnel, qui permet de jouer sur les masses, et de les manipuler.

L’enseignement de l’histoire et celui de la littérature se sont détruits eux-mêmes en veillant à casser toute appréhension chronologique du patrimoine passé, en privilégiant une vision paratactique du passé historique et littéraire.

Cette privation est d’autant plus grave pour nos élèves que la grande majorité des media, qui devraient avoir pour rôle d’aider le citoyen dans le décodage du monde, est maintenant régie par la parataxe. On s’est gaussé, un moment, d’un présentateur qui introduisait ses changements de sujet par l’expression : " sans transition ... ". Ça restait cependant la marque d’une dérogation à une règle qui permet d’établir un code grâce auquel la communication est claire. Mais à présent, les journaux radio-télévisés présentent les informations dans un désordre total : un fait de politique extérieure, puis un match, puis un fait divers, puis un nouveau fait de politique extérieure ; bien souvent, il n'y a guère de rapport entre l'ordre des faits cités dans la première page, et le développement du journal, qui commence parfois par une liaison du type "mais d'abord...", pour développer une information qui n'a pas été annoncée dans l'introduction. Et d’heure en heure, l’ordre des rubriques est sans cesse bouleversé, comme si une information vivante se devait d’être aléatoire.

On peut donner deux explications à cette dérive. La première est la concurrence du domaine de la variété, liée à la course effrénée à l’audimat : pour garder l’oreille, ou l’œil du destinataire, il faut surprendre et varier, comme chez les animateurs les plus populaires. La deuxième, est plus grave : elle relève de la volonté de puissance de la nouvelle génération de journalistes : en abolissant tout ordre dans la présentation des informations, ils deviennent comme Pétain, ou comme les auteurs des textes sacrés, les descripteurs d’un monde sans ordre, qu’ils ont seuls le pouvoir d’ordonner. C’est donc à nouveau le modèle de la parataxe qui l’emporte, au grand dam de la raison, de la réflexion, et de la démocratie.

Ainsi, le modèle de rationalité que l’école exige des élèves, lorsqu’elle leur demande d’ordonner leur démonstration, leur paraît parfaitement étranger et arbitraire, dans la mesure où il n’en ont plus aucun exemple dans ce qui servait autrefois de modèle. On ne parlait pas dans le poste, on n’écrivait pas dans le journal, comme on parlait à la maison. Ce n’était pas dédain pour le lecteur ou l’auditeur, c’était au contraire une marque de respect, d’égalité, dans le refus de la manipulation. Et l’on retrouve dans ces deux langues de l’information - la langue pétainiste de la proximité qu’adoptent les media actuels, et la langue gaullienne, institutionnelle, distante et respectueuse, que les journalistes de naguère s’obligeaient à employer - les mêmes enjeux politiques.

Lorsque "Sauver Les Lettres" a défendu naguère la dissertation, qu’on voulait supprimer de l’enseignement secondaire en alléguant que c’était un exercice artificiel et suranné, pour la remplacer par le " sujet d’invention ", qui permet à l’élève d’exprimer son moi, c’est à ces enjeux politiques que nous avons pensé, car il n'y a rien de moins castrateur, de plus formateur que cet exercice, qui impose l'exigence d'examen critique contre la déférence, le préjugé, la profération.

On le voit, l’enjeu du contenu des programmes de l’école n’est pas seulement pédagogique : il est profondément politique : au fond, tout dans notre monde, désapprend de penser : plus jamais un homme politique ne s'offre médiatiquement au débat contradictoire; les journalistes font appel, pour les analyses et commentaires politiques, à des directeurs d'instituts de sondage ; ainsi, l'opinion de la majorité passe pour vérité, et tout le monde baigne confortablement dans le préjugé.

Si l'on supprime la dissertation, ce n'est donc pas parce qu'elle est obsolète et réactionnaire : c'est au contraire parce qu'elle serait politiquement trop dangereuse, si elle devenait le mode de pensée de toute une classe d'âge, dans une société qui demande à l’école de " pacifier " une génération d’ilotes dont on attend qu’elle obéisse et qu’elle consomme.

Mais comment ne comprend-on pas que le privilège donné à l’émotion sur la raison, dont Rousseau déplore, dans l’ Emile, qu’elle soit " un frein de la force ", ne peut animer que les extrêmes de la soumission et du pouvoir ? Cette valorisation de l’émotion interdit la construction d’un lien articulé au réel et aux hommes, condition nécessaire d’un tissu démocratique. L’école ne peut participer à " la formation du citoyen ", qu’en revendiquant l’enseignement de la grammaire : car seul, on l’a vu, l’usage réglé de la langue permet de construire une logique de la pensée qui soit échangeable et discutable, et qui n’aliène pas les hommes à leurs pulsions.


Robert Wainer


1. Je résume, dans ces premières lignes, l’analyse effectuée par Agnès Joste : Contre-expertise d'une trahison, La réforme du français au lycée (Éditions Mille et une nuits, 2002).
2. Voici comment les documents d’accompagnements des programmes de seconde définissent les registres : « Un des rôles spécifiques de la littérature et des arts est d’exprimer et de fixer des émotions et des mouvements de sensibilité qui ne s’expriment pas dans les langages scientifiques et qui, par les langages artistiques et par l’art du langage, peuvent être échangés même à grande distance dans le temps et dans l’espace. L’un des objectifs de l’enseignement du français au lycée est de donner aux élèves un accès conscient à ces échanges qui constituent une ouverture sur le patrimoine de l’humanité. Les registres sont la manifestation par le langage de ces grandes catégories d’émotions et de mouvements de sensibilité. La joie, l’angoisse, la colère, l’indignation, l’admiration, la plainte, la compassion, la méfiance, trouvent là leur lieu, à travers des formes d’expression multiples. (…) on peut retenir comme principaux registres manifestes dans le langage et ayant donné lieu à des productions littéraires majeures telles qu’on peut les étudier au lycée : le tragique, le comique, le polémique, l’épique, le lyrique, l’épidictique, le satirique (dont l’ironique), le pathétique, le fantastique. »
3. Cf. la fascination réciproque entre fascisme et futurisme, dans les premières années de l’Italie mussolinienne.
4. Toutes les citations qui suivent sont extraites du Bulletin national de l’enseignement primaire (1943 – 1944).
5. J’ai entendu l’IEN de Redon déclarer récemment que « les seules bonnes questions étaient celles que l’élève pouvait se poser tout seul »).
6. C'est-à-dire un cours pendant lequel le professeur serait le seul à s’exprimer, le seul à poser des questions, si bien qu’il interdirait à l’élève la possibilité de devenir l’acteur de son propre savoir , pour reprendre une expression en vogue dans les IUFM. Cette vision du « cours magistral » qui serait trop systématiquement répandue dans nos établissements scolaires et qu’il conviendrait de briser pour faire éclore l’enfant, est largement fantasmée, comme le rappelle Agnès Joste (op. cit.).
7. Discours de Hugo, en 1848, proposé à l’étude (non critique) des candidats au baccalauréat en 2000: « Le premier arbre de la liberté a été planté, il y a dix-huit cents ans, par Dieu même sur le Golgotha'. Le premier arbre de la liberté, c'est cette croix sur laquelle Jésus-Christ s'est offert en sacrifice. Fonder créer, produire, pacifier... voilà la tâche de l’avenir…. A l’œuvre travailleurs par le bras, travailleurs par l’intelligence , conduits au même but, rattachés au même cœur ! Depuis trois siècles, la France est la première des nations. Et savez-vous ce que veut dire ce mot, la première des nations ? Ce mot veut dire, la plus grande ; ce mot veut dire aussi, la meilleure. Que chaque nation soit heureuse et fière de ressembler à la France ! »
8. On distingue, en grammaire, deux types d’enchaînement des phrases : si elles s’ articulent en fonction de relations logiques, on parle de « syntaxe » (par exemple : « Puisqu’il pleut, je prends mon parapluie »). Si elles se suivent sans relation logique explicite, on parle de « parataxe » (par exemple : « Il pleut. Je prends mon parapluie »).
9. Fait de modaliser (un énoncé), de produire une marque ou un ensemble de marques formelles par lesquelles le sujet de l'énonciation exprime sa plus ou moins grande adhésion au contenu de l'énoncé.
10. Spinoza, Ethique, 3ème partie : « (ils considèrent la nature humaine) en se lamentant, en raillant, méprisant, ou maudissant (...) (ils) préfèrent maudire ou railler, plutôt que comprendre les sentiments et les actions des hommes ».

04/2005