La fracture

A propos de la démission de Laurent Lafforgue


A quoi sert le Haut Conseil de l’Education ? Accueilli avec scepticisme, méfiance et parfois hostilité voici quelques mois, il vient, en se séparant de M. Laurent Lafforgue, de réaliser un coup d’éclat qui devrait rassurer toutes les autorités en place.

Laurent Lafforgue a trente-neuf ans. Il est mathématicien, de renommée internationale, lauréat en 2002 de la plus haute récompense en son domaine, la médaille Fields, l’équivalent du prix Nobel pour les mathématiques qui n’en comportent pas. Il a été nommé par le chef de l’Etat. De quels crimes s’est-il rendu coupable pour que le président du Haut Conseil, M. Bruno Racine, lui réclame sa démission, au lendemain de la première réunion ? Laurent Lafforgue n’est pas seulement un universitaire réputé, il est aussi un homme intègre. Il a pris sa fonction au sérieux. Il a lu sur le sujet des livres qui disent la vérité, il a pensé à nos enfant avant de penser à lui, il est encore capable d’indignation. L’occasion de sa colère ? Le discours du Président du Haut Conseil, M. Bruno Racine, qui avant tout examen des lieux proclame les progrès remarquables  accomplis en trente ans par l’Education nationale, progrès si remarquables que les rapports les plus officiels reconnaissent qu’à l’entrée en sixième près de vingt pour cent des élèves ne maîtrisent ni lecture, ni écriture, ni calcul. Nous savons par ailleurs que la compétence de bien des bacheliers ne va pas jusqu’à savoir rédiger un texte grammaticalement correct dans leur langue maternelle et que la plupart ne peuvent situer la Renaissance par rapport au siècle des Lumières. Pour résorber ces poches d’échec, M. Racine propose de faire une fois de plus appel aux experts de l’Education nationale.

C’est cette notion d’expert qui fait problème. Que M. Lafforgue n’ait pas utilisé la langue des diplomates, on en conviendra lorsqu’on lit le courriel adressé à M. Racine, et que ce dernier a aussitôt répandu dans les bureaux du Ministère. L’indignation, même légitime, excuse mal les termes de cinglés et de fous irresponsables qu’il emploie à propos des faiseurs de programmes. Il y a de l’outrance parce qu’il y a de la sincérité. Devant de tels termes, il est plus prudent de fermer l’oreille car on comprend bien de quelles conséquences serait l’ouverture d’un débat sur la politique scolaire adoptée en France depuis une trentaine d’années, surtout dans le choix des méthodes et programmes officiels. Laurent Lafforgue s’est défini, d’emblée, comme un empêcheur de penser entre gens bien élevés, comme une menace pour les carrières savamment conduites et les positions acquises. Sans répondre sur le fond, M. Racine lui a simplement signifié que la violence passionnée de ses propos rendait impossible tout débat serein au sein du Haut Conseil.

Laurent Lafforgue n’aurait évidemment pas dû obtempérer à la demande de démission. Nommé par le Président de la République, il ne pouvait être révoqué que par cette même autorité. Il devait résister, continuer à se faire entendre, même seul, être la voix, au besoin le cri de la vérité. Certes il est facile, après coup, de donner de tels conseils, de demander à un homme de lutter seul contre huit. Car il ne faut pas interpréter autrement le silence des autres membres, dont aucun n’a protesté, qu’ils aient été consultés en secret ou mis devant le fait accompli.

Au-delà de cette malheureuse affaire, on peut tout de même se demander quelle confiance accorder à une institution qui refuse de se poser les questions essentielles, qui ne remet rien en cause, qui ne connaît que la vérité officielle, qui s’offusque des mots pour mieux accepter la chose. Comment, lorsqu’on se veut la conscience d’un Etat qui s’est donné pour objectif d’amener 80% d’une génération au baccalauréat, admettre la réalité d’un niveau dont la grande majorité des praticiens reconnaissent qu’il s’effondre d’année en année ? Comment dire aux gens qu’on se trompe depuis trente ans sans qu’ils réclament des comptes à tous ces fonctionnaires inamovibles et satisfaits ? Il est bien plus confortable de se défaire d’un trublion qui dit la vérité, que de cent voix qui chantent les progrès de la didactique, et qui n’ont cessé de tisser le réseau de leurs complicités et de leurs protections dans la profession, dans les partis et dans la presse. Disons-le : ces haut-conseillers qui craignent de troubler la sérénité de leurs débats parce qu’ils sont décidés à ne débattre de rien, sont-ils autre chose qu’une académie de billard, un cercle de notables enclin à justifier d’autres notables ?

Car ce qu’il faut bien voir dans une telle affaire, c’est qu’elle officialise une fracture entre les cadres du pays et la population. Entre ceux qui ont des intérêts à protéger, des places à conserver, des amitiés à ménager, et ceux qui s’affrontent aux réalités d’une école défaillante dans ses méthodes et plus encore dans ses résultats ; entre l’Olympe feutré de la haute fonction publique et la salle de classe. Nous ne manquons pas de ces citoyens qui se placent au-dessus de la mêlée : docteurs en sciences de l’Education, experts de toute sorte, sociologues, cadres des fédérations de parents ou des syndicats. Car la France d’en haut, ce n’est pas seulement le privilège de l’argent, c’est aussi le privilège de la parole. L’on entend partout le même discours d’au-dessus des nuages, les mêmes formules mêlant une fausse technicité (décloisonnement, compétences, savoir-faire…) aux bonnes intentions (une école de l’égalité, le bac pour tous…). Mais que voient-ils réellement, tous ces amoureux de l’école ? Dans une récente interview au Figaro Madame, M. Alain Bentolila, qui passe pour un homme renseigné, réclame de l’innovation et se plaint qu’on enseigne aux collégiens le schéma actantiel, sans s’apercevoir que le schéma actantiel est justement un des chevaux de bataille de l’innovation didactique. Il accuse " les profs " de se réfugier derrière des terminologies ésotériques, alors que c’est justement leur hiérarchie qui leur impose les programmes et les terminologies.

Le tort de Laurent Lafforgue est d’avoir parlé en tant que citoyen, armé de sa seule bonne foi. Les témoignages sur lesquels il a fondé sa réflexion, ce sont ceux d’instituteurs et de professeurs de collège ou de lycée. Car les seuls vrais experts, ce sont ceux qui travaillent quotidiennement avec des élèves, qui le soir corrigent les cahiers ou les copies. Peine perdue. On lui a bien montré que le simple particulier, qu’il soit parent, enseignant, élève ou mathématicien connu dans le monde entier, n’a pas à prendre la parole, même si c’est une parole de vérité, s’il ne s’inscrit pas dans les cercles de la pensée officielle, qui font parfois profession de s’affronter, comme c’est le cas des syndicats et du ministère, et qui derrière un éclat de paroles convenues (" Donnez-nous plus de moyens ! "), s’entendent sur l’essentiel.

Et pourtant la vérité perce ici et là. Des livres paraissent, qui rencontrent des succès de librairie. Quelques débats radiophoniques ou télévisés irritent les docteurs en sciences de l’Education et les directeurs d’IUFM. Des humbles font entendre leur voix. Rachel Boutonnet est institutrice. On ne peut l’accuser de se mêler de problèmes qui la dépassent, elle fait son métier : elle enseigne à lire, loin des dogmes, ne visant que l’efficacité. Et pour cela elle pratique la méthode syllabique. En six mois ses élèves savent lire, quand il faut au moins deux ans avec la méthode globale ou semi-globale. Ses élèves, les parents, les collègues reconnaissent la qualité de son enseignement. Mais l’autorité est bafouée et son inspecteur ne décolère pas. Mercredi 23 novembre le député Alain Gest posait au ministre une question sur l’inefficacité, désormais reconnue, de la méthode globale. Le ministre a reconnu qu’elle est nocive et doit être abandonnée.

Décision de simple bon sens, dont on s’étonne qu’elle ait provoqué de tels remous, chez les spécialistes et dans la presse. Prises de vitesse, les voix autorisées n’ont pas eu le temps de se ranger en ordre de bataille. Ici on est consterné, là on affirme que de toute façon, la méthode globale n’est plus employée depuis longtemps. Il semble surtout qu’on en veut au ministre d’avoir su prendre une décision qui ruine l’opinion officielle constatant les progrès remarquables accomplis en trente ans.

Un ministre n’est pas toujours l’homme de pouvoir qu’on imagine. Surtout à l’Education nationale, où il travaille entouré, cerné de ces hauts fonctionnaires, experts, conseillers installés depuis des lustres, qui sont chez eux au ministère et inspirent toutes les décisions. Pour faire carrière ils ont épousé le courant ascendant, ils ont promu la méthode globale, le décloisonnement, l’élève au centre du système, le constructivisme. Peuvent-ils se déjuger sans perdre la face? On dit parfois que l’Education nationale n’est pas réformable. C’est exact, elle n’est pas réformable parce qu’elle repose sur la dictature des bureaux. S’il est généreux de s’intéresser aux populations défavorisées, il ne faudrait quand même pas désespérer la France d’en haut et apprendre à lire aux dépens des experts qui se sentent humiliés lorsqu’on s’en remet à l’expérience d’une simple institutrice.

Remercions Bruno Racine. En diffusant (peu diplomatiquement) dans les bureaux du ministère le courrier privé de Laurent Lafforgue, il mis en lumière la seule question que le Haut Comité voulait éluder : " Voulons-nous prendre la mesure de la situation, agir pour tenter un redressement et, pour cela, rompre radicalement avec tous les hiérarques de l’Education nationale, entendre les personnes indépendantes qui depuis des années tirent la sonnette d’alarme et réfléchissent aux moyens d’un tel redressement, et travailler nous-mêmes avec l’aide de ces personnes à rédiger des avis sur lesquels les responsables politiques pourraient s’appuyer pour sauver notre système éducatif de la destruction complète et définitive ? " En demandant la démission de Laurent Lafforgue, la France d’en haut a répondu : " Non ! "


Bernard Turpin

12/2005