Les finalités politiques des nouveaux programmes


L’ambition affichée dans le préambule des programmes de seconde et de première est sans précédent : elle est clairement d’ordre politique, puisqu’il ne s’agit plus seulement de " l’acquisition des savoirs ", de " la constitution d’une culture ",mais aussi de " la formation personnelle et (de) la formation du citoyen ". On le verra, la tâche confiée à l’école n’est, ni plus ni moins celle de former un homme nouveau.

Mais en fait, à y regarder de plus près, à confronter ces déclarations d’intention et la lettre du programme, ou les justifications qu’en ont donné leurs promoteurs, on a l’impression que cette finalité politique est double.

La première, revendiquée, cherche à promouvoir un enseignement du français facteur d’émancipation, d’épanouissement, d’égalisation. Pour y parvenir, il faut supprimer des programmes tout ce qui leur donne une fonction aliénante pour l’adolescent : il ne faut plus qu’il soit infériorisé par l’adulte et tout ce qu’il véhicule : sa culture, sa mémoire, sa parole, son système de valeur, son jugement.

Le seconde est inavouée, mais bien visible dans la lettre des programmes et des documents d’accompagnement : il faut adapter l’enseignement des Lettres au " nouveau public " que la massification a amené au lycée. Le français devient alors la matière à laquelle il est demandé à la fois de socialiser, de pacifier cette jeunesse, tout en lui donnant des connaissances parcellaires, efficaces, et minimales.

I – La Révolution Permanente : l’enseignement du français a maintenant pour mission de libérer l’enfant.

A partir de moment où, par une volonté politique - et non par une hausse générale du niveau - le lycée s’est largement ouvert à des couches sociales qui n’y avaient pas accès auparavant, le décalage entre les élèves et l’enseignement a commencé à poser des problèmes insurmontables : décalage de langage, de références, de comportement. Mais, du Ministère aux syndicats, en passant par les hauts lieux des sciences de l’éducation, on a toujours refusé de faire un constat lucide de cet échec : rousseauisme et tradition politique de gauche incitaient les réformateurs à voir dans tous les enfants – quelles que soient les contraintes culturelles et sociales qu’ils connaissaient - des êtres magiquement aptes aux études les plus abstraites. La faute en était donc à l’enseignement dispensé. Il fallait purger les programmes de toutes les aliénations que véhicule l’enseignement de classe qu’on nous accuse de transmettre.

1 - La promotion d’une " culture commune "

Rapprocher " culture " et " commune " est une tautologie pour beaucoup de professeurs, puisqu’ ils donnent à ce mot le sens que lui donne la tradition humaniste (" ensemble des connaissances acquises qui permettent de développer le sens critique, le goût, le jugement "), ou les historiens (" ensemble des aspects intellectuels d'une civilisation "). Par contre, les concepteurs de la réforme, qui donnent plutôt au mot culture le sens que lui donnent les sociologues ou les ethnologues (" ensemble des formes acquises de comportement, dans les société humaines ou dans un groupe donné ", ou - dans une perspective marxiste – " idéologie propre à une classe et notamment à la classe dominante "), pensent que la culture transmise par les professeurs de français est celle d’un groupe, ( les fameux " héritiers "), d’une classe dominante (la bourgeoisie), et l’instrument d’une aliénation impérialiste ( la France par rapport au tiers monde). C’est ce que constate F. Dubet lorsqu’il écrit : " la République a identifié la nation a l’universel, aujourd’hui l’universel doit apprendre à s’accommoder de la pluralité des cultures "

Ainsi, la culture humaniste que s’efforçaient de transmettre les programmes de français, par un parcours méthodique qui allait de chef d’œuvre en chef d’œuvre, du Moyen Age à la littérature contemporaine, est-elle accusée d’être le véhicule d’une domination politique. De même, Denis Paget, dans une communication préparatoire au congrès du SNES, affirme " la nécessité absolue de ne pas en rester à une définition affinitaire et distinctive de la culture des lettrés infériorisant et éliminant la masse des jeunes qui accèdent aujourd’hui au baccalauréat "

On constate dans ces déclarations une étrange assimilation entre la lutte des classes et la relation entre élèves et professeurs. Est-ce parce que la gauche au pouvoir ayant abandonné cette idéologie sur le plan social et politique projette ce schéma, de manière bien dangereuse, sur l’école ?

2 - On peut donner à ce déplacement conceptuel plusieurs explications.

D’abord, la massification a selon les réformateurs, entraîné une diversification des origines " culturelles " (au deuxième sens du terme) qui fait apparaître la " culture française " comme une des cultures, mais étrangère à un certain nombre d’élèves. N’est-ce pas ce souci qui apparaît lorsque A. Viala déclare que " l’histoire littéraire enseignée est étroitement française " et qu’elle devrait intervenir " au niveau de l’héritage méditerranéen " ? On sent ici poindre la deuxième raison de cette méfiance à l’encontre de la culture humaniste. Peut-on aller jusqu’à parler d’un désir d’expiation ? Les " décideurs " d’aujourd’hui ont souvent été, dans leur jeunesse, des fervents militants anti-colonialistes, pour qui l’exportation de la culture française dans les colonies était le plus sûr moyen d’aliéner et de dominer les élites indigènes. Le professeur d’aujourd’hui qui impose ainsi la culture de la classe dominante à des élèves qui n’en font pas partie, soit économiquement, soit par leur origine nationale, se voit ainsi accusé de jouer le rôle de cette élite comprador, vilipendée par les militants tiers-mondistes des années soixante. Les analyses d’Hélène Romian, qui a dirigé, sous l’égide de l’Institut de recherche de la FSU un ouvrage collectif sur la culture commune, sont très éclairantes : " Faut-il arracher les élèves immigrés à leur culture pour les assimiler ? ". Cette simplification proprement manichéenne prête à sourire : si les jeunes immigrés souffrent d’une absence de repères, ce n’est pas parce qu’on les arrache à leurs racines, ou qu’on leur fait connaître l’inconfort d’une double culture : l’histoire récente à montré combien la double culture pouvait au contraire produire une stimulation vers une plus grande richesse humaine et intellectuelle. Si ces jeunes immigrés sont désorientés, c’est parce qu’ils n’ont aucune référence culturelle : ni celle de l’école, ni celle de leurs racines. La seule identification qu’ils recherchent alors, c’est celle qui leur permet de s’inclure dans un groupe propre, qui n’est surtout pas celui de la famille, et surtout pas celui de l’école. Ce n’est pas parce qu’on leur fait étudier Les Contes de Perrault au lieu des Mille et Une Nuit, qu’ils rejettent l’école. Ce n’est, hélas, sans doute pas si simple

C’est encore cette weltanschaung, confinant à la haine de soi propre à de nombreux intellectuels marxistes des années cinquante, qui entraîne un désir de valorisation de l’oral dans les nouveaux programmes. Toujours selon H. Romian, " la culture de l’école est à dominante scripturale, basée sur la connaissance, alors que la culture des jeunes de milieu populaire est orale, affective, immédiate, dans la logique d’action …Que faire de la culture des jeunes ? ". On part de l’idée que les jeunes ont maintenant essentiellement une culture orale qui a ses propres codes, ses références, ses richesses : pourquoi alors la leur dénier ? N’est-ce pas leur imposer un véritable " ethnocentrisme culturel ", selon l’expression de D. Paget ?

Mais peut-on vraiment parler de culture orale au sens que lui donnent les ethnologues ? S’agit-il, comme dans les civilisations orales, d’un ensemble de traditions qui cimentent une collectivité, et qui ont leur richesse aussi bien que la culture écrite ? Ce type de culture qui dans un monde sans écrit, hors du temps historique, est un facteur de stabilité et de permanence, constitutive de mémoire, fige la communauté dans une tradition et la place dans un temps mythique. Elle est donc aux antipodes de ce qui vivent nos " nouveaux publics ", ballottés dans un temps du zapping, dans la succession des instants. Car ils ne sont pas aliénés à la culture " comprador " de leurs professeurs, mais soumis à un zapping consumériste fondé sur l’éphémère et l’amnésie. Or, tenir compte, dans l’enseignement du français, de cette forme de culture orale est impossible, puisque, par essence, elle change tout le temps. A moins que le professeur, renonçant, comme le recommande une circulaire sur les TPE, à sa " logique d’enseignement ", n’entre dans une " logique d’accompagnement ".

Enfin, ce ressentiment contre la culture littéraire des " héritiers " permet, dès lors qu’on la définit comme un savoir de classe, de rejeter la responsabilité des inégalités sociales sur l’école : ce serait le contenu de notre enseignement qui rendrait la société injuste, et non l’injustice sociale qui rendrait impossible à un certain nombre d’élèves l’accession à un savoir libérateur.

3 - De quoi donc sera constituée cette culture commune ?

Pour faire table rase du passé, et créer cet homme neuf entièrement libéré de toute aliénation, on trouve dans les programmes un arsenal de dispositions, de recommandations, qui vont toutes dans le même sens : l’élève, libéré de l’écrasante supériorité culturelle du maître, peut enfin être lui-même.

A- Les genres et registres rétablissent l’égalité entre le professeur et l’élève.

Voyons sous cet angle l’abandon de l’histoire littéraire au profit des genres et des registres : A. Viala déclare en effet que l’histoire littéraire " correspond à la culture du professeur, mais qu’elle ne prend pas en compte le point de vue de l’élève, ce à quoi répond la grille des genres et des registres ". Si l’élève se retrouve mieux dans les registres, c’est qu’ils " sont la manifestation par le langage des grandes catégories de l’émotion et de la sensibilité " ; les connaître permettra aux élèves " d’exprimer eux-mêmes ce qu’ils éprouvent ". Ainsi, le caractère " affinitaire " et bourgeois de la culture littéraire historique est remplacé par une culture universelle ; Montaigne, Pascal, Proust, renvoient à cette " connivence culturelle " dont se gausse M. Viala parce qu’elle exclurait tout les élèves qui ne sont pas des héritiers ; " la joie, la colère, l’indignation, la plainte.. " sont par contre des émotions universellement ressenties ; c’est donc par là qu’il faut aborder les textes. Il y a un savoir de classe, il n’y aurait pas d’émotions de classe. M. Viala n’a sans doute pas beaucoup enseigné dans le secondaire : il saurait d’expérience, qu’il n’y a rien de plus connoté socialement que le rire ou les larmes, et qu’autant que le scepticisme de Montaigne, " la joie " de Rabelais, la " colère " de Voltaire, ou la " plainte " de Racine demandent ce long apprivoisement à l’inouï, qui fait que nous aimons ce métier.

Mais plus que l’histoire littéraire, c’est la littérature elle-même qui est niée dans cette transformation des programmes. Car s’il s’agit de faire accéder les élèves à la conscience des " émotions fondamentales ", pourquoi s’embarrasser d’œuvres complexes, dont en général la grandeur est inversement proportionnelle à leur faculté à entrer dans ces moules simplificateurs? On comprend alors qu’Hélène Romian propose que " la littérature (ne se) définisse (plus) autour du chef d’œuvre, (mais de) l’œuvre ". Cette nuit du 4 Août de la littérature, qui supprime toute hiérarchie entre les œuvres, est aussi une abolition des privilèges du professeur, qui n’impose plus aux élèves les goûts de sa caste. L’élève ainsi libéré pourra se créer sa propre culture, son propre panthéon, en fonction de la force des " émotions " que lui auront provoqué les lectures ou les images qu’il aura rencontrées.

B - Les genres et les registres, lieux communs de la " culture commune "

Ramener l’étude de la littérature à des attitudes psychologiques ou sociales extrêmement simples et pauvres, supposées être des invariants collectifs permet aussi de véritablement créer une "  culture commune ", au sens sociologique du terme. En effet, si la littérature française est l’héritage d’une caste, l’éloge, le blâme, le dialogue , l’épistolaire, le biographique, sont à tous, puisque ces genres et registres sont censés représenter l’inventaire des attitudes humaines. C’est ainsi que M. Viala peut se poser en humaniste bien plus universel que ne le sont les défenseurs de l’humanisme historique, si étriqué spatialement et chronologiquement, qu’il serait impossible à une grande partie de nos élèves de s’y reconnaître.

C - Juger les élèves : un droit du seigneur à abolir

Le recteur Bancel l’a déclaré au cours d’une réunion à des chefs d’établissement : " la note est perçue par les parents et les élèves comme une agression ". Dans ce fantasme où la classe est supposée reproduire les rapports d’exploitation et d’aliénation de la société, toute atteinte à l’idée que le maître n’est pas strictement l’égal de l’élève doit être proscrite. Un certain nombre de nouveautés dans les programmes, dans la conception de l’EAF, peuvent ainsi être considérées comme des avancées vers un plus grand respect des  droits de l’enfant.

Ainsi, le sujet d’invention, est proprement inévaluable : soit il exige des développements trop personnels, soit, comme nous en avons fait l’expérience avec le travail d’écriture proposé cette année aux sections générales ("  A l'occasion du Premier de l'An 2001, un responsable de l'Etat expose les raisons que l'on peut avoir d'espérer en un monde meilleur. Rédigez son discours. "),il est bien difficile d’évaluer quoi que ce soit. Du coup, l’oppression magistrale est impossible, et le maître ne peut imposer son monde, son système de valeurs, et ses goûts à l’élève.

Mais plus encore, la multiplication des travaux d’écriture proposés dans les programmes et les documents d’accompagnement – on en compte près d’une dizaine – rend impossible toute évaluation : si l’on essaye de les pratiquer tous, on s’aperçoit qu’il ne sera guère possible d’en donner plus d’un en devoir au cours de l’année scolaire. Comment alors juger de la progression des élèves, si l’on change à chaque devoir les règles du jeu ? En passant sans cesse d'un exercice à l’autre, ni l’élève, ni le professeur n’auront plus de repères : peu importe si, pour s’approprier progressivement la rhétorique d’un exercice, pour juger lui-même de ses progrès, l’élève a besoin de revenir sur le même type d’exercice, l’essentiel est de ne pas donner prise au jugement. Le B.A BA de la guérilla, c’est la rapidité du déplacement. Il faut donc que l’élève ne soit jamais où le professeur pense le trouver.

On a bien conscience à l’Inspection Générale, que cette situation faite au professeur relégué à sa fonction " d’accompagnateur ", déchu de ses privilèges de classe, n’est guère confortable, et c’est pourquoi on n’ose pas aller au bout de cette " révolution culturelle ". Pour Mme Weinland, (inter académiques de Rennes, 23 Janvier), l’idéal serait d’arriver, au bac, à des " épreuves évolutives ", afin de " limiter les formes de bachotage, mais il semble impossible de les faire accepter par les professeurs et sans doute par les élèves ". De même, M. Boissinot considère qu’un examen fondé sur un programme est injuste, parce qu’il défavorise les candidats libres qui n’avaient pas pu bénéficier, comme les autres, d’un enseignement. Grâce à cette véritable révolution permanente, le savoir bourgeois, figé dans son passé, celui qui se transmet passivement, sera définitivement exclu. L’élève, libéré de l’aliénation du psittacisme pourra librement exprimer son être. Mais bien sûr, il n’est ni possible, ni souhaitable d’évaluer l’être des candidats. C’est donc par une suppression de tout critère de jugement au cours de l’année comme au baccalauréat que l’école devient un monde où règne une égalité parfaite.

D - Le mérite : une valeur bourgeoise

Il ne s’agit pas seulement d’abolir les privilèges que sa culture et ses compétences confèrent au professeur ; il faut aussi que règne l’égalité entre les élèves. Or comment y arriver si certains travaillent, comprennent, réussissent mieux que d’autres ? Il ne faut plus que les devoirs, les épreuves, prennent en compte de tels critères discriminants. C’est ce qu’aurait permis la suppression de la liste de textes à l’oral de l’EAF, les " épreuves évolutives ", et ce qu’on espère obtenir du sujet d’invention, et dans une certaine mesure, du " corpus de texte ", sorte de mini fond culturel fourni pour le jour de l’examen, système réduit de relations et de références : ce champ clos qui doit suffire au traitement des sujets interdit au correcteur de juger le candidat sur des implicites culturels, et de différencier les élèves en fonction de ce qu’ils ont acquis, et de ce qu’ils connaissent.

Si on invente des critères de certifications qui écartent les compétences, le travail, la culture acquise, les adolescents sortiront de l’école en étant persuadés qu’ils sont tous égaux. C’est la contribution des nouveaux programmes de français à la " formation du citoyen ".

Cette haine du mérite relève au fond de la même dénonciation de l’aliénation bourgeoise : car la méritocratie n’a-t-elle pas été avancée par la classe qui cherchait une légitimité à opposer à l’aristocratie du sang ?

" La raison est le frein de la force, et l’enfant n’a pas besoin de ce frein " (L’Emile, Livre II)

On le voit, ces nouveaux programmes participent avec une grande cohérence à la transformation de l’école, dont on rêve qu’au lieu de reproduire les élites, elle accouchera d’un homme nouveau. On est en droit de s’inquiéter d’une telle entreprise : genres et registres, par le refus de toute approche chronologique de la littérature, vont produire une génération d’Immémoriaux ; la promotion du sujet d’invention relèguera sous peu l’exercice de l’analyse, du doute, et du raisonnement, au rang de modes de pensées culturellement arbitraires ; libéré alors de toute contrainte puisqu’on se trouvera dans un enseignement sans repères et sans règles, l’enfant sera enfin un être sans complexe, arborant sa subjectivité effrénée comme un droit inaliénable. Liliane Lurçat le rappelle pourtant dans L’école totalitaire, des jeunesses Hitlériennes aux gardes rouges, " cette libération " de l’enfance à qui l’on apprenait à refuser joyeusement l’autorité des institutions traditionnelles, a été à chaque fois, un formidable instrument d’oppression et de régression.

 

II – Après l’utopie, la réalité : l’école comme kit de survie

Mais paradoxalement, les tâches immédiates assignées à l’enseignement du français, si l’on en juge par les manuels, par les sujets de bac de cette année, par les compétences qu’on exige des futurs professeurs, sont beaucoup moins révolutionnaires : face à la destructuration sociale, familiale, d’une jeunesse qu’on confie à l’école parce qu’on ne sait qu’en faire, on demande aux enseignants prioritairement une œuvre de socialisation et de pacification.

1 - Enseigner la paix sociale

C’est ainsi que l’apprentissage de l’argumentation revêt surtout une importance sociale :le travail avec les élèves a pour objectif de leur faire maîtriser l’enjeu fondamental de l’argumentation qui, donnant à la parole une chance contre la violence, est la régulation des conflits ", précisent les documents d’accompagnement. De même, la prétendue ouverture sur le monde d’aujourd’hui, qui doit captiver les élèves en leur parlant de la vie qu’ils vivent, dans son foisonnement contradictoire et complexe, apparaît comme terriblement univoque quand elle est présentée dans les manuels: ainsi, dans le Bertrand – Lacoste, sur dix neuf articles de presse, quinze sont extraits du Monde. Au moins, lorsque nous évoquons la Restauration, le recul nous permet de dire en toute liberté que les articles du Moniteur ne devaient pas être pris pour des articles de foi, et qu’il existait de véritables empoignades idéologiques et littéraires, loin du consensus moralisateur que dégage le choix d’articles du Monde. Loin d’être une garantie d’objectivité, ce recours systématique au présent est donc un recours brutal à la propagande la plus directe, à fin de catéchèse. Et finalement, cette " formation du citoyen ", présentée dans le préambule des programmes comme l’une des finalités de l’enseignement du français, est bien celle qui conditionne l’ensemble de cette réforme.

2 - Capes de morale

Il suffit d’examiner l’évolution des épreuves du CAPES pour s’en convaincre : voici le libellé de l’épreuve orale sur dossier : " Dans le cadre de l’épreuve orale de l’EAF 1999/2000, vous analyserez la liste de textes proposés. Vous pourrez vous interroger notamment sur l’organisation de cette liste, et sur les objectifs didactiques qui ont présidé à sa constitution. A l’initiative du candidat durant l’exposé, ou du jury pendant l’entretien, une ouverture sur la dimension civique de l’enseignement des Lettres sera envisagée.C’est donc une nouvelle relation à la discipline, une nouvelle relation aux élèves, une nouvelle conception de la mission et du métier de professeur qui sont exigées ici .

D’une part, c’est nier la spécificité esthétique de la littérature, pour la réduire à un support particulièrement apte à délivrer des messages moraux. On comprend alors pourquoi le préambule des programmes stipule qu’on étudiera des " textes de toutes sortes, et notamment littéraires ". D’autre part, on se demande pourquoi l’enseignement des Lettres se prêterait, plus qu’un autre, à la formation civique. Demande-t-on au professeur d’arts plastiques qu’il ouvre ses élèves à la dimension civique de la peinture ? On rirait d’un professeur qui choisirait d’étudier des peintres à message plutôt que ceux qui ont révolutionné leur art.

Dans un long développement didactique du rapport annuel, le jury explique ce qu’est le bon professeur et le mauvais.

Le mauvais professeur " s’autorise à l’indifférence " ; " c’est un exécutant irresponsable ", qui " ne voit dans le statut de fonctionnaire que les garanties qu’il implique, et non les missions qu’il impose ". On est d’abord frappé du ton du rapport : il se pose en modèle, et donne ici un exemple du discours moralisateur qu’il espère entendre des jeunes professeurs dans leurs classes. Quant au contenu de ces propos, n’avons-nous pas là un cours d’ECJS dont A. Boissinot rêverait qu’il fût investi par les professeurs de Lettres ? Ne pas faire du cours de français un cours d’éducation civique, c’est être un fonctionnaire moralement " indifférent ", socialement " irresponsable ", fainéant et parasite. Se reconnaîtront ici tous les passionnés de littérature, de poésie, qui rêvent de faire partager leur émotion à la lecture du Bateau ivre, sans avoir à demander à leurs élèves, dans un travail d’invention judicieusement choisi, si finalement, le bateau n’aurait pas mieux fait d’ être plus sobre, de ne pas envoyer balader ses " haleurs " ; il aurait ainsi évité de regretter " l’Europe et ses vieux parapets "…Se reconnaîtront aussi tous les professeurs qui choisissent leur programme non en fonction de son poids de catéchèse, mais de son poids d’émotion, d’ouverture vers le monde du doute, et de l’analyse critique.

Le bon professeur " a choisi le français " (il ne s’agit plus des Lettres…) " parce qu’il aime lire, écrire, s’exprimer, entrer en dialogue avec les autres ". Ne peut-on dire la même chose du professeur d’histoire, de biologie, d’anglais, de sciences économiques ? Car on le voit, ce n’est ni par amour de la littérature, ou de l’histoire littéraire, mais, par amour de " la lecture " qu’on a choisi ce métier. Nos élèves aussi aiment et pratiquent la lecture : celle des bandes dessinées, et de l’Equipe. Où réside, alors la spécificité de notre discipline ? Mais s’il " a choisi d’enseigner le français ", ce ne peut être parce qu’il aime le français, ou parce qu’il trouve qu’il est important de transmettre une culture littéraire : c’est " parce qu’il pense pouvoir apporter quelque chose aux élèves dont il aura la charge ". On comprend, par ce qui précède et par ce qui suit, que ce " quelque chose " est tout sauf une formation culturelle et intellectuelle aux grands auteurs de notre patrimoine.

Il s’agit donc de revenir au bon vieux cours de morale, mais le mot n’a plus bonne presse. On utilise donc une autre terminologie : tantôt " l’école joue un rôle … éthique dont les enseignants doivent être les agents ", tantôt, on demande aux candidats de " privilégier les dimensions axiologiques des documents ". L’exemple donné par les rapporteurs explique très clairement le rôle évangélisateur du futur professeur : on y loue une candidate qui, à propos de La cigale et la fourmi, a " privilégié la dimension axiologique ", " pour construire son étude à partir d’une triple définition de la citoyenneté ". Si le terme de civilité renvoie à la fois à l’idée de politesse et d’éducation, le terme de citoyenneté est sans équivoque : il renvoie non aux rapports inter personnels, mais à une définition de l’individu du point de vue de ses droits politiques. On se demande bien quels droits politiques sont en jeu dans la fable de La Fontaine. S’il s’agit d’organiser un débat sur la charité et sur l’égoïsme, sur les principes de plaisir et de réalité, il ne s’agit ni de civilité, ni de citoyenneté, mais bien de morale.

Mais le plus pernicieux est dans la confusion faite entre ces deux notions : si l’on réussit à faire croire aux élèves que lorsqu’ils font l’aumône aux misérables, lorsqu’ils cèdent leur place aux personnes âgées dans le métro, ils se comportent en citoyens, on ne risque pas de les voir s’enquérir du programme politique de leurs élus, ou même descendre dans la rue pour revendiquer des droits sociaux ou politiques. Avec la pseudo citoyenneté de proximité, c’est la paix politique et sociale assurée.

3 - Bac de morale

Enfin, les textes et les exercices choisis cette année à l’EAF pour le sujet 1 démontrent clairement – avec un an d’avance, puisque la réforme n’entre en vigueur qu’à la rentrée prochaine, ce que va devenir, dans l’enseignement du français, " la formation du citoyen " : le discours de Hugo, privé de toute explication permettant de replacer ses propos dans le contexte historique, vante les mérites d’une république qui grandit " à l’ombre de la croix " ; d’une union des hommes dans le travail et la fraternité: "  A l’œuvre, travailleurs par le bras, travailleurs par l'intelligence, vous tous qui m'écoutez et qui m'entourez ! mettez à fin à cette grande oeuvre de l'organisation fraternelle de tous les peuples " ; d’une France qui "  " Depuis trois siècles est la première des nations. Et savez-vous ce que veut dire ce mot, la première des nations ? Ce mot veut dire, la plus grande ; ce mot veut dire aussi, la meilleure ".

On aurait pu se réjouir de trouver un texte qui prêtait autant à la critique, dont le chauvinisme satisfait pouvait solliciter une contre argumentation vigoureuse. Mais les nouveaux programmes précisent bien que " l’école ne privilégie pas les situations agonistiques ; on encouragera plutôt la capacité d’écoute et de reformulation ". Le nouveau citoyen ne se caractérise donc pas par sa capacité à douter, à s’opposer, qu’on avait crue fondatrice de liberté, mais par son désir d’adhésion à la pensée d’autrui ; c’est pourquoi le travail d’écriture demandé à la suite du discours de Hugo ne comportait que l’exigence suivante : " A l'occasion du Premier de l'An 2001, un responsable de l'Etat expose les raisons que l'on peut avoir d'espérer en un monde meilleur. Rédigez son discours. ". De même, le travail d’écriture exigé des candidats au bac technique leur demandait de condamner la violence, sans même qu’ils puissent s’interroger sur les problèmes que posait une telle condamnation.

Le choix du discours de Victor Hugo montre bien que c’est la littérature qu’on sacrifie à la morale, dans cette croisade de pacification dont on charge le professeur de Lettres : fallait-il la caution d’un tel auteur, pour des lieux communs comme ceux-ci : "Or, dans les temps où nous sommes, l'avenir vient vite. (Applaudissements.) On pourrait presque dire que l'avenir n'est plus demain, il commence dès aujourd'hui. (Bravo !), dignes du conseiller général Lieuvain dans Mme Bovary ? En fait, cette caution de banalité n’est pas fortuite : elle rejoint la préoccupation d’égalité déjà analysée plus haut : après avoir aboli les inégalités entre élèves, entre professeurs et élèves, la recherche de textes indigents signés par des plumes prestigieuses abolit la distance entre l’élève et les grands auteurs ; elle abolit l’autorité de l’auteur, puisqu’au fond, cet homme parle et pense comme vous et moi. Fonction émancipatrice aussi : tout le monde peut-être Hugo dès lors qu’il s’exprime, même pour ne rien dire.

Les textes que choisira le jeune capésien devront donc avoir deux vertus : un message moral évident et simpliste, une signature prestigieuse. On comprend pourquoi, dans cet esprit, il est nécessaire que la notion d’œuvre remplace celle de chef d’œuvre…

----------------------

On peut se demander quelle liberté connaîtront ces nouveaux citoyens, dépouillés de la connaissance du patrimoine littéraire qui leur permettrait de juger le présent en toute liberté, dépouillés de tout esprit critique par le renoncement aux exercices de réflexion et de raisonnement exigeants, dépouillés de toute dignité politique, par un moralisme à mille lieues de la véritable instruction, "  celle qui exclut ", comme l’écrit Condorcet, " toute dépendance, forcée ou volontaire ", grâce à laquelle " les habitants d’un même pays  peuvent  également se gouverner par leurs propres lumières ".


Robert Wainer