Laurent Lafforgue : «On assiste à un naufrage»

Le Figaro du 07/12/04


Professeur à l'Institut des hautes études scientifiques, membre de l'Académie des Sciences et lauréat en 2002 de la médaille Fields, «prix Nobel des maths», Laurent Lafforgue juge la situation catastrophique.

Propos recueillis par Patrice Lanoy


LE FIGARO. – Que pensez-vous du résultat de cette enquête ?


Laurent LAFFORGUE. – Il ne me surprend pas. Les gens l'ignorent, mais on assiste à un naufrage ! On imagine encore que les petits Français sont bons en maths. Mais, ils sont désormais mauvais, et cela pose un problème aux universités et aux écoles supérieures, qui ont déjà commencé à baisser le niveau de leurs programmes. Et cela commence dès le primaire, où l'on ne demande plus aux enfants de travailler et de maîtriser parfaitement un certain nombre de choses, dont, entre autres, le calcul, les tables de multiplication et savoir poser une division.


Pourtant, les maths sont toujours enseignées à haute dose, aux yeux des parents...


Pas du tout ! En fait, le nombre d'heures de mathématiques a diminué. Par exemple, en terminale S, on est à cinq heures par semaine, alors qu'il y a vingt ans, en section C, on disposait de neuf heures. On estime que, sur un cursus complet, en arrivant en terminale, un lycéen a désormais un an et demi de moins de mathématiques derrière lui qu'il y deux ou trois décennies.


Mais les programmes ne sont-ils pas très proches de ce qu'ils étaient alors ?


C'est là que cela coince. Les têtes de programme, les titres sont les mêmes mais le contenu est beaucoup moins dense. Les chapitres sont vidés de leur substance, les définitions sont peu précises, on ne demande plus aux élèves d'apprendre les théorèmes ni de savoir mener une démonstration. Pis, on exerce de plus en plus les lycéens à apprendre des formules, des recettes, des argumentations types, vidées de toute substance. Cela minore la place de la réflexion et obère l'initiative personnelle.


Cela peut-il se rattraper dans le supérieur ?


Même au plus haut niveau, par exemple celui d'entrée dans les classes préparatoires de maths sup, on constate des lacunes colossales, irrémédiables. Ces élèves en principe brillants ne savent plus faire la différence entre une équivalence et une implication, ce qui fait partie des bases dans le domaine de la logique.


Et l'équilibre avec les autres matières ?


Nous souhaitons que les élèves aient une meilleure culture générale, mais c'est loin d'être le cas. Ils sont aussi moins bons en français et en histoire. Les mathématiques sont une langue et une discipline. La compréhension, l'intérêt, mais aussi la disponibilité pour le travail long et complexe sont en baisse de façon spectaculaire.


Pourquoi les filières scientifiques sont-elles boudées aujourd'hui ?


Cette désaffection est impressionnante. La baisse des vocations est d'environ un tiers en dix ans. Les explications sont sans doute nombreuses, mais je pense que le relativisme ambiant joue contre les sciences.