Compte rendu de l'émission du 27/09/01 sur France-Culture , Cas d'école.
Écouter l'émission : Adieu grammaire ?


   J'ai écouté religieusement l'émission du 27/09/01 consacrée sur France Culture à la parution de Sauver les lettres. J'y ai entendu deux valeureux guerriers en la personne de Danièle Sallenave et Gaëtan Cotard, et deux opposants suant l'hypocrisie et le cafouillage, Jean-Claude Chevalier, retraité du Groupe d'experts, et le sociologue Gérard Mauger qui, pour n'avoir jamais mis les pieds dans une classe, n'en trouve pas moins des raisons personnelles à la faillite de l'enseignement de la littérature ou de la grammaire. Je n'ai garde d'oublier le micro-trottoir hypertrophique d'Estelle Farella, qui enseigne gentiment la grammaire aux banlieusards du collège Robert Doisneau.

   Danièle Sallenave a attaqué "bille en tête" avec sa conviction habituelle, en posant clairement les problèmes: "ce ne sont pas les moyens qui manquent, ce sont les fins", pour ajouter, et c'était le coeur du débat , "on ne se livre plus à l'interprétation des textes, on assiste à l'évitement du sens. A quoi sert cette orgie méthodologique si elle ne débouche pas sur le sens?"
   On a attendu en vain la réponse à cette question primordiale.

   Dans la foulée, Gaëtan Cotard expose la genèse de la ruine, telle qu'elle apparaît dans le livre de Sauver les lettres : depuis 1969, en primaire, on est passé de 15 heures par semaine de français au Cours préparatoire à 10 heures, puis 9 heures, sans oublier les 6 heures à venir, avec la réforme imminente. Il évoque, en parallèle, la mise en place du collège unique, et la loi d'orientation de Jospin en 1991, qui a quasiment interdit les redoublements des élèves à l'école primaire. On ne s'étonnera pas, dans ces conditions, de ce que les élèves arrivant en 6è ne possèdent pas les rudiments de leur langue maternelle.

   Sur ce, intervention de J.C. Chevalier, qui avoue, avec son inimitable manière de cartilagineux : "je ne connais pas suffisamment l'école primaire ". On brûle de savoir ce qu'il connaît, mais on reste sur sa faim. Pressé de noyer le poisson, il se réfugie dans la thèse du "complot" dont le corps enseignant, contaminé par la mentalité victimaire en vogue aujourd'hui, s'imagine être l'objet. La main sur le coeur, Monsieur Chevalier proteste qu'il n'a jamais rencontré quelqu'un qui voulût la mort de l'école.
   Il enchaîne immédiatement sur la diminution des horaires qu'il esquive illico en exhibant la dernière trouvaille de l'inépuisable brain-trust jacklanguien. Les "classes à P.A.C." [1] déboucheront sans faille, dans le primaire, sur d'abondantes productions scripturales suscitées par l'enseignement de la photo, du cinéma, des arts et de la communication. L'enseignement de la mauvaise foi ne figurant pas au catalogue proposé, on en déduit avec soulagement que les géniaux concepteurs de cette innovation ont encore un soupçon de lucidité.
   Pour ce qui est de "l'école structurale de Genette ", M. Chevalier s'insurge : " Personne n'oblige un professeur à l'enseigner, et puis Roland Barthes n'a-t-il pas parlé du plaisir du texte ?". Fin provisoire de la prestation.
   
   Le sociologue de service, Gérard Mauger, monte alors au créneau. Il dispose de la panoplie classique : c'est la massification du système scolaire qui est d'abord en cause. Tout le monde a accès à l'école de nos jours, ce qui n'était pas le cas auparavant: seuls les héritiers chers à Bourdieu recevaient la manne de l'école. G. Mauger a ici un trou de mémoire providentiel qui lui évite de mentionner que, comme D. Sallenave le rappellera plus tard à mots couverts, Pierre Bourdieu , fils d'un petit métayer du Sud-Ouest, doit à l'école publique le privilège exorbitant d'en saper les fondements depuis le Collège de France.
    Deuxième raison invoquée : le nouveau public dont on se doit de respecter la mutation en lui servant la brouchtoucaille qu'attend désormais son estomac de zappeur télévisuel et de couche-tard.
    Troisième raison: la fin de la domination des lettres en matière d'excellence scolaire, au profit des sciences.
( et alors ???)
   Quatrième raison, cette fois franchement comique : la féminisation des élèves de 1ère L. "Les filles sont littéraires et les garçons scientifiques ". (Ah bon ? Mais comment que ça se fait ?)
   Enfin, dernier trou de mémoire argumentatif : pas un mot sur la transformation des programmes. (Saluons l'artiste)

   Danièle Sallenave reprend alors la main : la massification constitue un faux argument contre l'exigence , comme le prouve l'exemple d'un célèbre sociologue, fils de paysans. Elle pointe du doigt le soubassement ségrégationniste de la massification et parle de "racisme" : si l'on n'est pas un héritier, on n'aura pas accès à Ulysse. On abat donc la littérature, sous le prétexte indigne qu'elle est inaccessible aux cerveaux des banlieues.

   Gaëtan Cotard, ancien enseignant de ZEP, rebondit : il enseigne la même chose aux héritiers et aux banlieues. Tout au plus faut-il être plus patient et plus autoritaire. Il affirme que la grammaire doit être la même pour tout le monde, et qu'elle doit être assimilée par la répétition. On ne saura jamais écrire si l'on ne reçoit qu'un faible nombre d'heures de français par semaine.

   Danièle Sallenave surenchérit : on a changé les contenus au nom du sophisme de la massification : d'où la disparition de l'enseignement de l'histoire littéraire, des textes littéraires et du passé simple; pensez donc, ce temps qui est employé dans les textes littéraires ! Elle est on ne peut plus claire : "on nous a imposé les changements de contenu."

   Gaëtan Cotard s'en prend alors au laxisme de l'institution qui se soucie comme d'une guigne de la réussite des élèves de ZEP.(N.D.L.R. sauf pour sauver médiatiquement les meubles en apposant des rustines, comme l'illustre la nouvelle procédure d'accès des élèves de ZEP à Sciences-Po). Il incrimine notamment le travail en séquences parfaitement contre-productif, sauf pour les producteurs de manuels, désormais en situation de prescripteurs pédagogiques.

   Monsieur Chevalier remonte en scène où il titube plus que jamais : " Les programmes ne sont pas contraignants. L'enseignant est libre de s'adapter à son public. De mon temps, on n'était pas libre, on devait enseigner les siècles (N.D.L.R. : cette élégante périphrase désigne vraisemblablement l'histoire littéraire), maintenant on fait ce qu'on veut. L'enseignant jouit donc d'une grande liberté et d'une grande responsabilité. C'est la même chose en grammaire: il y a de grandes possibilités d'analyses de la langue. On enseigne la grammaire de façon méthodique et avec liberté. J'en parle d'autant mieux que je suis grammairien." (Pas possible !)

   Mais le poisson respire encore : c'est donc le moment de lâcher Estelle Farella dont l'interminable numéro permet de mettre en oeuvre l'inusable technique de l'obstruction. Estelle nous exhibe complaisamment son vécu , nourri d'une pratique raisonnée de la "concrétisation" de la grammaire. Nous découvrons avec elle l'art d'arriver à la définition de la proposition subordonnée en s'interrogeant habilement sur le sens de l'expression "être subordonné à quelqu'un". (Personne, à coup sûr, n'y avait encore pensé. Merci, Estelle !)
   Cette enseignante de choc fait tout pour rassurer: oui, l'élève peut nommer à sa guise les phénomènes grammaticaux. Est-il pendable en effet de méconnaître le nom véritable de la proposition conjonctive objet?
( Conclusion implicite : Tout  se négocie, même la grammaire.)

   Gaëtan Cotard dégaine alors un livre de 6è, un de ces livres uniques où la grammaire est cantonnée en fin de manuel, sous la rubrique " point grammaire". Il fait éclater la pauvreté des exercices, réduits au strict minimum. Dès lors, plus de répétition possible, plus d'étude systématique. Bien entendu, ce sont les plus défavorisés qui en pâtissent, comme l'atteste le rapport de l'Inspecteur Général Ferrier qui souligna en 1998 le lien étroit qui existe entre la qualité des apprentissages et le temps qu'on y consacre.

   Rien n'y fait. Monsieur Chevalier est en extase devant la prestation d'Estelle : elle a tout compris. Le maître mot est là : " On ne parle plus d'une grammaire d'imposition mais d'une grammaire de reconnaissance ". Et voilà notre J.C. Chevalier soudain ragaillardi au point, (prenant ainsi le risque de dévoiler ses doutes intimes) de proclamer " qu'être réformateur ça sert à quelque chose " . Comme le dit Danièle Sallenave, " on croit rêver. "
   Elle impose sa voix pour mentionner les graves difficultés des professeurs de langues à flexion, en face d' élèves incapables d'identifier le moindre C.O.D. Elle parle d' " abandon de personnes en danger ", et crie qu'on noie les enfants en difficulté.

   Il en faudrait plus pour impressionner le savant G. Mauger qui pare l'estocade en brandissant    " l'énormité virtuelle des programmes scolaires possibles" . Voilà un argument qui ne mange pas de pain.

   J.C. Chevalier se jette sur l'occasion pour enfourcher le dada fourbu de " l'immensité des savoirs ". " L'idéal, ce n'est pas d'enseigner le C.O.D " face à cette immensité des savoirs. Puisque G. Mauger l'a dit.

   Gaëtan Cotard rappelle vainement, tandis que le débat frôle la catalepsie, l'importance d'un enseignement progressif et substantiel.

   Peine perdue, en effet, la messe est dite. Les réformateurs, une fois de plus, ont botté en touche, réduisant ainsi le temps et la teneur du débat , avec la complicité objective de l'arbitre. En bons disciples des sophistes, ils se sont attachés à " faire triompher la mauvaise cause de la bonne.". Ils ont bien mérité des maniaques du texte argumentatif, si influents et prospères dans le petit monde des "experts", et de leur antique maître Calliclès. Ne lit-on pas, d'ailleurs, à la page 115 d'un manuel scolaire publié chez Bertrand-Lacoste en 1988, imprimée en caractères gras, cette profession de foi pénétrée d'humanisme : "Le choix d'une thèse ne relève pas de la conviction intime, mais de l'efficacité argumentative." ? (Boissinot-Lasserre, Lire, Argumenter, Rédiger)  
Mireille Grange

[1] Les classes à "Projet Artistique et Culturel" doivent être créées dès cette année en primaire, et, comme la réforme du collège l'indique, en 6ème à partir de 2002. Il s'agit de classes où, pour le collège, les professeurs "toutes disciplines confondues" devront participer, sous l'oeil vigilant d'un artiste professionnel, à la réalisation "inderdisciplinaire" d'un projet artistique commun englobant toute l'équipe pédagogique.