Le livret d’évaluation en primaire


En primaire, cela fait quinze ans que l’Inspection a mis en route ce livret d'évaluation épouvantable : au cycle III on a 131 compétences à évaluer dans le livret utilisé dans mon école. Celles-ci sont parfois très générales.
Je sais comprendre le sens d'un problème ;
Je sais répondre à des questions ;
Je sais lire un texte long et comprendre ;
Je sais exécuter une consigne ;
Je sais calculer mentalement…

0u alors on fait un véritable " IRM " de l’élève en évaluant à un temps donné des acquis très précis qui ne demandent qu’à être oubliés si on ne lui fait pas faire pendant, des années, des exercices systématiques de révision et de plus en plus compliqués…Ces compétences sont par exemple :
Je sais conjuguer au présent, à l’imparfait,
Je sais additionner les nombres entiers
Je sais multiplier les nombres entiers
Je sais faire des calculs simples sur les mesures de longueur
Je sais faire la différence entre passé simple et imparfait.

Il faut savoir que les livrets sont différents selon l’école.
Ils sont vraiment inutilisables car à chaque fois le code change. On doit colorier…
Vert : acquis
Jaune ou orange : en voie d'acquisition
Rouge : non acquis
L'autre jour, j'ai reçu un nouvel élève qui venait d'une école ou l’on avait inversé ce code :
Rouge : acquis...
Vert : non acquis
Jaune : en voie d’acquisition
On peut avoir A, B, C …1,2,3…. A, VA, NA…( Acquis, en Voie d’Acquisition , Non Acquis)

L'imagination des enseignants, pédagogistes ou soumis, étant débordante, je vous laisse deviner la complexité du travail de décodage pour le maître qui voudrait tenir compte de ces livrets, à une époque où la mobilité des familles, le changement d'école sont fréquents. Il faut savoir que pratiquement aucun maître ne les utilise au moins régulièrement…ces millions de tonnes de papiers restent dans les cartons…Quelle absurdité ! Quel gâchis !

Pour nous faire accepter ce système, comme d’habitude, on nous a invités à des conférences pédagogiques afin de produire, nous-mêmes, en équipe, ce livret. Comme nous devons le faire avec nos élèves, on nous fait croire que nous sommes les meneurs du jeu. D’autres inspecteurs ont laissé le libre choix aux écoles. Il y a donc des livrets Magnard, Hachette et autres éditeurs qui se sont rués sur cette nouveauté pour vendre.

Et puis ce "  saucissonnage "des élèves permet de brouiller parfaitement les pistes. Qu'est-ce que cela veut dire : " Je sais conjuguer au présent " " Je sais comprendre le sens d'un problème " Tout peut changer selon le contenu que l'on propose à l'élève. En mathématiques, il y a problème et problème. Je comprends un problème : ça veut tout dire et rien dire…les programmes étant revus à la baisse, l’enseignement étant complètement individualisé, selon que j’évalue le petit Jacques en très grosse difficulté ou Paul très doué…chacun de ces deux enfants peut avoir " Acquis " à son évaluation car chacun aura eu le problème correspondant à son niveau. Voilà où on en est, du fait de l’hétérogénéité maximale des classes, c’est véritablement absurde et complètement subjectif.

J'ajoute aussi que les parents n'y comprennent rien ; moi la première je ne lis pas celui de mes enfants. Je veux des notes sur des exercices ou des devoirs faisant la synthèse de difficultés réelles auxquelles les élèves sont confrontés dans des "compositions" consistantes. Par exemple, on doit montrer comment l’élève se débrouille dans une dictée du niveau de sa classe, une rédaction peut très bien être notée en fonction de critères définis prenant en compte la syntaxe, le vocabulaire, l’orthographe…la notation est pour moi le meilleur moyen de quantifier avec précision et le plus d’objectivité possible, les progrès de l’élève. Par bonheur les instituteurs de mes enfants utilisent les deux systèmes :un bulletin traditionnel noté et ce livret Shadok…les collègues du cycle III de mon école agissent aussi ainsi pour ne pas faire fuir les parents vers le privé, disons que l’on pratique une résistance. Toutefois j’enrage quand je me dis que je passe des heures à faire ce travail imbécile et inutile… je dirais même dangereux car il rend l’enseignant encore plus soumis et sans plus aucun esprit critique. Tout le monde sait bien qu’à faire exécuter une tâche idiote à quelqu’un pendant des années on peut le rendre complètement manipulable et soumis. Or nous entendons de plus en plus souvent " vous êtes fonctionnaires, vous devez obéir, ce sont les textes ! " Mon métier, c’est institutrice, un métier intellectuel. Je revendique donc le droit de réfléchir, de me poser des questions.

Le summum de la cruauté c’est de faire remplir le dossier par l’élève lui-même ; c’est ce que préconisent certains inspecteurs…parlons-en du traumatisme, quand l’élève doit colorier une majorité des cases en rouge ! Ce n’est même pas l’enseignant qui prend ses responsabilités, de nombreux livrets sont rédigés ainsi : Je sais orthographier les mots à usage courant, Je sais écrire sous la dictée, Je, Je, Je… Comment peut-on en arriver à cette lâcheté d’adulte qui se dérobe devant ses responsabilités ? Comment peut-on faire croire qu’un jeune enfant soit en mesure de se connaître si parfaitement ?

Notre inspectrice ne veut plus voir de notes dans nos cahiers, c’est très difficile de résister à cette pression, il m’a fallu réclamer aux parents une demande écrite d’un bulletin noté pour leur enfant. Je n’ai pas eu de mal à obtenir ces papiers que je garde sous le coude au cas ou je serais inspectée et devrais me défendre.

Notre argument est souvent : " au collège il y a des notes, il faut bien habituer les élèves à ce système ". Si les profs de collège suivent les mêmes diktats que ceux imposés au primaire, on ne s’en sortira pas. N’est-il pas temps de réagir en faisant la grève administrative de tous ces documents mensongers et qui demandent un surcroît de travail très important au maître et au prof. Quel syndicat soutiendra-t-il ce mouvement ?

Les livrets d’évaluation, les évaluations nationales CE2, 6°, seconde. Les PPAP…et autres PAM et tout ce qui permet au système de mentir sur le niveau réel des élèves sont à boycotter.

J’ai fait la preuve de ce que je dis, cette année, en faisant tester 7 élèves (25%) de mon CM1 qui passaient à travers les mailles du filet : les évaluations nationales, les livrets d’évaluation des maîtres les présentaient avec un niveau normal…la psychologue scolaire leur a trouvé un niveau CP-CE1 pour 7 d’entre eux et CE2 pour les autres.

On veut cacher la vérité, et ce qui me choque, c’est que des parents marchent parfois dans la combine comme les associations de parents qui réclament l’abandon des notes pour éviter de " traumatiser " les enfants. Il fallait voir la tête de ceux auxquels la psychologue annonçait le niveau réel de leur enfant dans ma classe…Qui parlait de traumatisme ? Il faudrait que dès le primaire on dénonce ce mensonge…

Il faut vraiment se donner le mot pour résister à ça … c’est difficile, j’en conviens mais il nous faut dénoncer ce scandale.

Françoise Candelier

05/2005