10 mai 2006 : mémoire de la traite négrière

Quelques réflexions à propos de l’encart du BO numéro 16, du 20 avril 2006

L’encart du BO numéro 16, du 20 avril donne quelques consignes concernant la célébration dans l’éducation nationale de la journée du 10 mai, choisie pour honorer le souvenir des esclaves et commémorer l’abolition de l’esclavage.

Ce texte est porteur de dérives inquiétantes : mise en avant de la mémoire au détriment de l’Histoire, utilisation idéologique de la littérature, reculade du savoir et de la réflexion critique devant les bons sentiments consensuels.

Le BO rappelle que selon les vœux du président, " l’esclavage doit trouver sa juste place dans les programmes de l’éducation nationale à l’école primaire, au collège, et au lycée. " Cela signifie, ou devrait signifier, une étude du phénomène historique et économique de l’esclavage : l’esclavage pourrait ainsi être évoqué dans le cadre des programmes déjà existants, en histoire, géographie, économie, littérature, langues anciennes philosophie. C’est ce qui se pratique déjà, de façon sans doute insuffisante, mais contrairement à une assertion courante et jamais étayée par des faits, de nombreux professeurs parlent de l’esclavage dans leurs cours. Mais l’interprétation donnée par le BO est très différente.

Relevons une phrase révélatrice des ambiguïtés du texte : " En outre, à l’initiative du Comité pour la mémoire de l’esclavage, un prix annuel est dédié à une thèse sur l’esclavage et ses abolitions, offrant ainsi la possibilité de publier et faire connaître les meilleurs travaux de recherche " : ce qui me semble très inquiétant, c’est que le critère de qualité de la recherche est confié à un comité qui a pour objet la commémoration, et non la recherche scientifique.

Mon inquiétude se confirme quand je lis la suite : à propos des activités à pratiquer lors de cette journée du 10 mai, Roland Debbasch (directeur de la DESCO, Division des enseignements scolaires) explique " Il ne s’agit pas à proprement parler d’une action de nature pédagogique ni didactique (…) mais d’un moment de fraternité " : autrement dit, le texte est clair, il ne s’agit plus d’enseignement ; il s’agit d’une sorte de communion (à tous les sens du terme, car nous sommes bien là dans le catéchisme), et j’irais plus loin, d’expiation.

En effet, la traite négrière est nommée dans le titre, et ensuite le BO parle en général de l’esclavage, mais c’est bien de la traite négrière européenne, plus particulièrement française dont il est question : la seule mémoire de l’esclavage qui s’exprime en France est celle de la traite négrière. D’ailleurs, le BO donne une liste de textes, dans laquelle on choisira un texte à lire en ce jour du 10 mai, et tous concernent la traite négrière européenne. Comme nous fûmes méchants ! Mais en quoi dire cela permet-il de mieux comprendre le phénomène de l’esclavage, d’éviter son retour ? En rien ; que je sois claire : pour moi, il ne s’agit aucunement de nier les crimes commis par les pays européens, mais d’étudier l’esclavage dans sa réalité, qui dépasse l’Europe, et de ne pas se complaire dans la repentance, inutile et ridicule. Olivier Pétré-Grenouilleau, auteur d’un remarquable ouvrage sur le sujet Les traites négrières : Essai d’histoire globale, récompensé par le Sénat et l’Académie Française, a été attaqué par les défenseurs les plus radicaux de la mémoire de l’esclavage (le collectif DOM, Claude Ribbe …) : ses fautes ? Il refusait la comparaison avec la Shoah, et n’a pas limité le phénomène de l’esclavage à l’Europe. Les attaques en justice contre lui ont heureusement été rejetées. Plutôt qu’une journée de commémoration, il me semblerait plus judicieux de vulgariser des travaux tels que le sien, qui permettent d’apprendre et de comprendre.

Avec ces " moments de fraternité ", nous sortons de la mission de l’école (instruire, faire comprendre, faire réfléchir) pour empiéter sur celle des églises (rassembler autour d’une idée admise sans discussion par tous, unis dans la même émotion, chantant tous le même air !). Je me rends bien compte qu’en disant ce genre de choses, je peux passer pour un monstre : c’est une des vertus de la mémoire toute-puissante, faire taire tous ceux qui contestent ; comment être contre " la fraternité ", comment exprimer un désaccord face à quelqu’un qui se présente comme " descendant d’esclave " et qui réclame justice ? Il n’y aucune complaisance pour l’esclavagisme chez moi, je refuse juste la manière dont on impose une certaine forme de mémoire, dont on utilise une horreur passée pour occulter des injustices présentes, dont on tue l’esprit critique à grands coups de bons sentiments.


Si l’on regarde la liste de textes en annexe, on est frappé d’abord par quelques absences : où sont Montesquieu, Voltaire, l’Encyclopédie, Olympe de Gouges ? Les seuls représentants du XVIIIe siècle sont Bernardin de Saint-Pierre et Condorcet : on peut voir dans ce choix une conséquence de la tendance actuelle à considérer les philosophes des Lumières comme d’affreux réactionnaires blancs, défenseur d’une démocratie uniquement blanche et bourgeoise, déguisant un appétit colonialiste sous le masque vertueux de l’universalisme ; Montesquieu ? Trop aristo ; Voltaire ? Trop raciste ; Olympe de Gouges ? Trop peu acharnée à faire guillotiner Louis XVI (ou trop femme, comme aurait tendance à le prouver le choix du premier texte de la liste !). Il ne s’agit évidemment pas pour moi de nier les ambiguïtés des Lumières, de nier la réalité de l’esclavage à cette époque, j’en parle librement à mes élèves ; mais il est scandaleux de nier que le XVIIIe siècle a été aussi et peut-être surtout l’occasion d’une condamnation efficace de l’esclavage, que les Lumières ont eu une influence qui va bien au-delà de la sphère occidentale (la belle exposition de la BNF le prouve) ; évoquons les ambiguïtés des Lumières, mais poussons la logique jusqu’au bout : Césaire, Senghor sont-ils exempts de toute critique, n’y a-t-il rien de contestable dans leurs discours, dans leur vision du monde, dans leur bilan politique ?

Je vois aussi dans cette sous représentation des Lumières un moyen de dénigrer le travail des professeurs : en effet, nombreux sont les professeurs qui font étudier, dans le cadre des cours d’histoire et de français, les textes de Montesquieu, Voltaire… Mais évidemment, ils transmettent en faisant cela un savoir, et ne cherchent pas un " moment de fraternité " : on rejette donc le savoir, l’instruction, jugés moins importants, moins " formateurs " (avec le sens de : qui formatent) que la fraternité, la repentance, les bon sentiments ! S’imagine-t-on que l’on va créer une société solidaire avec ces " moments de fraternité " ?

Un détail me paraît assez cocasse : le premier texte choisi est extrait d’une lettre de Bernardin de Saint-Pierre où l’on peut lire " Ces belles couleurs de rose et de feu dont s’habillent nos dames ; le coton dont elles ouatent leurs jupes ; le sucre, le café, le chocolat de leurs déjeuners, le rouge dont elles relèvent leur blancheur ; la main des malheureux noirs a préparé tout cela pour elles. Femmes sensibles, vous pleurez aux tragédies, et ce qui sert à vos plaisirs est mouillé des pleurs et teint du sang des hommes. " Bel exemple de misogynie ! Et d’injustice : je ne crois pas que les femmes aient seules profité de l’esclavage ! Je m’étonne qu’à l’heure où l’on est très attentif aux revendications de toutes les minorités ainsi qu’à celles des femmes, on ait laissé passer une telle bourde : à moins que même en ce domaine, certains soient plus égaux que d’autres. Cela m’amène à une autre réflexion : si plusieurs groupes continuent à revendiquer une journée en mémoire des persécutions subies, nous allons vers une belle pagaille : la revendication mémorielle est en effet égoïste, elle divise, et ne peut aboutir qu’à des conflits passionnels, puisque l’étude scientifique et sereine des faits, aboutissant à une vérité partagée, est refusée.

Je comprends mal en quoi le poème de Leconte de Lisle s’intègre dans cette liste : il est évident (mais on peut contester ma lecture) que ce poème va au-delà de la dénonciation de l’esclavage, que son ambition est beaucoup plus métaphysique : il est insupportable que la littérature soit ainsi utilisée et récupérée, par un pouvoir désireux d’afficher une image progressiste : pourquoi pas l’histoire de Laïos et Œdipe dans une journée à la mémoire des victimes de la route, ou comme je l’ai déjà lu, "Correspondances " de Baudelaire pour la défense de la forêt ? A terme, on risque de bannir les auteurs qui ne " cadrent " pas avec nos projets politiques modernes.

En instaurant cette journée et en impliquant l’éducation nationale, on détourne aussi la réflexion des élèves et des enseignants de quelques réalités gênantes : sur tous les continents, l’esclavage reste un phénomène contemporain, en tant que tel, et en outre la mondialisation ultra-libérale tend à rapprocher les conditions de travail et de vie d’une partie des travailleurs du globe de celles des esclaves ; mais il est plus facile d’instaurer une journée pleurons-sur-nos-fautes-passées que de donner une instruction qui permette de réagir aux injustices présentes. Ainsi, nous nous lamenterons sur l’Afrique que " nous " avons détruite il y a 300 ans, et nous éviterons de réfléchir à l’organisation économique dont souffre l’Afrique, (et pas seulement elle !) d’aujourd’hui ; nous nous frapperons la poitrine en pensant à " nos " violations des droits de l’homme passées, cela nous évitera de revendiquer fièrement le meilleur de la pensée occidentale et de le défendre avec courage face aux dictatures, aux force obscurantistes et brutales qui agissent dans nos sociétés ; nous laisserons le savoir réactionnaire, produit par le blanc arrogant et dominateur, déserter l’école et reculer devant les revendications à courte vue, et nous serons aveugles et fort démunis pour réagir face aux horreurs de notre temps.


Estelle Manceau

05/2006