L’égalitarisme est un élitisme


François Dubet présente l’école comme un vaste champ de bataille parsemé de morts par homicide volontaire de " vainqueurs " préoccupés du maintien de leurs " privilèges " [1]. Des vainqueurs qui seraient les enseignants eux-mêmes soucieux de la réussite de leurs seuls enfants. Nous observons que les professeurs peuvent être les défenseurs non de privilèges, mais de leurs élèves, tous leurs élèves y compris ceux des ZEP que la dégradation des contenus et des résultats de l’école actuelle condamne au premier chef. Loin du procès d’intention dans lequel François Dubet englobe le collectif Sauver les lettres en confondant étonnamment la formation critique que réclame le collectif et la " sélection précoce " dont il n’a jamais parlé, il convient de se demander si le rapport Thélot auquel le sociologue a fortement contribué annule, ou au contraire aggrave, le " mécanisme de distillation fractionnée " qu’il dénonce. Autrement dit si l’élitiste est bien celui qu’il croit.

Passons sur l’amalgame du penseur entre exigence et nostalgie, comme si la modernité ne devait pas être exigeante, comme si l’illettrisme actuel était un titre de gloire, et la revendication de la maîtrise de la langue pour tous à l’heure d’internet un signe d’archaïsme, comme si le rapport Thélot ne reprenait pas des instructions de 1882… Passons aussi sur la hâte du sociologue, qui fait passer les professeurs réfractaires au SMIG culturel pour des retraités de soixante-douze ans lauréats du bac de 1950 !

Il n’est évidemment pas question de s’opposer à ce que l’État garantisse à tous les élèves un savoir minimum, et on ne peut que souhaiter qu’il leur procure effectivement " des connaissances et des compétences pour toute la vie ", comme le préconise le rapport Thélot. Mais on voit bien à la lecture de ce rapport qu’un minimum mal pensé est un piège, que ces connaissances et ces compétences ne seront ni garanties ni accessibles à tous, et que la " distillation " est portée à son comble.

Le " socle commun des indispensables " est en effet réduit à des savoirs pratiques d’exécution, à l’efficacité aléatoire. L’" anglais de communication internationale " est un outil fruste dénaturant la notion de langue, l’enseignement des mathématiques pourra se limiter au collège à celui des " opérations ", la " maîtrise de la langue " pourra ne pas être complétée par l’étude de la littérature et deviendra ainsi de la communication, la " technologie de l’information et de la communication ", intéressante mais privée de tout support, est rabaissée au simple verbe " cliquer " du pré-rapport. L’utilitarisme légitime de ces connaissances est stérilisé d’emblée par la suppression de leur lien avec la logique, la pensée, les affects.

Les élèves qui à la sortie de chaque cycle n’auront pas maîtrisé ces savoirs de base y seront maintenus indéfiniment, leur scolarité toute entière, entre le CE 2 du primaire et la troisième du collège, se limitant  aux " renforcements des indispensables ". Ils n’auront jamais accès aux matières de réflexion et de logique, ni aux " humanités " (le nouveau nom d’un enseignement réduit de littérature, histoire et géographie) ni aux " sciences " (réunissant indistinctement sciences physiques et sciences de la vie), ni aux mathématiques, ni à une seconde langue vivante. Qu’on y ajoute l’enseignement obligatoire de la " politesse ", et on aura une sélection toute faite d’élèves puis de professionnels dociles, qu’on aura privés d’accès à la compréhension et au jugement critique. C’est ce que demande " le monde de l’entreprise – à travers son insistance sur les règles de socialisation dans le processus de formation d’actifs qualifiés – (qui) paraît plus demandeur en " éducation " que d’autres acteurs ou partenaires de l’École ".

Ainsi, dès l’école primaire, dès le CE2, l’enseignement ne sera plus commun… Dès l’âge de huit ans, l’enfant connaîtra les filières et la stigmatisation de son échec, alors que pour l’instant l’école primaire est encore commune à tous. Les " enseignements complémentaires choisis " ensuite à tous les stades jusqu’au lycée par leurs camarades aidés de leurs parents eux-mêmes éclairés par leur milieu ou leurs connaissances, protégés par leur lieu d’habitation, assureront les différences. La " distillation fractionnée " est ainsi portée à son maximum de sophistication et d’inéquité. L’école primaire unique, l’idéal d’un collège élitaire pour tous auront définitivement vécu.

Qu’on voie bien l’alibi, et le tour de passe-passe : proposer à tous un " socle des indispensables " sans que son acquisition soit finalement garantie, en excluant de ces " indispensables " la réflexion et la culture, limiter l’" indispensable " à l’exécution et aux services, laisser à l’enfant, donc au libre jeu des milieux d’origine, le tri des " enseignements choisis " qui assureront une sélection sans frein, c’est exactement assurer la pérennité de l’injustice, et laisser libre cours à toute la brutalité d’une société ultra-libérale et économiquement imprévisible, qui renverra l’élève à ses " mauvais choix ". L’Etat qui aura fourni les " indispensables " (qui sont bien loin d’une culture commune puisque justement ils sont sans culture) s’exonère ainsi de toute responsabilité puisque l’élève seul sera rendu responsable de son échec éventuel, et renvoyé à ses propres capacités pour la " formation tout au long de la vie ".

C’est ainsi que l’égalitarisme, avatar sociologique de l’égalité, est de fait un authentique élitisme, d’autant plus pervers qu’il est passif. Effet secondaire assuré d’une diversification que tous ne sauront ou ne pourront choisir, il peut se développer librement sans jamais dire son nom. La suppression de l’élève, qu’on " élève ", justement, au profit de l’ " intégré ", définitivement ancré dans son milieu d’origine et sans garantie d’emploi, aura réglé sans appel la question du " darwinisme scolaire " en le poussant au paroxysme. Que ce cynisme se double de bons sentiments déplorant " la marginalisation des plus faibles " le rend plus détestable encore, l’apitoiement " de gauche " masquant mal le résultat " de droite ". Qu’on nous laisse préférer pour tous nos élèves, sans les classer en " mécanistes " et en " penseurs " - alors que le mécanisme se nourrit de pensée et inversement - les découvertes intellectuelles et sensibles, et le jeu de l’esprit critique rendu possible par d’authentiques connaissances. Il faudrait aussi ne laisser ni la sociologie ni l’économie régler la nature de l’école, ou bien méditer ce que disent d’autres sociologues, Jean-Pierre Terrail par exemple : " L’on ne saurait soutenir (…) que l’attente des familles entre en contradiction avec les exigences du développement économique et social. Comment admettre l’idée que ceux qui ne sont pas assez bons en français pourront toujours faire du sport, ou que le retour à une sélection plus précoce des élèves est la bonne solution, à l’heure de la lutte pour le drainage mondial des cerveaux, et alors que la première conclusion de la commission d’experts mise en place par Luc Ferry indique que notre système scolaire forme trop de jeunes au niveau CAP-BEP et pas assez au-dessus ? " [2].

Il reste certes à redéfinir un tremplin commun de connaissances et de formation de l’esprit. Mais il faudrait le faire sans idéologie paralysante, avec des bases saines et éclairées par les recherches actuelles : sans faire la chasse à la difficulté intellectuelle, et sans réduire la formation à la seule employabilité. C’est ce principe incontournable qui sépare un projet de droite d’un véritable projet de gauche, un projet qui offrirait aux élèves, comme des surcroîts paradoxalement " fondamentaux " et " indispensables " à l’emploi bien compris, l’émancipation de l’esprit et l’autonomie de la pensée critique.

Michel Buttet, Agnès Joste,
membres du collectif Sauver les lettres

1. Dans Libération, 18 octobre 2004.
2. L’Humanité du 18 juin 2004.