Abracadabrants programmes scolaires

" Les Échos week-end ", vendredi 15 et samedi 16 septembre 2006.


Ouf, ils ont une école, un collège ou un lycée, des livres et des cahiers ; le maître, la maîtresse sont là. Quelques jours pour souffler avant les premières réunions avec les enseignants. Respectueux de l’institution et de votre tranquillité d’esprit, ces derniers ne vont sans doute pas trop s’étendre sur les programmes. Ce n’est pourtant pas le moindre de leurs problèmes d’interpréter ces instructions à la fois floues et tatillonnes. Ainsi un enseignant de CM1, qui se laisserait emporter par son enthousiasme, risque de se faire rappeler que ses élèves ont le devoir d’apprendre que la Terre tourne sur elle-même, mais que, de nos jours, ils n’ont plus le droit de savoir que la Lune tourne autour de la Terre eu la Terre autour du Soleil. Pas étonnant que, de temps en temps, les enseignants craquent. Certains en ont même fait un livre. Nous les avons rencontrés.


Le chaos des programmes scolaires
Des " profs en colère " décryptent la déliquescence des contenus de l’enseignement.

Où apprend-on le b.a-b.a. et " 2 et 2 font 4 " ? Plus vraiment à l’école en tous cas, où le " par cœur " est peu ou prou banni depuis vingt ans. On peut, en revanche, observer les chiffres et les lettres… et attendre qu’ils nous parlent. On n’est plus dans l’instruction, mais dans la révélation. Caricature ? A peine. Dans la littérature prolixe consacrée à la rentrée scolaire, il est un petit livre paru chez Textuel que devraient méditer nos dirigeants politiques de droite et de gauche. " Les Programmes scolaires au piquet – du primaire au lycée, des maths au français " (1), signé par un Collectif d’enseignants en colère, démontre l’absurdité du contenu actuel de l’enseignement.

Plus d’un an de travail et d’analyse méthodique, neuf auteurs, professeurs de lycée ou d’université dignes de foi, membres d’associations réputées comme Sauver les lettres ou Sauver les maths… Il ne s’agit pas d’un pamphlet partisan, leur opus ne s’appuie que sur des textes officiels et leur application concrète. Les grands problèmes – réels – de la violence à l’école et de la discipline ont monopolisé le débat, notamment à la télévision. Mais pour comprendre le désarroi des profs, des élèves et des parents, il faut revenir d’abord au cœur du problème : la déliquescence des programmes dans les matières essentielles que sont le français, les mathématiques, l’histoire et la géographie. Avec l’aide de nos professeurs " au bout du rouleau ", " Les Echos week-end " vous proposent une petite synthèse édifiante de ces textes souvent fumeux.


Observer et manipuler

Tout commence au primaire, par beaucoup de flou et d’équivoque. La méthode globale a été abandonnée dans son principe mais, jusqu’à présent, les textes continuaient de recommander à l’instituteur de faire feu de tout bois pour apprendre la lecture aux enfants. Partir d’une lecture syllabique pour aller à la lecture globale d’un texte et, si possible, inversement. Le caractère " obligatoire " de l’apprentissage par " approche syllabique " avec un contrôle de lecture à la clef en CE1 – une des nouveautés de la rentrée – va-t-il suffire à dissiper les malentendus ?

On n’apprend plus par cœur les temps et les conjugaisons, on " observe ", on " manipule " les temps et les verbes, pour comprendre leur " signification "… A force de comprendre, on apprend mieux, sans doute, mais si on a du temps devant soi… Or comme les élèves de primaire doivent intégrer dans leurs heures de cours une initiation (louable) à la littérature et à l’anglais, la part réservée au français pur devient de plus en plus réduite. Le temps est compté. Au point que les cours de rattrapage pour les élèves en difficulté sont pris sur les heures de cours normaux, souligne une ex-institutrice, elle aussi en colère…

En maths, même topo. Il faut laisser l’élève découvrir lui-même la matière, privilégier ses " solutions personnelles ". Et s’il n’est pas bon en calcul, qu’à cela ne tienne ! La calculatrice résoudra tous ses problèmes. Dans cette approche " initiatique " de l’enseignement, il n’y a pas vraiment d’obligation de résultats. En arrivant dans le secondaire, regrettent les professeurs, trop d’élèves ne savent pas maîtriser les divisions et à peine les multiplications.

Comme le souligne Michel Buttet, agrégé de lettres modernes, membre du collectif Sauver les lettres, c’est pourtant dans son jeune âge qu’un élève parvient facilement à assimiler les éléments de base. Arrivé en 6ème, préadolescent, il aura beaucoup de mal à se concentrer sur des exercices fastidieux comme la conjugaison des verbes et les tables de multiplication. L’Education nationale a voulu tirer un trait sur l’instruction dite " à la baguette ". Mais elle est tombée dans un excès inverse. Pour transposer avec succès la démarche des écoles alternatives (comme l’école Freinet centrée sur l’éveil de l’élève), il faudrait un tout autre cadre et d’autres moyens.

Au collège, les choses se corsent : l’approche psychologique se double d’un discours socio-citoyen et d’un curieux penchant pour la linguistique – domaine jusque là réservé à l’université – qui dicte l’enseignement du français. Il ne s’agit pas d’asseoir la maîtrise de la langue de l’élève et de l’ouvrir à la littérature ; mais de lui apprendre à " maîtriser le discours " - en s’appuyant sur le savant triptyque locutoire/illocutoire/perlocutoire… Décrypter le mécanisme de l’argumentation dans les textes, pour savoir argumenter soi-même, serait le moyen de le former à vivre en société, l’inciter à préférer le dialogue à l’affrontement. Mais peut-on maîtriser le discours, quand on ne maîtrise pas la langue ? D’autant que l’élève de 6ème doit s’initier à l’argumentation, sans étudier le dialogue.

Vous croyiez la méthode globale enterrée : elle réapparaît dans l’étude de la grammaire. On part de la " grammaire de discours " pour aller à la " grammaire de phrase ". Du " tout " pour arriver à " l’élément "… L’enseignement est organisé en " séquences " de découvertes indépendantes. Une fois que, à l’aide d’exercices ou d’exemples, un élément (l’adjectif par exemple dans la séquence sur le " discours descriptif ") a été identifié, on n’y revient pas. Comment le mémoriser ? Surtout qu’il faut éviter au maximum " l’étiquetage ", c’est à dire donner un nom abstrait à des notions grammaticales. Du coup, en seconde, " l’élève ne reconnaît pas les verbes les plus fréquents, conjugués aux formes les moins fréquentes ", explique Agnès Joste, prof au Havre, également membre de Sauver les lettres. Mauvais en orthographe, il est sorti d’affaire lors des contrôles, grâce à un barème complexe qui comptabilise au prix fort dans les dictées les seules fautes commises sur des mots usuels identifiés.


 " Le choix de l’étude d’une œuvre ne se mesure pas à sa qualité littéraire, mais à son appartenance à « un genre productif » " !


Dérive " linguistique "

Au lycée, la volonté d’alléger les programmes, de s’adresser au plus grand nombre, de mettre fin au savoir encyclopédique jugé élitiste, combinée à une vision purement technique et utilitaire de la littérature, peut aboutir à des naufrages. A partir de la seconde, on n’étudie plus les lettres, pour découvrir des auteurs, leurs chefs-d’œuvre, la beauté de leur style et la force de leurs idées, mais pour identifier des catégories d’écriture – des genres (discours, lettres, mémoires, romans) et des registres d’émotion (tragique, comique, lyrique). Agnès Joste cite à ce propos Alain Viala, président du groupe d’experts de lettres, pour qui " le choix de l’étude d’une œuvre ne se mesure pas à sa qualité littéraire, mais à son appartenance à " un genre productif " ! En faisant passer au second plan la poésie, l’art, les idées, ne fait-on pas perdre tout leur sens aux " humanités " ? " Nombreux sont les élèves de seconde qui disent qu’ils aiment lire, mais qu’ils ne sont pas bon en français ", souligne l’enseignante…

Les grands écrivains sont des empêcheurs de tourner en rond : ils varient les genres, changent de registre sans crier gare et s’autorisent même d’être ambigus, voire inclassables. Ils sont bien punis ! Seulement quelques lignes bien senties leur sont consacrées dans la plupart des manuels scolaires : Rimbaud peut y être présenté comme " le voyou de Charlestown " ; La Fontaine comme celui " dont on ne retient souvent que des fables apprises par cœur " ; quant à Prévert, un autre ouvrage suggère que " son œuvre a été dispersée comme sa vie ".

D’ailleurs, ces classiques sont tellement loin de notre monde réel : dans le chapitre consacré au genre des " lettres ", un manuel propose comme opus de référence la missive d’une cliente à son fournisseur (Madame de Sévigné n’a droit qu’à un post-scriptum). Les Mémoires de Loana (la blonde héroïne du premier " Loft ") sont préférés aux Mémoires de Saint-simon.

Côté histoire littéraire, on préfère marcher à reculons : le XIXème et le XXème en seconde et le XVIIème et le XVIIIème en première, avec une préférence marquée pour les mouvements littéraires et les textes récents. Pour les enseignants en colère, cette " simplification "relève de la démagogie et d’un certain mépris : rester dans les canons contemporains, pour se mettre au niveau des élèves issus des milieux défavorisés et des banlieues… Un enfant de la banlieue, comme le chanteur Ridan, clame pourtant haut et fort qu’il a appris l’art de la rime chez Ronsard, Baudelaire et Apollinaire…

Passons vite sur les maths, car la messe est dite depuis le primaire : l’élève n’est plus un étudiant, il est chercheur junior. La discipline est devenue une " science expérimentale ", résument Avi Benzekri et Jean-Yves Moittié, deux agrégés (membres de Sauver les maths). Plus vraiment de cours magistral : on appréhende les grands théorèmes en s’attaquant directement à des problèmes. La gymnastique de l’esprit et la logique qu’induisait la pratique du calcul sont confiées pour l’essentiel aux machines. Il s’agit de découvrir le sens des opérations… mais pour beaucoup d’élèves, sans savoir les faire. En géométrie, l’image mentale remplace le langage (merci à l’ordinateur et aux logiciels en 3D)…


L’histoire-géo " citoyenne "

Reste le domaine le plus désolant, celui de l’histoire et de la géographie – matières particulièrement exposées à la déferlante " citoyenne ". Les faits, les dates, la chronologie ? Leur réhabilitation est certes évoquée dans certains cénacles universitaires, mais pas encore à l’école. En 3ème, les deux matières sont même mélangées pour nous donner une image du monde d’aujourd’hui où tous les problèmes politiques, sociologiques, sociétaux, écolos sont mixés.

Il faut être citoyen coûte que coûte, l’école doit résoudre tous les conflits, même en contradiction avec ses principes laïcs : on n’a jamais autant étudié le fait religieux à l’école, s’étonne Morgane Page, professeur certifiée, membre du Groupe interdisciplinaire sur les programmes (GRIP). Pour aller vite et ne blesser personne, on présente les grands épisodes de la Bible et du Coran comme des faits historiques avérés (Moïse traversant la Mer Rouge, l’ange Gabriel apparaissant à Mahomet). A l’instruction civique s’est ajoutée l’éducation civique, nouvelle matière dévolue au professeur d’histoire-géographie, où il est question de " croiser les savoirs " dans une perspective citoyenne – si le prof sèche, il peut toujours donner comme sujet d’étude… le règlement du lycée.

Les professeurs éviteront difficilement le formatage : selon Agnès Joste, une candidate à l’oral du Capes s’est vu récemment reprocher de n’avoir pas assez souligné la dimension citoyenne de " La Cigale et la Fourmi ". Et les élèves ont compris la leçon : comme ce garçon zélé qui, dans un devoir, explique " que le pape Urbain II prêchait la croisade pour convaincre les citoyens du Moyen Age d’aller délivrer le tombeau du Christ à Jérusalem ".

Sur les deux guerres mondiales, l’accent doit être mis sur leur brutalité (registre émotion). On étudie leurs effets mais pas leurs causes. La montée des impérialismes avant 1914 fait l’objet de simples cartes et la crise de 1929 est pratiquement passée à la trappe. Comment espérer que les nouvelles générations, en regardant le monde qui se déchire à la télévision, réagissent autrement que de manière impulsive et irraisonnée, si on stimule leurs émotions et pas leur sens critique ? Quant à la géographie, elle est devenue un grand café du commerce sur l’état du monde – on évoque les catastrophes naturelles sur le plan humain, mais pas sur le plan physique. On ne peut pas tout faire dans le peu de temps imparti. En histoire, en seconde, par exemple , il faut passer en revue 24 siècles – avec un joker au choix (retrancher soit la naissance du christianisme, soit le XIIème siècle).

Comment – avec les meilleures intentions du monde, sans doute – en est-on arrivé là ? En cherchant à greffer maladroitement sur un système connu pour sa lourdeur – ce n’est pas pour rien qu’on l’appelle le mammouth – les dernières avancées en matière de sciences humaines et sociales : autonomie de l’individu, respect de la personnalité de l’enfant, valeur citoyenne de l’instruction, étude et approfondissement de la langue, nouvelle histoire… En demandant à l’école de faire trop de choses et parfois tout autre chose que de l’enseignement dans des horaires forcément limités. Peut-être, aussi, en voulant désespérément adapter les programmes aux supposées préoccupations des jeunes d’aujourd’hui, qui n’ont pas forcément envie de retrouver à l’école ce qu’ils cultivent dans leur jardin secret. Quant aux auteurs de ces programmes, ils sont a priori au-dessus de tout soupçon : de respectables inspecteurs généraux, doublés depuis quelques années d’universitaires et de personnalités qualifiées, sous l’autorité d’un Conseil national des programmes, qui cherche à prendre en compte toutes les demandes contradictoires d’une société en mal de repères.

Les enseignants en colère ne craignent pas d’être taxés de réactionnaires. Ils ne demandent pas de revenir à l’école de jules Ferry, mais simplement qu’on fasse table rase de vingt ans d’errances programmatiques (et dogmatiques) ; et qu’on revienne à des missions simples de transmission du savoir : acquisition des éléments de base, découverte des " humanités " et développement d’un esprit critique… Certains lecteurs se référeront aux propos de l’ancien ministre socialiste Claude Allègre (cité par l’ouvrage) pour incriminer la gauche. D’autres, la droite, se souvenant que Luc Ferry, avant d’être ministre de l’Education du gouvernement Raffarin, a été président du fameux Conseil national des programmes.

En réalité, toutes les tendances politiques sont interpellées avant les échéances électorales de 2007 – de Gilles de Robien à Ségolène Royal, chacun y va déjà de son couplet pour promettre du changement. Il y a urgence. Car, même en réformant les textes de fond en comble, il faudra attendre douze ans, le temps d’une scolarité, pour changer vraiment la donne. En attendant, si tous les jeunes Français sont perdants, seuls ceux issus de familles aisées ou instruites peuvent espérer tirer leur épingle du jeu, en bénéficiant d’un accompagnement à la maison. " Il n’est plus question de Jules Ferry, c’est le retour à l’enseignement sous l’Ancien Régime ", s’indigne Agnès Joste. Ou comment des programmes pauvres font une école de riches…


Philippe Chevilley