ÉAF 2006 - Sujets de l'épreuve écrite

Série L

Objet d'étude : la poésie.

Corpus :
Texte A : Aloysius Bertrand, "La ronde sous la cloche", Gaspard De La Nuit, 1842.
Texte B : Arthur Rimbaud "Les Ponts", Illuminations, 1886.
Texte C : Arthur Rimbaud, "Aube", Illuminations, 1886.
Texte D : Henri Michaux, "La Jetée", Mes propriétés - L'Espace Du Dedans, 1930.
Texte E : Francis Ponge, "Le pain", Le Parti Pris Des Choses, 1942.

I. Vous répondrez d'abord à la question suivante (4 points).
Comment justifiez-vous que ces textes appartiennent à la poésie ? Montrez qu'ils sont tous construits selon une progression comparable.

II. Vous traiterez ensuite un de ces sujets (16 points).
1. Commentaire
Vous commenterez le texte d'Henri Michaux "La Jetée" (Texte D).
2. Dissertation
Dans "les Ponts" (texte B), Arthur Rimbaud met un terme à sa vision par cette phrase : "-Un rayon blanc, tombant du haut du ciel, anéantit cette comédie".
En vous appuyant sur les textes du corpus, et les poèmes que vous avez lus ou étudiés en classe, vous vous demanderez si la poésie nous éloigne du réel ou nous fait mieux percevoir la réalité.
3. Invention
Vous avez composé un recueil de poèmes, en prose ou en vers, faisant une large part au rêve et à l'imaginaire, à la manière d'Aloysius Bertrand. Vous écrivez à un éditeur pour le convaincre de publier cet ouvrage et défendre votre démarche poétique.

 

Texte A - Aloysius Bertrand, "La ronde sous la cloche", Gaspard De La Nuit
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C'était un bâtiment lourd, presque carré, entouré de ruines, et dont la tour principale, qui possédait encore son horloge, dominait tout le quartier.
Fenimore Cooper

      Douze magiciens dansaient une ronde sous la grosse cloche de Saint-Jean(1). Ils évoquèrent
      l'orage l'un après l'autre, et du fond de mon lit je comptai avec épouvante douze voix qui
      traversèrent processionnellement(2) les ténèbres.

      Aussitôt la lune courut se cacher derrière les nuées, et une pluie mêlée d'éclairs et de
 5    tourbillons fouetta ma fenêtre, tandis que les girouettes criaient comme des grues en sentinelle
      sur qui crève l'averse dans les bois.

      La chanterelle(3) de mon luth, appendu à la cloison, éclata ; mon chardonneret battit de l'aile
      dans sa cage ; quelque esprit curieux tourna un feuillet du Roman de la Rose qui dormait sur
      mon pupitre.

10    Mais soudain gronda la foudre au haut de Saint-Jean. Les enchanteurs s'évanouirent frappés
      à mort, et je vis de loin leurs livres de magie brûler comme une torche dans le noir clocher.

      Cette effrayante lueur peignait des rouges flammes du purgatoire et de l'enfer les murailles
      de la gothique église, et prolongeait sur les maisons voisines l'ombre de la statue gigantesque
      de Saint-Jean.

15    Les girouettes se rouillèrent ; la lune fondit les nuées gris de perle ; la pluie ne tomba plus
      que goutte à goutte des bords du toit, et la brise, ouvrant ma fenêtre mal close, jeta sur mon
      oreiller les fleurs de mon jasmin secoué par l'orage.

(1) Saint Jean : nom de la cathédrale de Dijon. Par ailleurs, Saint Jean est l'auteur de L'Apocalypse, dernier livre de la Bible, qui décrit la fin du monde.
(2) Processionellement : à la façon d'un cortège
(3) Chanterelle : corde la plus fine et la plus aiguë d'un instrument à cordes et à manche

 

Texte B : Arthur Rimbaud "Les Ponts", Illuminations.

      Des ciels gris de cristal. Un bizarre dessin de ponts, ceux-ci droits, ceux-là bombés, d'autres
      descendant ou obliquant en angles sur les premiers, et ces figures se renouvelant dans les
      autres circuits éclairés du canal, mais tous tellement longs et légers que les rives chargées de
      dômes s'abaissent et s'amoindrissent. Quelques-uns de ces ponts sont encore chargés de
 5    masures. D'autres soutiennent des mâts, des signaux, de frêles parapets. Des accords mineurs
      se croisent, et filent, des cordes montent des berges. On distingue une veste rouge, peut-être
      d'autres costumes et des instruments de musique. Sont-ce des airs populaires, des bouts de
      concerts seigneuriaux, des restants d'hymnes publics ? L'eau est grise et bleue, large comme
      un bras de mer. - Un rayon blanc, tombant du haut du ciel, anéantit cette comédie.

 

Texte C : Arthur Rimbaud, "Aube", Illuminations.

      J'ai embrassé l'aube d'été.

      Rien ne bougeait encore au front des palais. L'eau était morte. Les camps d'ombre ne
      quittaient pas la route du bois. J'ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les
      pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit.

 5   La première entreprise(1) fut, dans le sentier déjà empli de frais et blêmes éclats, une fleur qui
      me dit son nom.

      Je ris au wasserfall(2) blond qui s'échevela à travers les sapins : à la cime argentée je
      reconnus la déesse.

      Alors, je levai un à un les voiles. Dans l'allée, en agitant les bras. Par la plaine, où je l'ai
10  dénoncée au coq. A la grand'ville elle fuyait parmi les clochers et les dômes, et courant
      comme un mendiant sur les quais de marbre, je la chassais.

      En haut de la route, près d'un bois de lauriers, je l'ai entourée avec ses voiles amassés, et
      j'ai senti un peu son immense corps. L'aube et l'enfant tombèrent au bas du bois.

      Au réveil il était midi.

(1) La première entreprise : la première à qui je m'adressai
(2) wasserfall : chute d'eau en allemand

 

Texte D - Henri Michaux, "La Jetée", Mes propriétés, L'Espace Du Dedans.

      Depuis un mois que j’habitais Honfleur, je n’avais pas encore vu la mer, car le médecin me
      faisait garder la chambre.

      Mais hier soir, lassé d’un tel isolement, je construisis, profitant du brouillard, une jetée
      jusqu’à la mer.

 5   Puis, tout au bout, laissant pendre mes jambes, je regardai la mer, sous moi, qui respirait
      profondément.

      Un murmure vint de droite. C’était un homme assis comme moi, les jambes ballantes, et qui
      regardait la mer. "A présent, dit-il, que je suis vieux, je vais en retirer tout ce que j’y ai mis
      depuis des années." Il se mit à tirer en se servant de poulies.

10  Et il sortit des richesses en abondance. Il en tirait des capitaines d’autres âges en grand
      uniforme, des caisses cloutées de toutes sortes de choses précieuses et des femmes habillées
      richement mais comme elles ne s’habillent plus. Et chaque être ou chaque chose qu’il amenait à la
      surface, il le regardait attentivement avec grand espoir, puis sans mot dire, tandis que son
      regard s’éteignait, il poussait ça derrière lui. Nous remplîmes ainsi toute l’estacade(1). Ce qu’il
15  y avait, je ne m’en souviens pas au juste, car je n’ai pas de mémoire mais visiblement ce
      n’était pas satisfaisant, quelque chose en tout était perdu, qu’il espérait retrouver et qui s’était
      fané.

      Alors, il se mit à rejeter tout à la mer.

      Un long ruban ce qui tomba et qui, vous mouillant, vous glaçait.

20  Un dernier débris qu’il poussait l’entraîna lui-même.

      Quant à moi, grelottant de fièvre, comment je pus regagner mon lit, je me le demande.

(1) estacade : digue, jetée

 

Texte E - Francis Ponge, "Le pain", Le Parti Pris Des Choses.

      La surface du pain est merveilleuse d'abord à cause de cette impression quasi panoramique
      qu'elle donne : comme si l'on avait à disposition sous la main les Alpes, le Taurus ou la
      Cordillère des Andes.

      Ainsi donc une masse amorphe en train d'éructer fut glissée pour nous dans le four stellaire,
 5  où durcissant elle s'est façonnée en vallées, crêtes, ondulations, crevasses... Et tous ces plans
      dès lors si nettement articulés, ces dalles minces où la lumière avec application couche ses
      feux, sans un regard pour la mollesse ignoble sous-jacente.

      Ce lâche et froid sous-sol que l'on nomme la mie a son tissu pareil à celui des éponges :
      feuilles ou fleurs y sont comme des sœurs siamoises soudées par tous les coudes à la fois.

10 Lorsque le pain rassit ces fleurs fanent et se rétrécissent : elles se détachent alors les unes des
      autres, et la masse en devient friable...

      Mais brisons-la : car le pain doit être dans notre bouche moins objet de respect que de
      consommation.