Sommes-nous de droite ?


      Il y a dans l'expression "de droite", je crois, un reproche adressé à notre volonté de transformer le plus grand nombre possible d'élèves en héritiers de principes générateurs, de clefs véritables pour savoir, qui ne sont réductibles ni à une somme de pures techniques, ni même à une simplification de ce que l'humain s'est construit comme savoir. Et il est clair qu'à terme, certains de ces élèves forment une "élite". Or la notion d'élite intellectuelle est bizarrement perçue comme "de droite" alors qu'elle est étrangère à l'idéologie libérale : la seule élite qui intéresse les plus libéraux est une élite de businessmen, et je pense qu'il y a chez nos détracteurs confusion des genres.

      Je note au passage cette petite curiosité : la notion d'élite est acceptée ailleurs comme apolitique, dans le domaine sportif par exemple. On ne sait pas trop si tel magicien du football est de droite, mais tout le monde s'en tape. Par contre, si je veux maintenir les chances pour les plus brillants de rejoindre leurs aînés afin de poursuivre leur oeuvre dans le domaine des sciences par exemple, alors là je suis un affreux enseignant élitiste "de droite", c'est à dire que je suis supposé mépriser tous les autres, ceux qui ne seront pas l'élite. Passons...

      Il y a donc chez nos détracteurs l'idée que maintenir la possible émergence des élites entraîne nécessairement un traitement inéquitable des autres ; et, pour la seule raison qu'elle paraît trop étroite à beaucoup, ils veulent fermer la porte à tous. En écartant ainsi l'objectif que les plus démunis reçoivent à l'école la langue et la culture que les plus favorisés reçoivent chez eux, les promoteurs du pédagogisme sont en train d'entériner la reproduction sociale au sein même de l'école, et font donc de leurs adeptes les alliés objectifs de cette homogamie. La négation que les jeunes gens puissent progresser sur une même voie d'héritage et la suivre plus ou moins longtemps selon leur résistance est donc non seulement impropre à me ranger, moi qui défends ce point de vue, à droite, mais elle place le pédagogisme, lui, en position de soutien à cette politique "de droite". Car que signifie "de droite", sinon que l'on est favorable à la politique libérale en marche ? Et à l'école, quel meilleur soutien à cette politique que l'appauvrissement d'un savoir bientôt asservi aux seuls besoins des entreprises ?

      S'agissant de la conception des programmes et de la reproduction sociale, je ne vois donc pas de rapport entre le capitalisme et ce que dit SLL. Je vois par contre une alliance objective entre le dessein de libéraliser l'école et la pédagogie de projets si chère à nos détracteurs : cette pédagogie constitue en effet une excellente préparation à la contractuali-sation des établissements scolaires.

      Je vois aussi, soit dit en passant, qu'il est de bon ton, chez les hommes de pouvoir les plus libéraux, de tenir les élites intellectuelles dans un mépris certain (surtout celles qui ne font pas dans la recherche ou la création débouchant directement sur un business), ou de feindre ce mépris.

      Autre chose, maintenant :

      Dès lors qu'un groupe d'importance, un peuple, se maintient en tant que tel, c'est que ses membres souhaitent que ce groupe perdure, parce que l'existence communautaire les garantit contre un nombre non négligeable de problèmes auxquels l'individu livré à lui-même aurait bien plus de difficultés à faire face. Ils reproduisent ou laissent se reproduire alors chez leurs enfants les valeurs qui, espèrent-ils, feront perdurer cette appartenance protectrice. Partant, ceux qui n'assimilent pas les principes maintenant la cohésion d'un groupe posent évidemment problème : leur prolifération dissoudrait le groupe, et les individus seraient de nouveau livrés à tous les dangers qu'ils avaient écartés en se regroupant. Le problème du groupe est alors double : savoir pourquoi certains des siens refusent les règles communes, et empêcher la prolifération de ces destructeurs potentiels.

      Le capitalisme s'étant imposé au sein des groupes comme méthode régissant les échanges, on connaît la réponse au premier problème : plus nombreux sont les exclus des bénéfices du système, plus le système est menacé. Dès lors, à moins de changer de système, toute solution concrète est forcément inconcevable, puisque l'exclusion d'un certain nombre est inhérente à ce système (il faut moins d'emplois que de travailleurs pour donner leur attractivité à ces emplois et pouvoir ainsi les rétribuer le moins possible, principe que prolongent affreusement les délocalisations...). Reste le second problème, celui de la prolifération. On a énormément recours à une répression qu'on voudrait exemplaire (ce qui ne fonctionne pas sur les plus exclus), à la prévention par la menace (ce qui fonctionne très bien sur les moins exclus), mais encore à un mode de prévention particulièrement puissant : faire en sorte que tout dérapage hors du système soit intériorisé comme faute. Aux USA, la clochardise est analysée par le plus grand nombre comme la conséquence d'un manque d'ambition et de courage inhérent à la personne, un défaut dont l'individu est coupable (car responsable de ne pas l'avoir corrigé). C'est ce qui est en marche actuellement chez nous aussi, à la faveur du consensus pro-libéral. Ainsi, la stratégie capitaliste fait porter la responsabilité de son refus d'intégrer tous les individus sur les individus eux-mêmes, lesquels acceptent d'autant mieux cette responsabilité qu'ils ne voient pas d'autre système possible à l'horizon. Et aucun courant politique ne parviendra à empêcher cette intériorisation s'il ne se donne pour objectif révolutionnaire de désintégrer l'économie de marché, en proposant au groupe de se souder sur d'autres bases. Le peu d'écho obtenu par ce type de force révolutionnaire incite à penser que les bénéficiaires du système n'agiront pas contre lui tant qu'il leur octroiera une tranquillité qu'ils estiment suffisante (il vaut mieux tenir que courir, et chacun se débrouille comme il peut pour en avoir une part). A cet égard, le capitalisme a d'ailleurs encore pas mal de marge, me semble-t-il, pour dégrader le confort des classes moyennes avant que le nombre et la précarité des exclus n'entraîne un mouvement d'ampleur vers un autre type de société : c'est la misère qui pousse aux révolutions, non l'idéologie. A l'inverse, une idéologie où l'individu se juge lui-même coupable de sa propre exclusion intègre parfaitement le système actuellement établi (puisqu'un certain nombre d'exclus est nécessaire à ce système).

      Cette intériorisation passe par une nécessité stratégique : dans ce qui se diffuse au sein du groupe, tout ce qui ressemble à la conception ou même à l'espoir qu'un autre système puisse exister pour le souder doit être rapidement recyclé sous forme de marchandise. Dans ces conditions en effet, NTM peut toujours gueuler "Mais qu'est-ce qu'on attend pour foutre le feu ?", cela ne se réduit rapidement qu'à un effet spectaculaire et un certain nombre d'al-bums vendus. Quelques vitrines cassées sur les Champs-Elysées n'y changent rien : ces embryons de révolte restent essentiellement inorganisés, mais surtout leurs participants ont parfaitement intégré le système puisqu'il n'ont accès à aucune autre proposition et, pour la même raison, leurs actes sont nourris pas le seul souci d'accaparer immédiatement quelques biens matériels, nullement par l'objectif de faire aboutir une autre façon de souder le groupe.

      Je dis "mais surtout", car l'organisation sans le but n'est évidemment rien. Le syndicat du crime que dirigeait Capone était organisé mais n'avait aucune proposition à faire aux com-munautés où il agissait : il vivait au contraire du système, à sa façon. De même, on peut pratiquer le délit contre le groupe au sein d'une force organisée qui affiche un but com-munautaire, politique : la différence entre Chirac et un casseur de vitrines ne tient finalement que dans le costar, le niveau de langue et la réalité des peines encourues.

      Dans un tel foutoir, l'éducation au jugement, à l'esprit critique, est donc à empêcher par tous les moyens, le plus sûr et le plus habile étant, encore une fois, le recyclage rapide des pulsions de révolte et des idées dérangeantes dans le grand bazar commercial lui-même. Il en découle que si l'on parvenait à vendre à son tour l'enseignement du prof, cet ensei-gnement aurait tôt fait de se plier (sous peine d'exclusion) aux exigences du système en matière de savoir. L'appauvrissement des consciences et la soumission prochaine de l'école aux entreprises sont donc liés. C'est ça qui est objectivement "de droite", et non le fait de tra-cer un chemin sur lequel tel de nos jeunes élèves, y compris depuis nos zep, puisse com-prendre un jour les contributions d'Einstein aux sciences physiques.

      Or nous sommes opposés à la libéralisation de l'école, contre l'extension de l'utilitarisme à tous les savoirs, contre la réduction des apprentissages à la seule "employabilité", pour l'éveil à l'esprit critique, pour l'accès du plus grand nombre aux richesses dont nous aurons pu nourrir nos propres existences. Que nos détracteurs prônent à l'inverse, au nom du réalis-me et du bon sens, la tenue du plus grand nombre à l'écart des affres de la conscience et de tout autre espoir que celui de servir un patron, qu'ils prônent le désert intellectuel et la culpabilisation citoyenne, c'est leur affaire ; mais il est évident que ce que nous défendons va objectivement contre la massification des esprits, contre l'uniformité du consensus capitaliste actuel, et qu'en vertu de cela on ne peut nous accuser d'être "de droite". C'est pourtant ce que l'on fait, quoi que nous disions, parce que nos détracteurs font comme s'ils savaient mieux que nous-mêmes ce que nous voulons.

      Peut-on pour autant nous dire "de gauche" ? Certes pas au sens qu'on a pu déduire de la pratique du PS, tant nous avons souligné la continuité des politiques menées par les forces classiques de gauche et de droite s'étant trouvées successivement au pouvoir. Par contre, vouloir organiser au sein de l'institution scolaire un accès rigoureux du plus grand nombre possible à la littérature, à des arts et à des sciences non "bradés", me paraît un objectif de gauche. Mais nous parlons là d'une gauche qui serait réellement opposée à la droite, laquelle a toujours aimé laisser les individus construire seuls leur savoir (pourvu bien sûr que cela les mène à d'abondantes possessions matérielles, signes spectaculaires d'une réussite libérale).

      Quant aux propositions positives à avancer pour construire un autre style de vie communautaire, ce n'est pas à un collectif comme SLL de les formuler, mais à la population dans son ensemble. Je pense néanmoins que notre combat tend objectivement à ce que cette formulation ait une petite chance de prendre corps un jour.


Luc Richer, membre du collectif.

(12/2004)