La destruction programmée de l'enseignement des lettres

Par Michel Leroux
© Commentaire n° 102, été 2003.
Avec l'aimable autorisation de l'auteur et de l'éditeur.


On engage aujourd'hui des lycéens dépourvus d'orthographe, de vocabulaire, de syntaxe et de repères chronologiques, à entrer en littérature sous les espèces du genre, du registre et de l'objet d'étude, au détriment de ce qui en fait la substance, à savoir la perspective historique et la dimension existentielle. Bref, on applique depuis 2001 les programmes élaborés par le "Groupe d'experts de lettres" que préside Alain Viala.

Il me paraît intéressant d'examiner les motivations d'une famille d'esprits qui est aujourd'hui parvenue à imposer à la nation entière sa conception particulière de l'enseignement des lettres. Nos "experts" se réclament en effet si constamment de l'équité, de la nécessité des temps et de la scientificité, qu'on en oublierait presque qu'un personnage comme Antigone ne doit sa permanence et son éclat ni au genre théâtral, ni au registre tragique, ni aux champs lexicaux, ni aux schémas narratifs ou actantiels qui caractérisent tant de pièces oubliées, mais à l'avertissement que son sacrifice fictif adresse depuis 2500 ans à tous les tyrans de tous les siècles présents et à venir.


Des littéraires ?

Pour éclairer le rapport que les pédagogues officiels entretiennent avec la littérature, j'ai eu à coeur de lire quelques productions issues de l'expertise littéraire et notamment les petits Classiques illustrés de schémas sophistiqués et redondants publiés par Alain Viala. J'ai lu le Faire lire qu'il a cosigné avec M. P. Schmitt (Didier 1979) et dont je cite plus bas quelques propositions radicales. J'ai lu, du même auteur, Racine, la stratégie du caméléon (Seghers 1990), où le dramaturge est présenté sous les traits d'un carriériste, comme si la projection psychologique, officiellement proscrite pour le commentaire des personnages, devenait la règle quand il s'agit des auteurs. J'ai lu la préface de la nouvelle édition de Racine dans la Pléiade due à M. Georges Forestier, où l'on apprend que l'analyse psychologique et les conflits moraux ne se rencontrent dans Phèdre, Andromaque ou Britannicus, qu'à titre ornemental, voire intertextuel. J'ai compulsé Nous enseignons la littérature (A. Boissinot et alii, Syros-AFEF 1986), profession de foi pédagogique collective riche en suggestions inouïes, où Roland de Roncevaux se trouve comparé à Emma Bovary et Mateo Falcone à un berger corse incendiant le maquis, parce que le texte dit qu'il " fit feu " sur son fils. J'ai lu Enseigner la littérature (Delagrave-CRDP Midi-Pyrénées, 2000), actes d'un colloque de didactique où de rares noms d'auteurs succombent sous un déluge de théorie et où l'on condamne le technicisme abusif de la défunte lecture méthodique, pour mieux méditer ensuite sur " typologie et topologie " et prôner " la mobilisation du hors-texte, de l'architexte, du contexte et des hypotextes ", vu que " lire c'est délire ".

On conçoit la pertinence de ces préoccupations, surtout lorsqu'il s'agit de permettre aux " récepteurs-lecteurs " des classes de seconde - souvent étrangers aux rudiments même de la syntaxe - de " construire le sens ".

Une telle fureur à l'égard des textes littéraires invite à conclure que les refondateurs ne trouvent tout bonnement rien à en dire ou qu'ils cèdent à un besoin forcené d'innovation. Mais la vérité est sans doute plus inquiétante, comme le suggère la question posée par Alain Viala à la page 12 de son Faire Lire, qui nie toute hiérarchie d'ordre culturel : " De quel droit , au fond , décider de l'importance respective de tel ou tel texte ? " A quoi je répondrai par cette autre question : de quel droit, au juste, regarder comme insignifiant que Racine ait survécu à Pradon et Corneille à Chapoton [1] ?

Tout cela ne nous explique pas cependant comment les "experts" en sont venus à régenter les études littéraires.


Il n'est pas indifférent, tout d'abord, qu'ils proviennent en majorité de la mouvance de l'AFEF, Association Française des Enseignants de Français, qui a été officieusement associée à l'élaboration des nouveaux programmes. Créée en 1967, cette association s'était donné pour but la nécessaire modernisation du cours de français, mais on y a peu à peu succombé à la fascination pour les trouvailles des critiques structurale, psychanalytique ou marxiste (en attendant la nouvelle rhétorique et la pragmatique), sans toujours s'aviser qu'il peut être paradoxal de transposer, dans une visée anti-élitiste, des " savoirs savants " à l'intention d'élèves privés des connaissances élémentaires. C'est le sentiment, en tout cas, que m'inspire depuis longtemps la lecture de la revue Le français aujourd'hui, où l'héritage littéraire est regardé comme un terrain d'exercice, parmi d'autres, pour la didactique des sciences du texte et de la communication..

Il est probable que se sont peu à peu constitués, à partir de ce pôle d'innovation, des groupes paralittéraires dont les membres ont été portés à rentabiliser en termes de carrière et d'influence les investissements qu'ils avaient opérés dans la théorie. Il paraît naturel, dès lors, que nombre d'entre eux se soient davantage souciés de s'adapter au dernier matériel interprétatif en vogue, que de tirer de la lecture des oeuvres des éléments nutritifs à l'usage de classes qu'ils allaient d'ailleurs quitter pour des postes plus gratifiants. Pour illustrer cette notion d' "éléments nutritifs", je dirai simplement qu'à mes yeux, plus que le triomphe du discours indirect libre ou de la narration objective, Madame Bovary est surtout le livre qu'Emma aurait eu avantage à lire au couvent pour avoir une chance d'esquiver Charles, Rodolphe, M. Lheureux et la poignée d'arsenic.


Si mon hypothèse est juste, les refondateurs de l'enseignement du français sont donc moins passionnés par ce qui a été écrit de meilleur, que soumis à la logique de tout groupe constitué cherchant à imposer ses vues par la conquête de positions clés. On verrait assez mal le rapport d'une pareille démarche avec la littérature, si l'on ne songeait à Balzac, à Stendhal ou au Tartuffe de Molière. Ces références semblent d'autant plus appropriées que les rénovateurs affichent très souvent un grand relativisme.


Des relativistes

Les paralittéraires nient généralement la notion de nature humaine. Ils illustrent en cela cette crise de l'universalité, née principalement des remords post-colonialistes, qui a affecté des intellectuels occidentaux découvrant après coup et avec une passion proportionnelle à leur retard, les légitimes valeurs de l'Autre .

Montaigne avait fait ce chemin avec ses Cannibales sans verser pour autant dans l'ornière. Tout en fustigeant l'européocentrisme, il n'en pensait pas moins que " chaque homme porte la forme entière de l'humaine condition ", car la variété géographique et historique des cultures humaines est la preuve même de cette autonomie et donc de cette responsabilité dont la nature a universellement gratifié notre espèce. Cette responsabilité trouve son expression dans des valeurs universelles, comme le montrerait à lui seul le fameux épisode des trois Brésiliens raconté au chapitre 31 du livre I des Essais. Tandis en effet que le roi Charles IX et son entourage les ont imprudemment conviés à admirer la ville de Rouen, les Cannibales font éclater leur adhésion à la valeur universelle de la justice, en s'étonnant surtout que les mendiants décharnés n'y prennent pas les riches " à la gorge ".

Idéologie que tout cela, répondront les refondateurs qui n'en tiennent que pour l'opinion, regardée comme respectable a priori . Dès 1979, leur futur porte-parole proclamait déjà que " les textes ne sont plus porteurs d'une vérité dont l'enseignant serait l'accoucheur. " ( Faire Lire, p. 5). On comprend dès lors pourquoi les néo-littéraires répugnent à s'avancer sur le chemin du commentaire psychologique et moral, préférant s'en tenir à des considérations portant sur la forme ou l'idéologie. La seule universalité qui subsiste à leurs yeux réside en effet dans les genres et registres littéraires, dans les modes de narration ou d'argumentation et dans l'art de faire passer des préjugés de classe ou de caste pour des vérités absolues.

Dans cette démoralisation, je crois discerner aussi une retombée de la pensée déconstructrice qui s'autorisa d'Auschwitz pour proclamer la faillite de notre culture, sans s'aviser que notre culture avait précisément failli pour avoir été considérée comme de la culture, c'est-à-dire un ornement sans prise sur la vie. En ce sens, ceux qui depuis des décennies nous tympanisent avec les " personnages de papier " de l'univers littéraire dont il n'y aurait " rien à dire " ou décrètent que " le commentaire psychologisant ou moralisant n'est plus de saison " (Faire lire, p.12), partagent du moins une conviction avec les fonctionnaires érudits, mélomanes et cruels du Troisième Reich : l'opinion que la littérature est sans rapport avec la conduite de notre vie, parce qu'elle est un pur événement linguistique.


Des dévots de la linguistique

Ce n'est pas parce que les Européens ont commis des crimes malgré la littérature (et l'on peut y inclure 14-18 que tant de livres ont dénoncé), que je les crois fondés à en commettre un contre elle en la réduisant à un artefact dont la réalité ne serait pas le référent. La noblesse de la recherche dégénère parfois dans les applications. Que des chercheurs se soient employés à soumettre la littérature au modèle linguistique de Saussure en emboîtant le pas à Lévi-Strauss qui l'avait appliqué à la parenté et aux mythes, est une chose. Que Roland Barthes, Umberto Eco ou Julia Kristeva deviennent, de ce fait, les instituteurs de nos lycées et collèges, en est une autre.

Libre aussi aux philosophes et aux linguistes descendus au niveau subatomique du signifiant, d'y retrouver l'indétermination rencontrée par les physiciens dans la matière. Libre aux mêmes, enfin, de proclamer l'indécidabilité de la signification ou de condamner, comme les tenants du New Criticism, l'illusion que les auteurs aient la moindre intention en prenant la plume et que nous puissions éprouver des émotions à les lire. Mais le paysan du Danube que je suis a beau enfler ses conceptions, il n'en considère pas moins, au nom d'un sens commun dont il est le premier à rougir, que la littérature réfère au monde comme la trace de patte imprimée dans l'argile dénote le passage de l'animal. Je n'ai donc jamais cessé de croire, malgré l'intimidation des théories, que la littérature traitait du Comment vivre ? et que, pour ne citer qu'eux, Rabelais traitait de science, de pouvoir et de responsabilité, Corneille et Racine d'honneur et de passion, Pascal de terreur et de salut, et Voltaire de métaphysique, de tolérance et de justice.

Or qu'en est-il du statut pédagogique des textes aujourd'hui ? Si l'on consulte un ouvrage officiel publié par la Direction de l'Enseignement Scolaire, Perspectives actuelles de l'enseignement du français (Contributions réunies par Alain Boissinot.CRDP de Versailles, 2001), on y apprend que le référent des livres, ce sont les autres livres. Cette prééminence de l'inter-textualité suffirait à elle seule à expliquer l'étrange obsession pour les catégories formelles qui caractérise les programmes de M. Viala. Il faut en tout cas qu'elle constitue une norme au sein de l'Education nationale, puisque c'est un professeur à l'Institut Universitaire de Formation des Maîtres de Toulouse qui la professe à la page 147 de l'opuscule.

Reste que si les livres réfèrent aux livres, la question de savoir à quoi aurait pu référer le premier livre du monde sera toujours pendante. A moins qu'il ne s'agisse du langage lui-même.

Je me suis beaucoup interrogé sur l'arraisonnement de la littérature par la linguistique et j'en ai conclu que ce phénomène témoignait du profond désintérêt des scientifiques du texte pour l'univers des livres. On ne m'ôtera pas de l'idée, en effet, que les linguistes, en dépit de leurs prouesses langagières et intellectuelles, nous en apprennent exactement autant sur un roman, une pièce de théâtre ou un poème, qu'un chaudronnier sur L'Aurige de Delphes ou un marbrier sur le Discobole. Je ne vois d'ailleurs pas à quel titre je prendrais leurs affirmations pour argent comptant, vu qu'à la lumière de leurs propres conceptions je suis porté à considérer leurs ouvrages comme référant davantage à la linguistique qu'à la littérature. Je m'étonne d'ailleurs de voir des gens qui ont sacrifié l'enseignement de la langue, comme le prouvent la pédagogie de la lecture à l'école élémentaire et les instructions officielles de 1996 pour les collèges, faire si grand cas de la linguistique. A n'en pas douter, certains marchent ici sur la tête [2].


La question de la psychologie

La passion des scientifiques du texte pour la linguistique éclate en particulier dans le sort qu'ils réservent à l'analyse psychologique, à moins qu'elle n'aille puiser dans la vulgate freudienne ou lacanienne de quoi élaborer ces interprétations renversantes que René Pommier a si joyeusement épinglées dans Assez décodé. L'ennemie des modernes est en effet cette " psychologie fumeuse à la Lagarde et Michard [3] " dont, à les entendre, Roland Barthes, l'homme pour qui la " langue est fasciste ", les aurait sauvés. J'ai été élève de Michard et j'ai entendu Barthes aux Hautes Etudes dans les années 60. Je suis reconnaissant à Laurent Michard d'avoir aiguisé en moi un sens de la psychologie qui m'a permis de discerner jadis chez Roland Barthes une adaptation remarquable à la mode à venir, et aujourd'hui chez les refondateurs, un asservissement chronique à la mode présente.

Qu'est-ce, en tout cas, que la psychologie pour M. Viala, le signataire de nos programmes ? La page 6 de son Faire Lire est sans appel : c'est une science humaine dont l'avènement a ôté à l'exercice du commentaire littéraire toute compétence en la matière. Si la science psychologique peut donc prêter, de l'extérieur, son savoir statistique à l'interprétation des textes, il n'est désormais plus question d'appeler un adolescent à avancer dans la connaissance de soi à travers " l'ego expérimental [4] " constitué par un personnage.

Pas question, du même coup, de le munir d'un vocabulaire faute duquel il aura parfois peu de chances de dépasser le stade du crachat ou du coup de pied dans le ventre. C'est ainsi que la science du texte peut faire obstacle à la connaissance de soi. On en vient à se demander à quelle fin les Précieuses et les Précieux ont contribué à forger ce vocabulaire psychologique sans lequel nous n'aurions pas pu traduire ni égaler Sophocle, Euripide, Virgile ou Ovide. Mais il y a fort à parier que la socio-critique a depuis longtemps débusqué dans cette entreprise l'expression idéologique d'une volonté de puissance.

Je déplore d'autant plus la défaveur actuelle de l'analyse psychologique, que je vois dans cette activité, en particulier lorsqu'elle s'exerce sur les situations d'alternative ou de dilemme si fréquentes dans la littérature, une tentative fructueuse de mettre au jour le travail d'une conscience écartelée entre ses passions et sa liberté. Morale et psychologie ne font alors plus qu'un.

Résumons la situation : l'objet d'étude dans les oeuvres littéraires ne saurait être le Beau, aussi relatif que vain aux yeux des rénovateurs, comme l'a exprimé M. Boissinot en le baptisant " le joli " [5]. Ce ne sera pas non plus le comportement, ni les problèmes moraux, métaphysiques et sociaux qui y sont étroitement liés. Il restera donc à commenter l'inscription des textes dans un contexte socio-historique où ils seront regardés comme les vecteurs d'une idéologie passagère, tandis que leur appartenance à une catégorie générique permettra d'affiner leur écart par rapport à un horizon d'attente. C'est peu, mais ce n'est heureusement pas tout. Il faut en effet pousser plus loin les investigations pour découvrir que les rénovateurs, s'ils sont démoralisés, n'en sont pas moins moralisateurs.


Des moralisateurs

A considérer, dès l'abord, tout texte comme l'expression d'une idéologie, on finit naturellement par soupçonner tous les auteurs d'en être des propagateurs masqués. Il n'est pas jusqu'à l'agrément du style qui n'apparaisse dès lors comme une manipulation, si l'on en croit du moins l'opinion exprimée par Alain Viala dans son article "Biographie" de l'Encyclopaedia Universalis (éd. 1995). La vogue présente, chez les scientifiques du texte, de la linguistique pragmatique issue des travaux d'Austin et vulgarisée par D.Maingueneau, est étroitement liée à cette hallucination collective qui conduit à tenir les auteurs en suspicion.

Il faut reconnaître ce mérite à M. Viala qu'il a été prophète en cette matière, puisque dès 1979, année où l'auteur, aux yeux de tous les suivistes, était réputé " mort " pour cause de structuralisme barthésien, le futur expert sonnait déjà l'alarme en ces termes : " On ne peut faire abstraction de l'auteur, car tout texte est chargé d'idéologie " ( Faire lire p.19). C'est pourquoi l'explication littéraire consiste souvent aujourd'hui à traquer dans les textes les marques de la subjectivité de l'auteur, ces sournoises modalisations par lesquelles un Pierre Bayle, un Voltaire ou un Victor Hugo affectent de convaincre leurs lecteurs pour mieux les persuader. Cet arrachage de masques peut être considéré comme l'apport essentiel de la linguistique aux études littéraires dans les lycées.

Le moralisme des refondateurs, cependant, s'exprime souvent de façon plus ordinaire, comme l'illustrent les sujets d'examen ou de concours où les textes littéraires sont volontiers tirés, à des fins de paix sociale, du côté de la citoyenneté[6] Je ne m'étonne pas qu'en ces occasions La Fontaine ou Victor Hugo soient sollicités par les néo-pédagogues experts en ingénierie sociale. Il est notoirement plus économique, en effet, de réduire un texte à la dimension d'un slogan, que d'en faire l'instrument d'une découverte patiente de soi et du monde. Et ce n'est certes pas M. Meirieu qui me contredira sur ce chapitre [7].

Cette allusion à la tête pensante de la doctrine officielle de la pédagogie vient à point nommé pour aborder un dernier aspect du moralisme des refondateurs, qui prend son principal appui sur une lecture simplifiée de l'oeuvre de Pierre Bourdieu. Il a été retenu en effet de ce sociologue, que les programmes scolaires n'étaient, dans l'intention des dominants, qu'une ruse permettant la reconduction de leurs privilèges. De là vient que l'apprentissage de la syntaxe ait pu être regardé, au même titre que la lecture de Voltaire, comme une " violence de classe " et que l'humiliante faute d'orthographe ait dû être rebaptisée " erreur ".

Mais les néo-bourdieusiens ne s'en sont pas tenus là : l'apprentissage de la culture des dominants est non seulement une opération politiquement suspecte, mais encore une entreprise de ségrégation, car la connivence culturelle (notion bourdivine dont M.Boissinot a fait un usage intensif) est inégalement distribuée. C'est pourquoi le pape des textes argumentatifs a plaidé, dans les colonnes du Débat de mai-août 2OOO, pour que les élèves de tous niveaux intellectuels et sociaux reçoivent, au nom de l'équité, les mêmes " contenus objectivables ". M.Boissinot l'a rêvé, M. Viala l'a fait.

Ces contenus seront, dans un proche avenir, aisément évaluables au moyen de systèmes de correction automatique. Il suffira pour cela de caler les logiciels sur des mots clés ou de calibrer les productions des candidats en leur imposant de respecter des matrices ou des protocoles d'écriture. Le sujet dit d'invention, actuellement en rodage au baccalauréat, permet dès à présent, et sous couleur d'appeler à la créativité, de mettre en place ces conditions. A ce titre, il donne un bon aperçu de l'évolution probable de notre discipline. Ainsi se prémunira-t-on aussi bien contre l'inégalité socio-culturelle, que contre les récriminations d'une population touchée par un processus de judiciarisation galopante.

Qui veut se faire une idée de ce que sera l'épreuve de français au baccalauréat dans quelques années n'a donc qu'à contempler jusqu'à quel degré de simplification scientiste sont descendus, avec l'aval de l'Inspection générale des lettres et des "experts", les concepteurs des Cahiers d'évaluation de seconde. [8] Ces documents étonnants, après avoir été imposés pendant plus de dix ans, ont suffisamment franchi les bornes de la décence intellectuelle pour n'être plus disponibles aujourd'hui que sur demande et sous le manteau .


Un coup de force.

"Vous aspirez à la reconnaissance sociale et vous avez assimilé la vulgate de la déconstruction. Vous êtes las des élèves, mais féru des savoirs de pointe de la nouvelle rhétorique. Vous faites peu de cas de l'expérience de vos collègues, mais prisez au plus haut point la pédagogie théorique et l'évaluation des compétences dans le secteur High-Tech. Faites-vous coopter au sein des équipes d'expertise littéraire du Ministère de l'Education. Brandissez seulement l'idéal de l'Equité et devenez un acteur de la rénovation de l'enseignement des lettres, gage de la modernité de la Gauche."

C'est en effet sous le ministre de l'Education Lionel Jospin, qu'ont été mis en place les éléments principaux de l'organisation actuelle. Le lobby était prêt et n'attendait qu'un signe.

Avec la création de l'IUFM en 1989, l'on professionnalisait les formateurs et l'on formatait les compétences. Avec le Groupe de travail disciplinaire (vite promu "Groupe d'experts de lettres"), on retirait à l'Inspection générale la maîtrise des programmes et on redéfinissait les " savoirs ". Afin, sans aucun doute, de mieux harmoniser le travail, les experts se cooptaient dans les rangs de l'AFEF et de la revue Pratiques et chacun s'autorisait à vendre sa spécialité linguistique ou critique en ouvrant boutique au sein même des programmes. De là cette étonnante surreprésentation des "genres" et des "registres", de là cette apparition de la plupart des objets d'étude, dont "le biographique" et "l'épistolaire" chers à M. Viala et "l'argumentatif" ( Démontrer, convaincre, persuader ) cher à M. Boissinot. En l'espace de quelques années, la Refondation avait investi la quasi-totalité des postes d'inspection ; les minoritaires résiduels s'étaient tus en attendant des temps meilleurs à moins que, désabusés, ils n'aient pris leur retraite.

Du côté du pouvoir, on faisait apparemment une bonne affaire. Ouvrant la porte de l'Education nationale à la mouvance réformatrice, on montrait à quel point le socialisme avait su concilier la logique libérale du productivisme avec l'idéal immarcescible de l'égalité. Il ne restait plus qu'à réactiver les vieux démons bureaucratiques et autori-taires de l'utopie, pour les mettre au service de la justice et de l'équité. De là vint cette caporalisation brutale de notre profession où résonnèrent un beau jour les slogans de plans quinquennaux qui ont laissé sur le derrière plus d'un électeur socialiste parmi les professeurs encore debout. Ils n'avaient pas encore tout vu : dans un contexte de démagogie effrénée, le pouvoir entreprit de recueillir tous les avis sur la réforme, sauf celui des professeurs expérimentés.

De tout cela émane un parfum d'escroquerie intellectuelle : les socialistes avaient besoin d'experts des lettres, il les ont trouvés tout frémissants de fébrilité doctrinale ; ils les ont, depuis, recédés à Luc Ferry, lui-même déjà en poste chez François Bayrou avant de rejoindre Claude Allègre, puis l'insubmersible Jack Lang. La couleur politique en effet n'importait plus, dès lors que le simplisme avait conclu alliance avec l'ergonomie.


On s'autorise d'un échec pour l'organiser

Nul besoin d'être extralucide pour constater que la politique suivie dans le domaine des lettres revient à jeter de la poudre aux yeux jusqu'au baccalauréat (accordé à terme à 100 % des candidats si les vues de M..Boissinot l'emportent ), puis à laisser travailler la sélection naturelle, tandis que les parents se désintéressent peu à peu de leurs jeunes adultes. Mais l'escroquerie consiste surtout à s'autoriser d'un échec pour l'organiser.

De nombreux experts, en effet, au nombre desquels figurent davantage de socio-logues, de psychologues, de linguistes en quête d'auto-promotion, que de gens du métier, ont littéralement naufragé depuis trente ans l'enseignement élémentaire. Ce n'était pas assez de psalmodier en choeur que " l'enfant est au centre du système éducatif " et " l'acteur essentiel de son éducation " : un quarteron de gourous a compromis pour des décennies la pédagogie de la lecture, au point qu'on constate officiellement aujourd'hui l'incapacité de 20 % des élèves de sixième à déchiffrer un texte.

Que faire par rapport à ces fautes , sinon recourir, pour les perpétuer, au placage de " savoirs savants " destinés à pallier l'absence des connaissances élémentaires ? Des élèves analphabètes débouchent en sixième : on leur attribue quelques méchantes heures de remédiation et l'on s'empresse d'initier à la linguistique de l'énonciation, au détriment de l'analyse grammaticale et logique, des cerveaux qui ne maîtrisent pas les notions de sujet ou de complément. Afin de verrouiller le dispositif, on proscrit la leçon de grammaire ou d'orthographe et l'on instaure le fourre-tout de la séquence pédagogique. Des Itinéraires de découverte, que seul un abus de langage permet de qualifier d'interdisciplinaires, terme qui impliquerait l'existence réelle de disciplines, viennent encore réduire l'horaire de français à son niveau plancher.

La remédiation, la séquence didactique, les travaux croisés et autres soins palliatifs sont à l'apprentissage de la langue ce que le pompage du pétrole de l'Erika est à la politique du transport maritime. Faute d'autorité, on laisse naviguer n'importe quoi et puis, quand il est trop tard, on déploie à grands frais une ingénierie sophistiquée.

Tout cela est tellement énorme que personne ne peut l'entendre et c'est en vain qu'on s'époumone, parce que " les preuves, comme l'a dit Georges Braque, fatiguent la vérité ". S'il s'agissait de médecine ou de mathématiques, un scandale aurait éclaté depuis longtemps, mais il ne s'agit que de langue et de littérature.

Le premier inspecteur venu allègue les " nouveaux publics " et la " massification ". Tous affectent de croire à ces excuses ; mais c'est oublier que les nouveaux publics sont moins le produit d'une époque, que celui d'une pédagogie d'experts supposée remplacer avantageusement l'artisanat éducatif et l'autorité, comme si l'éveil de la conscience avait un quelconque rapport avec la production de marchandises ou la gestion d'un parc de loisirs.

Si, comme le bon sens élémentaire nous commande de le penser, les oeuvres littéraires sont un discours d'hommes, adressé à des hommes, sur la condition des hommes, comment peut-on se dire démocrate, lorsqu'on se dérobe au devoir de donner accès au plus grand nombre à ces sources de clartés ?

Si les oeuvres ne sont au contraire qu'un chatoiement d'échos intertextuels dans le jeu de miroirs d'un langage narcissique, que le lieu d'exercice d'une volonté de puissance au contexte aboli ou que des variations sur des motifs formels, à quoi bon fatiguer les élèves à les lire ? De même, si la beauté qui préside au moindre de nos choix, n'est qu'une convention dont la stérilité doit inspirer le mépris, pourquoi préservons-nous les tableaux, bâtiments, sculptures et musiques légués par le passé ? Quant à cette " connivence culturelle " dont les " nouveaux publics " sont, nous dit-on, " exclus ", n'est-ce pas précisément la mission de l'école, que de la rétablir ?

Tout cela est trop simple aux yeux des refondateurs qui préfèrent accomplir une double prouesse : à force de " prendre en compte " [9] les écarts culturels, ils les creusent plus que jamais ; à force de dénier ce qu'on ne peut quantifier, ils modèlent ce " public " dont ils tirent alibi . " Le pape, combien de divisions ? " ironisait Staline. " Alfred de Musset, combien de registres ? " telle est la question d'aujourd'hui. Il est vrai qu'on n'a jamais vu d'" âme " à la radiographie et que la " sensibilité " ne peut être évaluée sur critères scientifiques. Fumées donc que tout cela !

Faut-il ici incriminer des cyniques ? Voire. Les cyniques savent du moins ce qu'ils font. Tout au plus entendons-nous avec stupeur des gens qui ont accédé à des postes enviés dans les administrations et les universités les plus prestigieuses, condamner sereinement l'élitisme des autres. L'Histoire, pourtant, aurait dû nous familiariser avec ce paradoxe : les dévots de l'Equité aiment rarement partager.


Michel Leroux

 

1. M. de Chapoton a connu un beau succès en 1638 avec son Coriolan.
2. Sur le sort actuel de la grammaire, voir Enseigner les lettres aujourd'hui, (Mireille GRANGE, Marc BACONNET, Alain FINKIELKRAUT), Editions du Tricorne, coll. "Répliques", Genève 2003.
3. Gilles MACASSAR La chanson de Roland, Télérama du 11/12:02.
4. Milan KUNDERA, L'art du roman, Gallimard, 1986.
5. L'Ecole des lettres, déc. 1999, p.104.
6. Les rapporteurs du CAPES de lettres modernes de la session 2000 félicitent une candidate pour avoir privilégié dans La cigale et la fourmi. " la dimension axiologique " en construisant son étude " à partir d'une triple définition de la citoyenneté ". Voir aussi J.B. Renault, " L'idéologie des sujets de bac " dans Panoramiques , " Education nationale, des idées à rebrousse-poil ", 2002.
7. D'intéressants aperçus sur les théories du co-auteur de L'école ou la guerre civile figurent dans les Scènes de la vie charançonne de Corinne BOUCHARD,, Calmann-Lévy, 2003.
8. Corinne BOUCHARD op.cit. en présente un fac-simile partiel.
9. La " prise en compte" constitue le champ lexical dominant dans les prospectus de l'AFEF.