Crise de l’éducation et critique de la culture


E.N.S., " Les lundis de la philosophie "
27 février 2006
par Denis Kambouchner

 

      Le style de l’exposé qui va suivre appelle quelques mots de justification.
      J’avais abordé l’an passé sur un mode problématique " les nouvelles tâches d’une philosophie de l’éducation ", en retraversant pour cela un certain nombre de textes contemporains, notamment de Leo Strauss, Foucault, Bourdieu et Sloterdijk. L’occasion m’étant donnée cette année de revenir sur une question voisine, j’ai pris la liberté de procéder d’une manière un peu différente, à savoir un peu plus directement thétique ou dogmatique ; ce qui ne s’entend pourtant pas hors référence à tout corpus déterminé, puisque la section centrale du présent exposé réexaminera certaines propositions de Bourdieu et Passeron dans La Reproduction (1970), le " moment Bourdieu " apparaissant ici comme celui que nous devons affronter à titre principal. .
      Par ailleurs, comme tous les exposés de cette série des " lundis ", celui-ci s’inscrit dans la perspective d’un renouvellement de la réflexion en philosophie de l’éducation. Qu’il soit simplement entendu que si nouvelle philosophie de l’éducation il doit y avoir, cette philosophie est destinée, pour une part, à élaborer conceptuellement des données de sens commun, d’une manière qui peut toujours trouver son modèle du côté de l’éthique aristotélicienne. Je dis bien " pour une part ", car il est clair que dans certaines de ses parties, cette philosophie aura à affronter des questions extrêmement techniques ; mais globalement, une philosophique de l’éducation qui resterait toute formelle, ou bien qui présenterait de part en part un caractère contre-intuitif ou paradoxal, s’écarterait comme telle de son propre concept, lequel implique à la fois une forte relation (ne serait-ce que sur le mode de la discussion) aux usages et aux représentations communes, et un haut degré d’appropriabilité collective. Il n’est donc nullement exclu que dans certaines de ses parties, cette philosophie ait à rétablir le fait et le droit d’un sens commun par rapport à certains égarements d’ordre théorique ou idéologique, ce qui reviendra le cas échéant à rétablir une forme de sens commun contre une autre. Et les données de sens commun seront particulièrement réunies dans les premiers moments de cet exposé, que je ferai pour cette raison aussi rapides que possible. .
      Permettez-moi maintenant de passer directement au premier des points que j’avais prévu d’aborder. C’est à savoir :


      1. S’il y a lieu de discuter de la réalité d’une crise de l’éducation, il n’y aura en revanche guère de doute – dans nos régions du moins - sur celle d’une crise de l’enseignement. .
      Dans le titre que j’ai proposé pour cet exposé, le simple usage du mot de crise pourrait d’abord susciter quelques préventions, comme galvaudé et relevant de la stéréotypie. Il me semble toutefois que cette irritation serait infondée. Il se pourrait en effet que le concept de crise ne soit pas en soi problématique, et que ce soit, intrinsèquement, un concept d’emploi facile car purement indicatif. Il y aura crise, dans le sens et dans les domaines qui nous intéressent, c’est-à-dire en contexte institutionnel, lorsqu’une institution, un appareil, un système formellement défini ne rend manifestement plus les services qu’on attendait de lui – et ce, par un concours de causes qui n’ont pas un caractère accidentel et qui engendrent un degré croissant de souffrance collective. .
      En l’espèce, le problème conceptuel se situera plutôt du côté de l’éducation - phénomène pluridimensionnel et multifactoriel dont les normes constitutives sont manifestement sujettes à variation. Au titre de la " crise de l’éducation ", on songe immédiatement à une série de constats ou d’affirmations qui circulent dans nos sociétés avec un certain coefficient de trivialité. Ces vues recouvrent tous les aspects de l’éducation, depuis la simple discipline corporelle jusqu’aux intérêts intellectuels à la discipline de pensée. Les enfants des jeunes générations, rapporte-t-on, n’apprennent plus les règles élémentaires de la civilité. Ils vivent dans un monde qui leur est propre et qui ne fait plus l’objet d’une communication intergénérationnelle. La lecture d’œuvres littéraires de valeur reconnue, la pratique de la musique classique sont aujourd’hui des pratiques plus socialement réservées qu’elles ne l’ont jamais été. Les travaux écrits des étudiants se signalent par une dysorthographie massive et par l’incapacité d’organiser la pensée sous une forme autre que très schématique, etc. Aussi bien les effets de la crise de l’éducation peuvent-il être repérés partout : dans des actions agressives ou destructives que leurs auteurs ne parviennent à justifier que par monosyllabes, dans des actes de barbarie commis dans une apparente inconscience, mais aussi dans les manifestations de rigidité d’esprit, d’inculture, d’égarement intellectuel chez des personnes investies d’un pouvoir ou d’une autorité institutionnelle. .
      Le problème est qu’en rapportant tous ces phénomènes de désadaptation, avec leur charge de scandale, à l’unité d’une crise de l’éducation, on risque de dissoudre par trop d’extension la réalité même de cette crise. Peut-être est-ce un seul et même système d’éducation qui aura produit de jeunes tortionnaires vivant leurs actes sur un mode semi-fictif et un jeune magistrat aveuglé par ses certitudes ; mais il les a produits sur un mode différent, dans des régions très différentes du continent ou de l’archipel qu’il constitue. Il est toujours possible de poser, sous réserve de discussion sur la causalité, que l’on n’apprend pas à l’école ce qu’on devrait y apprendre, à savoir l’élémentaire mesure des choses ; mais d’abord, on rencontre immédiatement ici la question de savoir si naguère, ou jadis, il en allait autrement ; et ensuite, il est éminemment périlleux de rapporter à un état de choses ou à une cause générale, à plus forte raison si mal définie, des cas qui chacun en leur genre semblent relever de l’extrême et restent malgré tout frappants par leur singularité. .
      Au regard de tous les phénomènes de désadaptation qu’on voudra relever, le problème restera de toute manière, outre celui du type d’explication auquel on entend les soumettre, celui de savoir si leur quantité franchit ou non les limites du socialement tolérable. En effet, l’on peut très bien concevoir une société dans laquelle il soit à la limite admis que les dispositifs d’éducation, de quelque ordre qu’ils soient, auront sur une certaine fraction de la population le minimum d’effet, parce que cette fraction de la population n’est destinée à rien de particulier, et qu’on attend seulement d’elle qu’elle ne crée pas trop de désordre. Que le système d’éducation puisse largement fonctionner comme un parc (comme un lieu de gardiennage), que l’effort collectif en matière d’éducation s’accommode de friches importantes, que le façonnage des comportements puisse être confié dans des proportions toujours croissantes à des industries spécialisées (médias, industries du loisir, etc.), c’est ce que nous apprend précisément le devenir des sociétés modernes. Dans l’archive française des travaux sur ce problème, plusieurs thèses marxistes sur les évolutions en matière d’éducation sont allées dans ce sens : je pense à des travaux déjà anciens de Bernard Charlot, et plus récemment (avec une référence plus directe à des décisions économiques et politiques) au petit livre de Jean-Claude Michéa sur L’enseignement de l’ignorance (Climats, 1999). Dans une autre optique, en prêtant au système social un caractère auto-régulateur, il sera facile d’indiquer que si par exemple la place des auteurs classiques dans la culture a tellement régressé, c’est que nul n’en a plus besoin, et de même, que si l’irrespect d’autrui, les comportements violents, le mépris des formes et celui du bien commun paraissent plutôt s’étendre que régresser, c’est que nous pouvons vivre avec eux et que les dernièrs versions en date de la modernité riment – pour reprendre un mot de Sloterdijk - avec un certain degré de désinhibition. .
      Entendons-nous donc bien : c’est de toute manière une question importante de savoir sur quoi l’on doit se régler pour apprécier un manquement ou une déficience. Encore faudra-t-il ici se garder d’une erreur élémentaire qui consisterait à confondre la tolérance objective (sinon subjective) à l’égard d’une certaine situation avec son caractère normal et fonctionnel. Sans doute un factualisme intégral est-il capable de dissoudre en lui-même toute notion et tout phénomène de crise caractérisé ; mais ce factualisme ne rendra service à personne, sauf à ceux pour qui le moins de questions vaut le mieux. Et toutefois, sur quelles bases précisément asseoir le constat global d’une crise de l’éducation ? Il serait pour cela besoin de définir une réalité assez peu définissable, à savoir la demande et les besoins effectifs d’une société entière, considérée non dans sa seule forme (d’où ne peuvent se déduire que des nécessités elles-mêmes formelles), mais dans sa physionomie actuelle. .
      Quittons donc ce terrain mouvant pour une approche plus circonscrite, avec la formule suivante : quoi qu’il en soit de l’éducation en général, le fait est qu’il existe dans nos régions une crise de l’enseignement. Cette crise de l’enseignement est nettement plus mesurable, parce qu’on peut s’en informer auprès d’une population déterminée (les enseignants de tous les degrés) dont tous les témoignages (hormis pour l’enseignement supérieur) font état d’une pénibilité accrue de leur travail. Cette pénibilité s’entend certes statistiquement et sous réserve d’exceptions localisées. Mais, sous réserve également d’exceptions localisées, elle ne peut manquer d’être associée au constat d’une faible productivité des efforts fournis à titre normal dans le cadre des fonctions d’enseignement (constat cette fois largement à notre enseignement supérieur). Pour que la crise dont nous parlons soit constatable, il faut et il suffit en fait qu’un très grand nombre d’enseignants disent : il nous est devenu très difficile ou impossible d’exercer la plénitude de notre métier ; les conditions d’un exercice normal de notre métier font défaut. .
      Reste bien entendu à définir la crise dont il s’agit.

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      2. La crise de l’enseignement est à titre essentiel une crise de l’autorité pédagogique. .
      Il s’agit là d’un énoncé de type analytique : on ne voit pas bien ce que pourrait être une crise de l’enseignement, si ce n’était une crise de l’autorité pédagogique, consistant en ce que cette autorité ne parvient pas à s’instaurer ou à se conserver. .
      La situation de référence est ici celle du professeur parlant à une classe, c’est-à-dire à un groupe entier d’élèves supposés connus de lui individuellement. Il y a crise de l’enseignement lorsqu’il arrive avec une très grande fréquence, le plus souvent ou peu s’en faut, et donc pour des raisons relativement indépendantes des personnes, que le professeur ne se fasse pas entendre, soit que ses élèves ne tiennent pas en place, aillent et viennent, le cas échéant s’absentent, et couvrent sa voix d’un vacarme collectif ; soit que, conservant un calme et un silence au moins relatifs, ils témoignent dans des délais rapides qu’ils n’ont pratiquement rien enregistré de ce qu’il leur a dit. .
       " Se faire entendre " veut dire naturellement à la fois se faire écouter (matériellement) et se faire comprendre - donc se faire écouter formellement, et notamment faire considérer et faire adopter des règles pour tel ou tel genre de situation ou de prestation. Déterminer la nature ou la structure de l’autorité pédagogique revient à déterminer les conditions dans lesquelles cette entente est assurée à titre habituel. Et il est aisé de remarquer que ces conditions sont de deux types, et concernent respectivement une certaine structure d’attente et la manière dont cette attente est remplie. .
      D’une part, les élèves doivent consentir à être là (dans l’espace assigné pour l’enseignement), avec certaines conditions de tenue physique et un certain degré d’attention ; ce qui n’a de sens que dans la mesure où il leur a été signifié qu’ils avaient avantage à être là et qu’écouter le professeur leur serait utile (de même que le remplissement de toutes les autres consignes) ; chose qui suppose de la part de ceux par qui cette indication s’effectue une connaissance générique, a priori largement traditionnelle, de la matière et des formes de l’enseignement. .
      D’autre part, le professeur ne doit rien faire qui désigne son propre discours, quelles qu’en soient les modalités, comme non-pertinent par rapport à ce qui est attendu. Il doit au contraire remplir au mieux cette attente générique, et plus il donnera de signes de la remplir au mieux (ce qui peut en fait impliquer un certain coefficient de déconcertation ou d’imprévu), plus grande sera son autorité. Au contraire, plus il donnera de signes d’en être incapable, plus il sera disqualifié. .
      Dans la mesure où l’autorité relève d’une autorisation, l’autorisation est ici multilatérale : elle relève de l’institution scolaire en tant que telle, qui prononce que M. ou Mme X est qualifié(e) et désigné(e) pour enseigner telle matière à tels élèves de tel niveau ; elle relève aussi bien des élèves eux-mêmes qui reconnaissent M. ou Mme X comme un professeur digne de ce nom et qui peut leur apprendre quelque chose ; elle relève enfin des parents ou de l’entourage des élèves, qui à la fois soulignent auprès des élèves la nécessité d’étudier telle matière, et relaient ou ne relaient pas les demandes du professeur ainsi que les discours dont il fait l’objet. .
      Dans ces conditions et à titre général, l’autorité pédagogique peut entrer en crise pour l’une au moins de trois raisons : .
       (a) aucun travail d’habituation suffisant n’a été effectué auprès des élèves afin qu’ils consentent à écouter quoi que ce soit ; .
       (b) la masse des élèves abordent les formes, contenus et réquisits de l’enseignement qui leur est dispensé avec un a priori négatif ; .
       (c) les professeurs déçoivent massivement les attentes dont ils font l’objet. .
      Il est clair que, dans la pratique, ces conditions communiquent entre elles : des élèves à qui n’a pas été inculquée une discipline physique minimale ne pourront guère manquer de mettre en œuvre un a priori négatif, ou du moins seront très facilement déçus par des professeurs auxquels ne les liera aucune attente positive, sauf dans un genre passionnel. Inversement, l’incapacité des professeurs à remplir l’attente alimentera l’indiscipline et fortifiera les a prioris négatifs. Il y a donc une forte probabilité que les trois conditions soient réalisées solidairement, et il serait imprudent d’en mettre une à part - même la troisième qui est pour nous la plus difficile à assumer. .
      Par ailleurs, au titre de la seconde condition (concernant les a prioris négatifs), il est question non seulement des jugements propres des élèves, mais des jugements induits par leur entourage familial, amical ou générationnel comme par l’environnement culturel (donc par tout un écosystème), l’environnement culturel étant très certainement le plus déterminant. .
      Tout ceci est élémentaire : il convient toutefois d’être ici relativement précis, pour éviter les risques de présentation unilatérale de l’autorité pédagogique telle que celle à quoi nous aurons affaire dans un instant.

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      3. L’autorité pédagogique, considérée au niveau individuel comme au niveau collectif, possède des conditions empiriques mais aussi transcendantales (autrement dit, elle repose sur non seulement sur des données mais sur des postulats). .
      L’autorité pédagogique d’un enseignant est définie, disions-nous, par le degré auquel il remplit certaines attentes. On devrait d’abord remarquer que la crise de l’autorité pédagogique - crise dont il faut répéter qu’elle n’est pas une réalité absolument générale ou uniforme, mais un fait statistique recouvrant de fortes disparités de situation - n’anéantit pas toute forme d’attente. Au contraire, on devrait pouvoir dire que plus cette crise est manifeste, plus l’attente à laquelle il s’agirait de répondre s’est faite complexe, peut-être contradictoire, sans doute largement inexprimée, et chargée de passions sinon même convulsive ; et que plus il en est ainsi, moins cette attente est facile à remplir ou fréquemment remplie. .
      Seconde remarque : le mode sur lequel cette attente peut être remplie n’est évidemment pas purement aveugle. Non seulement une attente dormante ou incrédule doit être réveillée par une certaine action, mais l’attente en général comme les attentes particulières (attente d’explication sur tel point, etc.) doivent être largement enregistrées et même incorporées à l’enseignement, moyennant une forme particulière d’attention (prosochè, dans le grec des stoïciens), la même qui s’entendra, comme disait Montaigne, à " allécher l’appétit et l’affection " (Essais, I, 26, in fine). Toute habileté pédagogique, de même que toute habileté rhétorique, reposera dans une mesure notable sur la prise en compte et sur l’organisation des attentes des destinataires. Mais le jugement concernant les attentes, l’imagination de la bonne manière d’y répondre, la prévision et la gestion des mêmes attentes en tant qu’elles se définissent par rapport à une prestation déterminée et sont ainsi sujettes à modification de moment en moment, tout cela restera impossible au professeur qui n’aura pas une idée de sa propre tâche. Et de cette idée, considérée à titre générique, il n’y a guère qu’une manière de s’approcher, à savoir cerner analytiquement le fait du bon professeur, ce qui - réserve naturellement la question de savoir si nous sommes nous-mêmes de bons professeurs - ne devrait pas être fort difficile. Dans le style aristotélicien des traités d’éthique et de la Rhétorique, on risquera par exemple les formulations suivantes : .
      Le bon professeur (le masculin est ici purement générique ou statutaire, conformément à l’ancien code) parle de manière claire et nette, avec une assurance qui repose sur beaucoup de travail, y compris de travail sur soi. Il fait ce qu’il dit, et peut montrer un certain coefficient de détachement par rapport à ce qu’il fait. Il sait ce dont il parle. Sur les matières qu’il a en charge, il n’est pas pris en défaut. Il en connaît d’autres que celles qu’il a en charge. Il connaît l’histoire et les horizons. Il sait résumer et développer, complexifier et schématiser. Il pratique les rapprochements et les comparaisons, use raisonnablement d’images et d’exemples dont il montre à la fois la vertu et les limites, explique les mots, insiste sur les distinctions, signale à l’avance les fautes et mésinterprétations possibles. .
      Il s’assure ponctuellement qu’il est compris. Il répond aux questions, tantôt amplement, tantôt brièvement. Il peut admettre en souriant qu’il ne sait pas tout, mais montre toutefois qu’il sait l’essentiel, car il sait formuler des règles, tirer les leçons de ce qu’il expose, et faire le rapport entre ce qu’il expose et ce que ses élèves sont enclins à penser. Il réfléchit, parfois tout haut, à la meilleure manière d’exposer les choses. Il n’est prisonnier d’aucune instruction. Il connaît diverses manières d’enseigner, fait varier les exercices, ménage des différences de temps et de rythme.
      Il traite ses élèves avec énergie mais aussi avec gaieté, en tous les cas sans brutalité. Il connaît la vie, au moins intuitivement, c’est-à-dire qu’il saisit les causes et les conséquences. Il est précis et exigeant dans ses appréciations. Le cas échéant, il moque les manies, mais ne déprécie jamais les personnes, autrement dit n’est jamais blessant. Il parle pour tous ses élèves et non seulement pour quelques-uns. Il pense que les voies de la pensée rigoureuse ne sont fermées à personne, et que chacun peut être amené à s’intéresser à ce qu’il reconnaît lui-même comme intéressant. Il dit en somme à ses élèves : " tels que je vous connais, voici ce que je dois vous montrer ". .
      On pourrait poursuivre, mais cela n’aurait guère d’intérêt, et le portrait que je viens de dresser n’a non plus guère d’intérêt, sauf celui de conduire à deux remarques, l’une de fait, l’autre de principe. .
      L’une est que nous ne voyons pas que la règle vraiment élémentaire que je viens de dessiner soit beaucoup publiée, revendiquée et cultivée, tout au moins dans son intégralité, au sein de nos institutions de formation des maîtres (universités et grandes écoles comprises). Il est vrai qu’en mettant l’accent sur le discours de l’enseignant et ses propriétés, le portrait que je viens de dresser peut apparaître fort peu moderne. Et de fait, si l’on admet, comme beaucoup l’ont fait, que l’essentiel de l’enseignement doit désormais passer par des " méthodes actives ", il sera tentant de considérer l’aptitude du professeur à mettre en œuvre de ces méthodes comme primordiale par rapport à sa compétence dans le discours direct à la classe. Il devrait pourtant être clair que cette aptitude et cette compétence ne peuvent être ni dissociées ni opposées - la responsabilité pédagogique étant d’autant plus indivisible que le discours direct comporte lui-même plusieurs modalités (expositive, prescriptive, etc.), qui s’étendent à la proposition et au commentaire des activités proposées. Dans la mesure où tout ce qui est de l’ordre de l’activité ou de l’exercice doit rester encadré par une parole enseignante, rien n’est donc plus légitime que de rapporter au régime de cette parole l’essentiel des vertus du professeur [1]. .
      Seconde remarque : la première condition intellectuelle de l’autorité pédagogique se trouve ici assignée dans la certitude de la nécessité de la communication d’un certain savoir, et dans le souci permanent de sa communicabilité maximale. Le fait n’est pas simplement que le bon professeur communique ce savoir le plus qu’il peut, ce qui pourrait s’accommoder d’une certaine irréflexion : le fait est surtout qu’il réfléchit constamment aux conditions et modalités dans lesquelles ce savoir est effectivement communicable, et ce, sous une forme qu’il faut concevoir comme d’emblée dynamique et non seulement statique. .
      À quoi il faut immédiatement ajouter deux précisions : d’une part, si la certitude - je dis bien la certitude et non la simple appréhension - de la nécessité de cette communication ne suffit pas toujours à emporter d’emblée la conviction des destinataires, elle est néanmoins absolument nécessaire à l’installation de cette conviction. D’autre part, dans la mesure où ce qui est à communiquer d’un certain savoir inclut des considérations d’histoire et d’horizon, ce savoir ne supporte aucune délimitation arbitraire ou conventionnelle. Ce n’est même pas qu’il soit une totalité - c’est que sans être du tout infini, il ne peut pas comporter de limites déterminées. .
      Maintenant, tout en mesurant combien est d’emblée arbitraire la disjonction qu’on veut toujours maintenir çà et là entre le culte du savoir et le souci des élèves, il y aurait lieu de chercher un nom pour ce qui, à titre non du tout particulier ou seulement empirique, mais absolument général ou transcendantal, mobilise ainsi l’attention et les soins du bon professeur. Pas plus que de certains contenus de savoir isolés du reste, il ne s’agit de telle ou telle méthode qu’il faudrait accréditer. Pour autant qu’il s’agit à la fois de ce savoir pris substantiellement, des procédures qui en sont constitutives et des formes de sa communicabilité, on pourrait dire que ce qui préoccupe à titre générique ou transcendantal le bon professeur (mathematikos au sens de Sextus Empiricus), c’est précisément la Mathesis : Mathesis qui peut trouver une manière d’exemplification dans une séquence d’enseignement déterminée, mais qui ne pourra jamais être discursivement fixée ni saisie dans son intégralité, et qui est sans doute inenvisageable sur un mode purement impersonnel (c’est-à-dire qui fasse abstraction de toute considération ou de toute préférence de style), mais dont la représentation reste ici puissamment régulatrice, au même titre, pourrait-on montrer, mutatis mutandis, que l’idée cartésienne de la Mathesis universalis pour l’ensemble des démarches scientifiques de l’auteur des Règles pour la direction de l’esprit. Et dans la mesure où cette Mathesis n’est pas donnée ni telle qu’elle puisse être donnée, une forme d’idéalisme restera la règle constitutive de tout enseignement dynamique.

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      4. La crise de l’autorité pédagogique, telle que nous la connaissons, a été pour une part non négligeable déterminée ou du moins aggravée par l’effet d’une certaine critique de tout idéalisme pédagogique. .
      Je n’irai pas ici par quatre chemins : au titre de cette critique, il s’agit de manière élective de la théorie de la reproduction scolaire des inégalités sociales, telle qu’elle a été articulée au cours des années 1960 par Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron dans deux ouvrages restés célèbres (éd. de Minuit) : l’étude de 1964 sur Les Héritiers (les étudiants et la culture), et le traité de 1970 sur La Reproduction (éléments pour une théorie du système d’enseignement). Je m’intéresserai particulièrement à ce dernier ouvrage, dont la première partie (" Livre I ") construit dans un style fait pour rappeler l’Ethique de Spinoza (et secondairement le Tractatus de Wittgenstein) toute une matrice conceptuelle, en s’exposant ainsi plus frontalement à la critique qu’aucun autre texte du même corpus, avec, il est vrai, des énoncés que leur surcharge conceptuelle et syntaxique place souvent, il faut bien le dire, à la limite de l’illisibilité. .
      Le principe général de la théorie sociologique de la reproduction est trop connu pour qu’il soit nécessaire de s’y attarder : l’école n’est pas à titre essentiel un lieu de dispensation des savoirs ou de formation des esprits ; elle est, à titre essentiel, le lieu d’un grand classement destiné globalement à reproduire les inégalités sociales et culturelles de départ. Il faut dire qu’elle reproduit globalement ces inégalités, parce qu’il peut fort bien arriver que des enfants de milieu populaire réussissent à l’école, et que des populations entières d’enfants se retrouvent, à la sortie de leurs études, dans une position socio-économiquement plus enviable que n’était celle de leurs parents (je garde le présent : il s’agit bien entendu de la France des années 1960, non de celle d’aujourd’hui). Mais jusque dans cette transformation, la distribution des positions à la sortie du système d’enseignement reste globalement homologue à la distribution des positions à l’entrée. Non seulement l’école ne fait rien pour effacer les marques de la position sociale de départ, mais d’une certaine manière elle fait tout pour les révéler, quoique ce soit, bien entendu, sous une forme non explicite, que ses agents peuvent aisément dénier. .
      Dans une telle représentation des choses – aujourd’hui nettement datée, et qui a été beaucoup critiquée, mais qui ne semble pas avoir été examinée sous tous ses aspects, et dont l’autorité institutionnelle est encore aujourd’hui loin d’être épuisée - qu’est-ce que l’enseignement, et qu’est-ce que l’autorité pédagogique ?

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      A. Dans le livre I de La Reproduction, intitulé Fondements d’une théorie de la violence symbolique, l’autorité pédagogique fait l’objet de toute une section, la seconde, qui vient après une section consacrée au double arbitraire de l’action pédagogique, et en précède deux autres, Du travail pédagogique et Du système d’enseignement. .
      Comme de juste, les auteurs distinguent dans cette autorité une part personnelle et une part systémique, en s’attachant d’abord à dénoncer toute tentation d’attribuer à la première ce qui relève en fait de la seconde. On peut ici se reporter à 2.1.2.2, scolie 1 (p. 36) : créditer l’enseignant, comme " émetteur " de certains messages, d’une compétence technique ou d’une autorité personnelle qui, dans les faits, lui est " automatiquement conférée par la position (…) qu’il occupe dans la relation de communication pédagogique ", c’est une " illusion pré-sociologique ", liée à la " dissociation personnaliste de la personne et de la position " (transférant sur l’être de la personne un paraître qu’elle ne détient qu’en vertu de sa position). .
      Dans un premier temps, donc, l’autorité pédagogique est à définir comme un fait de structure : elle est cette autorité dont l’enseignant bénéficie " automatiquement " dans son action d’enseignement (cf. 2.1.2.3 : " toute action pédagogique dispose par définition d’une autorité pédagogique ") ; fait de structure assurément complexe, qui prédétermine à la fois le statut avec lequel l’enseignant se présente à son auditoire, la disposition de son auditoire à reconnaître ses " messages " comme légitimes, et les formes mêmes de la communication pédagogique (qui n’est cependant jamais simple communication). .
      Jusqu’ici, rien à objecter. Et toutefois, le concept de cette autorité va être immédiatement soumis à une surdétermination qui ne peut pas manquer de faire problème, avec le principe, avancé en 2.3., d’une délégation d’autorité, qui fera de l’enseignant un mandataire. .
      Qu’est-ce en effet que cette délégation ? Le scolie de 2. 3 reconnaît qu’il ne s’agit pas d’une relation expresse, du genre de la convention explicite ou du contrat codifié. Mais il ne s’agit pas non plus, semble-t-il, du simple acte par lequel l’enseignant se trouve recruté, nommé, titularisé dans ses fonctions pédagogiques ; il ne s’agit pas d’une délégation institutionnelle, mais d’une délégation d’espèce politique, celle qui mandate l’enseignant pour servir un certain intérêt de classe. C’est bien ce qui ressort de la proposition 2.3 (p. 39):

       " Toute instance (agent ou institution) exerçant une action pédagogique ne dispose de l’autorité pédagogique qu’au titre de mandataire (n.s.) des groupes ou classes dont elle impose l’arbitraire culturel selon un mode d’imposition défini par cet arbitraire, i.e. au titre de détenteur par délégation (souligné dans le texte) d’un droit de violence symbolique ".

      Cette formulation fait appel aux deux concepts majeurs que la première section a eu fonction d’introduire : celui  d’arbitraire culturel et celui de violence symbolique, avec notamment la proposition 1 :

       " Toute action pédagogique est objectivement une violence symbolique en tant qu’imposition, par un pouvoir arbitraire, d’un arbitraire culturel. "

      Cependant, il n’est pas indispensable d’entrer ici dans les problèmes relatifs à ces deux concepts. On peut se contenter de relever que toute formation sociale a été d’emblée présentée comme le lieu ou le produit de rapports de force entre différents groupes ou classes (1.1) ; à telle enseigne que toute action pédagogique (de forme institutionnalisée ou non) ayant lieu au sein de ces rapports de force, relèvera d’un pouvoir établi sur la base de ces rapports de force. On lisait en effet en 1.1.3 :

       " Dans une formation sociale déterminée, l’action pédagogique que les rapports de force entre les groupes ou les classes constitutifs de cette formation sociale mettent en position dominante (…) est celle qui (…) correspond le plus complètement, quoique toujours de manière médiate, aux intérêts objectifs (…) des groupes ou classes dominants ".

      De là par exemple la proposition 2.1 :

       " En tant que pouvoir arbitraire d’imposition (…), l’autorité pédagogique, pouvoir de violence symbolique (…), renforce le pouvoir arbitraire qui la fonde et qu’elle dissimule. "

      Placées en tête d’un exposé qui prétend d’emblée, pour ses premiers éléments, à une validité sociologiquement universelle, c’est-à-dire qui prétend valoir pour toutes les formes de société et corrélativement pour toutes les formes d’action éducative (ou pédagogique), il est clair que ces propositions sont purement assertées. Il faut parler chez Bourdieu et Passeron d’un axiome de non-neutralité de l’action pédagogique à l’égard des rapports de force socialement institués, et même d’un axiome de fonctionnalité de l’action pédagogique autorisée à l’égard des rapports de domination socialement institués. Pour concevoir ou poser cet axiome, il n’est pas nécessaire de disposer d’emblée des concepts d’arbitraire culturel et de violence symbolique : en un sens, le concept de " violence symbolique " n’est qu’une expression substantive pour le fait fondamental ainsi désigné (cf. 1.1) ; et pour l’ " arbitraire culturel ", il se définira précisément par la manière déterminée dont la domination dont il s’agit se répercute ou se prolonge dans la sphère des significations (avec la constitution fonctionnelle de la culture d’un groupe ou d’une classe, cf. 1.2.2) ; la violence symbolique prise en un second sens (cf. 1.2) n’étant que l’inculcation, à travers l’action pédagogique, des significations ainsi sélectionnées comme seules significations légitimes. .
      Toutefois, dans l’hypothèse même où l’axiome de fonctionnalité apparaîtrait indiscutable, il pourra sembler que ce soit trop dire que de parler à titre général d’une délégation de l’autorité pédagogique par le groupe dominant. Une plus grande prudence en la matière aurait plutôt commandé de s’exprimer comme suit :

       " L’instance exerçant l’action pédagogique agit dans l’imposition d’un arbitraire culturel comme si elle était mandataire des groupes ou classes qui entendent conserver à travers lui le monopole de la légitimité. "

      Et de fait, le scolie de la proposition 2.3 (où se trouve posé le principe de cette délégation) apparaît étrangement embarrassé, avec ce glissement remarquable :

      " Parler de délégation d’autorité, c’est seulement nommer les conditions sociales de l’exercice d’une action pédagogique, i.e. la proximité entre l’arbitraire culturel imposé par cette action pédagogique et l’arbitraire culturel des groupes ou classes qui la subissent (n.s.). "

      Et les lignes suivantes ne laissent aucun doute à cet égard : la délégation, la même dont bénéficie le prophète, est opérée par les récepteurs, par les groupes ou classes auxquels il s’adresse. .
      Dans l’économie propre à cette doctrine, ce passage semble le premier où se trouve reconnue la part des destinataires directs de l’action pédagogique dans la constitution de l’autorité afférente. Cette reconnaissance est néanmoins timide et problématique, puisqu’elle donne à penser que lorsqu’une action pédagogique s’adresse à des groupes dominés, elle trouve de leur côté un consentement à la violence symbolique dont elle est porteuse ; et de fait, tout ce passage mériterait d’être examiné plus avant. Quoi qu’il en soit, dans cette axiomatique, l’autorité pédagogique ne relève que de manière tout apparente d’un fondement institutionnel ou intellectuel (dans un sens aussi large qu’on voudra) : son fondement est en réalité purement politique.

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      B. Qu’en est-il maintenant de l’autorité de l’enseignant dans son aspect personnel (en tant qu’elle n’est pas une pure illusion systémique) ? .
      Dans un système supposé fonctionner de manière parfaitement intégrée, un enseignant qui accomplit le minimum de son travail ne bénéficiera que de ce qu’on pourrait appeler l’autorité pédagogique de base. Toute addition à cette autorité de base relèvera donc en effet de sa propre détermination. Mais l’important tiendra ici à deux conditions conjointes : (a) ce supplément d’autorité se mesurera à l’efficacité avec laquelle cet enseignant servira le système dont il a reçu délégation ; (b) quoique ne tenant pas elle-même la pure et simple illusion, cette autorité personnelle se définira comme production d’illusion. Ce qui en effet n’est pas possible, c’est que l’agent investi d’une autorité pédagogique se présente lui-même (ni non plus qu’il se représente à lui-même) comme agent d’un arbitraire culturel, mandaté par certains groupes ou classes pour parachever un certain ordre social. De la sorte, l’autorité personnelle du professeur sera d’autant plus grande qu’il fera paraître plus libre une relation qui a pourtant ses lois d’airain. Le scolie de 2.1.2.1. évoque ainsi " une idéologie très répandue chez les professeurs ", qui les porte à " transmuer la relation de communication pédagogique en une rencontre élective entre le ‘maître’ et le ‘disciple’, i.e. à méconnaître dans leur pratique professionnelle ou à nier dans leur discours les conditions objectives de cette pratique ". Et celui de 4.2.2.1 (p. 83) :

       " Rien n’est mieux fait pour servir l’autorité de l’institution et de l’arbitraire culturel servi par l’institution que l’adhésion enchantée du maître et de l’élève à l’illusion d’une autorité et d’un message sans autre fondement ni origine que la personne du maître. "

      La figure du professeur charismatique, devant laquelle nous nous trouvons ici, fonctionne donc dans l’espace scolaire comme le comble de l’illusion. D’une part, ce charisme contribue à la valorisation institutionnelle d’une aisance qui est en fait toujours le propre des héritiers, toujours liée au capital culturel d’origine. D’autre part, la relation de l’élève à l’aisance du professeur est toujours une relation fascinée, portant à son comble le " malentendu pédagogique " : l’élève ou l’étudiant croit comprendre ce qu’en réalité il ne comprend pas. Mais si l’enseignant charismatique doit tirer de son charisme toutes sortes de bénéfices, cela ne signifie évidemment pas qu’il soit son propre maître : avec ces bénéfices, il ne cesse d’être " stipendié " par le système dont il parachève l’autorité. Et à la limite, il y a là de sa part une sorte d’usurpation, cf. le livre II, chap. II (Tradition lettrée et conservation sociale), p. 136 :

       " Le verbe magistral, attribut statutaire qui doit à l’institution la plupart de ses effets, puisqu’il ne saurait jamais être dissocié de la relation d’autorité scolaire où il se manifeste, peut apparaître comme qualité propre de la personne alors qu’il ne fait que détourner au profit du fonctionnaire un avantage de fonction. Le professeur traditionnel a pu abandonner l’hermine et la toge (…), il ne peut pas abdiquer sa protection ultime, l’usage professoral d’une langue professorale " (qui n’est donc précisément pas la sienne propre).

      Une semblable thématique se retrouvera à vingt ans de distance dans La Noblesse d’Etat (1989), évoquant ces " professionnels de l’enthousiasme scolaire " qui sont " capables de s’enflammer à heures fixes pour les topiques canoniques (sic) auxquels leur action oratoire donne des airs de nouveauté " (p. 131).

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      C. Ainsi, dans une analyse qui n’évoque nulle part aucune qualification effective du professeur ni aucun objet déterminé de l’action pédagogique, le savoir ne semble pouvoir prêter qu’à un usage sophistique, autrement dit de prestige (épidictique), impliquant la dissimulation des opérations et des fonctions réelles. Ce qui s’entendra avec la manière dont la section suivante caractérise le processus dans lequel s’intègre une " action pédagogique ", à savoir le travail pédagogique : ce travail, en tant que travail d’inculcation, est orienté vers la production de certains habitus (nul besoin de présenter ce grand concept de la sociologie de Bourdieu), habitus correspondant à l’intériorisation d’un certain arbitraire culturel (proposition 3). Le travail pédagogique agit ainsi à la manière d’une " force formatrice d’habitudes " (expression reprise de Panofsky), que l’on doit estimer " aussi efficace à terme que la contrainte physique " dont ce travail est un substitut (3.1.3.1 scolie). .
      Or, à l’exception du travail pédagogique " primaire ", qui est sans antécédent et a précisément pour fin l’inculcation d’un " habitus primaire ", tout travail pédagogique opère sur des habitus déjà constitués, avec en conséquence un rapport variable entre l’habitus de départ et l’habitus d’arrivée. Aussi bien peut-on dire (3.3.1.1) :

       " Un mode d’inculcation déterminé se caractérise (…) par la position qu’il occupe entre (1) le mode d’inculcation visant à opérer la substitution complète d’un habitus à un autre (conversion) et (2) le mode d’inculcation visant à confirmer purement et simplement l’habitus primaire (entretien ou renforcement). "

      Cependant (scolie, p. 60), le premier mode d’inculcation exigera naturellement un dispositif lourd, et en fait une institution totale (caserne, couvent, internat), tandis que le second peut parfaitement se satisfaire d’institutions fort libérales ou du moins en trompe-l’œil, c’est-à-dire se contentant " d’organiser, non sans ostentation et emphase, toutes les apparences d’un apprentissage réellement efficace (e.g. : E.N.A.) ". Il se trouve seulement que, dans le type de société auquel Bourdieu et Passeron se réfèrent en premier lieu (et qui correspond à la société française de l’après-guerre), la première forme de travail pédagogique (de conversion) semble avoir cédé presque entièrement la place à la seconde forme de ce travail (entretien et renforcement) ; travail dans lequel aucune transformation ou conversion subjective ou intellectuelle d’aucune sorte n’est inscrite au programme de l’action pédagogique. Non seulement donc les enseignants, et surtout les professeurs d’université, " s’adressent à un public idéalement défini par l’aptitude – qu’ils ne leur donnent pas – à recevoir ce qu’ils leur donnent " (p. 126); mais c’est de manière générale qu’on peut dire, semble-t-il, de l’enseignant de l’âge moderne, de " l’enseignant comme fonctionnaire d’un SE " (système d’enseignement institutionnalisé) que par opposition (webérienne) au prophète ou au créateur intellectuel, il " prêche un public de fidèles confirmés " (4.2.1. scolie 1, p. 79 ; sans doute la phrase du livre qui a le plus vieilli). .
      De la sorte, il n’y a pas d’action d’enseignement qui fasse autre chose que confirmer du déjà-là. Non pas que l’action pédagogique se borne, par les signes qu’elle émet et par ceux qu’elle exige, à appeler et à consacrer les élus (prédestinés). Cette action a encore une autre face, qui consiste à éliminer ceux qui ne sont pas dignes. Plus exactement, le jugement scolaire reconnaît trois classes : les incapables, que tout éloigne du discours du maître ; les progressants, c’est-à-dire les appliqués, dont les travaux sentent l’école ; les vrais élus, ceux qui maîtrisent d’emblée le style et la stratégie des prestations demandées. Toute l’action du système d’enseignement consiste au fond à renvoyer chacun à sa classe. Elle se résout donc en une opération de consécration positive ou négative  - l’opérateur de cette consécration étant la parole magistrale, en tant qu’elle place ses récepteurs à une distance variable, laquelle n’est pas faite pour être modifiée, mais au contraire pour être fixée, bien identifiée [2]. Cette opération, autrement dit, est en son fond une épreuve stylistique, dans laquelle le maître déploie un certain style, use de certains tours, dont ses auditeurs sont censés montrer qu’ils sont capables de les égaler, sans pour cela que les moyens réels de les égaler leur soient expressément fournis. .
      Maintenant, est-il certain que tous les enseignants soient destinés à se cantonner dans les fonctions que le système leur délègue ? N’y en a-t-il pas qui feront effort pour sortir de la dimension de l’illusion ou de la prestidigitation, et pour rendre leur enseignement plus effectif ? Sur ce point la réponse sera que sans doute il y en a, et qu’il y en a toujours eu, mais que (a) ils sont restés en petit nombre ; (b) le système s’arrange pour les neutraliser ; et (c) aucun n’a pu aller jusqu’au bout de sa propre résolution. .
      C’est ici que nous rencontrons le problème de la " pédagogie explicite " (ou " rationnelle "). .
      Dans sa fonction socialement sélective, le système d’enseignement roule en effet tout entier sur une pédagogie purement implicite. Une pédagogie explicite, c’est-à-dire authentiquement soucieuse de la réception des messages, serait donc de nature à servir de base à une nouvelle conception du métier d’enseignant. Cependant, que sera cette pédagogie ? " Une pédagogie parfaitement explicite ", est-il dit plus loin (livre II, chap. II, p. 160), sera capable, par une " explicitation continue et méthodique ", de " mettre en œuvre effectivement les principes logiquement impliqués dans l’affirmation de l’autonomie du mode proprement scolaire d’acquisition ". Mais il ne s’agit pas seulement ici d’obtenir, comme il était imaginé six ans plus tôt dans les Héritiers (p. 111), que les professeurs " vendent la mèche ". L’élaboration et la mise en œuvre de cette pédagogie apparaissent bien plutôt ici comme impliquant le plus haut degré de conceptualisation réflexive et la plus haute conscience de la complexité de la communication pédagogique. Ainsi avec le programme intimidant que résume une longue note de la p. 127 :

       " Cette pédagogie (…) supposerait l’institutionnalisation d’un contrôle continu de la réception exercé tant par les enseignants que par les enseignés ; (…) plus généralement, elle exigerait une prise en compte de toutes les caractéristiques sociales de la communication, et en particulier des présupposés inconscients que les enseignants et les enseignés doivent à leur milieu et à leur formation scolaire. " 

      Et il ne s’agit pas, avec elle, de privilégier telle ou telle pratique répertoriée. En effet,

       " c’est seulement dans le système complet des relations entre le contenu du message, son moment dans le processus d’apprentissage, les fonctions de la formation, les exigences externes pesant sur la communication (urgence ou loisir) et les caractéristiques morphologiques, sociales et scolaires du public ou du corps enseignant que se définit la productivité proprement pédagogique d’une technique. "

      Toutefois, de ce vaste programme de pédago-analyse, de ce projet d’une grande didactique générale, il ne faut pas seulement dire (3.3.3.5, scolie) qu’étant absolument contraire aux intérêts des classes dominantes, il ne saurait servir un jour de principe à une politique de l’éducation. Ce programme, dans lequel tout l’accent porte sur la pragmatique pédagogique plutôt que sur les objets ou aux contenus déterminés de l’enseignement, apparaît comme une affaire d’experts plutôt que d’enseignants pris individuellement. Aussi bien la dimension réfléchissante qu’il fallait reconnaître tout à l’heure à ce que nous avons nommé la Mathesis en est-elle manifestement absente.

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      5. Quoique unilatérale dans des proportions saisissantes, la critique politico-sociologique de l’autorité pédagogique synthétise un puissant mouvement historique de mise en question de la culture lettrée. .
      Je laisserai d’abord de côté le mal qu’on peut dire de cette analyse du point de vue méthodologique, avec le fait que les modalités de la reproduction des élites à travers le système français des grandes écoles semble ici pouvoir donner les clés d’une théorie générale des systèmes d’enseignement, ou que l’enseignement traditionnel de la littérature ou de la philosophie, avec le fort coefficient rhétorique qui semble en être indissociable, semble fournir le type ou l’épure de tout enseignement actuellement délivré. .
      Laissons cela et soulignons seulement le point suivant : cette critique de l’autorité pédagogique communique avec une critique plus générale de la distribution et du jeu constitutifs de la culture. Ce que démontre - toujours au sens de l’epideixis rhétorique - le professeur charismatique, c’est précisément la jouissance de la culture la plus valorisée (la culture légitime). Laquelle jouissance n’est pas procurée aux élèves en général, ni même aux meilleurs d’entre eux (selon l’évaluation scolaire) : elle plutôt demandée aux meilleurs pour qu’ils soient désignés comme tels et voient s’ouvrir devant eux les plus hautes portes du pouvoir social. Et il y a une bonne raison pour qu’elle leur soit demandée : elle les désigne pour exercer ce pouvoir, avec la responsabilité qui convient, y compris dans la dissimulation de l’être social lui-même. .
      De cette jouissance de la culture, il est indiqué par là - ce qui sera marqué plus fortement par les travaux ultérieurs de Bourdieu, notamment avec La Distinction (Critique sociale du jugement), 1979 - qu’elle ne peut être pure de toute dimension sociale. Non seulement elle implique sous une forme non explicite mais intériorisée (encore qu’elle ait ses formes concrètes) une certaine autorisation sociale, mais elle est à titre essentiel jouissance de cette autorisation, et généralement d’une position relative, d’un avantage symbolique détenu par rapport à d’autres. Cette jouissance est donc par définition destinée à rester réservée, quitte à ce qu’un certain nombre de drames se nouent autour de son accès. .
      Une première remarque à faire sur cette théorie de la distinction culturelle est qu’elle se distingue par principe d’un relativisme sociologique. Le fait premier n’est pas ici que chaque classe ou chaque groupe social possède sa culture propre, avec peut-être une tendance impérialiste particulièrement marquée de la part des groupes dominants. Le fait premier est plutôt ici celui de rapports de dominations internes à la sphère symbolique, avec quoi un ensemble déterminé de pratiques et de références se voit attribuer le monopole de la légitimité. Les énoncés qu’on trouvera dans La Distinction à propos de la " culture moyenne " (celle des classes moyennes) et de la ou des supposées " cultures populaires " témoignent sans ambiguité de cette réalité monopolistique. En effet (p. 370-371),

       " La culture moyenne doit une part de son charme, aux yeux des membres des classes moyennes qui en sont les destinataires privilégiés, aux références à la culture légitime qu’elle enferme et qui inclinent et autorisent à la confondre avec elle ",

      selon un processus que Bourdieu appelle l’allodoxie culturelle, " hétérodoxie vécue dans l’illusion de l’orthodoxie ". Quant à " ceux qui croient en l’existence d’une ‘culture populaire’, (…) véritable alliance de mots à travers laquelle on impose, qu’on le veuille ou non, la définition dominante de la culture " (p. 459),

       " <ils> doivent s’attendre à ne trouver, s’ils vont y voir, que les fragments épars d’une culture savante plus ou moins ancienne <comme les savoirs ‘médicaux’>, sélectionnés et réinterprétés en fonction de l’habitus de classe (…) et non la contre-culture qu’ils appellent, culture réellement dressée contre la culture dominante, <et> sciemment revendiquée comme symbole de statut ou profession d’existence séparée ".

      Si, comme il va de soi, " la culture est un enjeu " (p. 279), et " un enjeu qui, comme tous les enjeux sociaux, suppose et impose à la fois qu’on entre dans le jeu et qu’on se prenne au jeu " (ibid.), si donc il n’y a de démonstration de culture que dans une certaine jouissance, la culture au sens le plus strict restera l’apanage des classes dominantes. .
      Néanmoins, cette critique sociale de la culture ne peut manquer d’apparaître, dans sa diffusion qui a été très importante, comme un encouragement apporté au relativisme ; et cela dans la mesure où l’analyse des habitus culturels dominants et de leurs modes de reproduction s’arrête – wittgensteiniennement – au relevé des jeux de langage qui ont cours s’agissant des objets culturels, sans jamais se hasarder à déterminer sur quelle base réelle les pratiques, objets et références constituant la culture légitime ont été sélectionnés. Chez un auteur auquel Bourdieu aurait dû en bonne logique confronter ses propres vues, mais à l’œuvre de qui je n’ai trouvé chez lui que deux références lapidaires et réjectives – Thorstein Veblen, l’auteur de la Théorie de la classe de loisir (Theory of the Leisure Class, 1899) -, on trouvait du moins un essai pour fonder l’appréciation esthétique, entre autres facteurs, sur le travail manifestement incorporé à l’objet (cf. le réjouissant chapitre intitulé " les règles pécuniaires du bon goût ", trad. fr. , Gallimard, p. 77-109). Chez Bourdieu en revanche, conformément aux premières propositions de La Reproduction, les éléments constitutifs de la culture légitime restent comme tels frappés du sceau de l’arbitraire. De là ce résultat malgré tout proche de celui des idéologies relativistes, avec la remarquable fortune d’une théorie dont on a surtout retenu l’aspect purement dénonciateur, et les conséquences catastrophiques de l’adoption d’une vulgate qui a fait renoncer à tout exercice positif du jugement, au profit exclusif de la culture d’une forme vide de la suspicion. Du jugement esthétique, de l’affirmation ou de la reconduction d’une hiérarchie quelconque, on suppose ici qu’ils dissimulent nécessairement quelque chose (une certaine visée pragmatique), ce qui sera tout aussi bien le cas de l’auteur ou de l’artiste lui-même dans la manière dont il propose son œuvre et en agence les différents moments ; et cette visée dissimulée paraîtra ici suffire à justifier la défiance et la réjection [3]. (On peut parler ici de relativisme en rapport avec la dimension fonctionnelle dans laquelle paraît devoir s’épuiser toute composition signifiante ou symbolique ; toutefois, en termes de valeur, c’est assurément plutôt celui de nihilisme qui s’imposerait.) .
      Mais en second lieu, je voudrais le souligner ici comme j’ai eu l’occasion de le faire ailleurs [4]: la fortune de cette théorie n’aurait pas été telle si sa définition de l’habitus culturel dominant n’avait concentré en elle-même des thèmes largement constitutifs d’une partie de la tradition européenne. Il ne faut pas seulement parler ici de la représentation marxiste d’une domination sociale qui, pour se fonder et se consolider, doit investir la sphère de la culture et des représentations. Il faut également évoquer un fonds d’anthropologie morale dont la constitution remonte au moins à saint Augustin, avec des éléments hérités d’un côté de saint Paul et de l’autre de Platon ; fonds qui s’est largement communiqué à l’âge classique, où sa réélaboration a été particulièrement assumée dans le milieu janséniste (avec les doctrines de l’amour-propre de P. Nicole et de La Rochefoucauld), mais aussi et d’abord chez Hobbes, avant de venir alimenter la grande critique rousseauiste de la civilisation urbaine. L’extension originaire de la compétition sociale à la sphère du savoir et des prestations symboliques ; l’usage essentiellement équivoque des techniques ou compétences afférentes ; le réinvestissement des passions communes dans les sphères d’activité les plus réservées ; les déguisements d’un amour-propre qui va jusqu’à se nourrir des apparences d’un désintéressement absolu ; la tendance des gens cultivés à mesurer leur propre valeur à celle des objets qu’ils fréquentent ; la manière grotesque dont ils sont enclins à se prendre eux-mêmes pour des œuvres d’art ; la jouissance indiscrète et ridicule qui se communique dans les dialogues d’initiés, et la cuirasse d’insensibilité qui va instamment de pair avec le plus haut degré de raffinement – tout cela aura été décrit de longue date et de la plus admirable façon. De cette anthropologie, la théorie de Bourdieu fournit une manière de traduction formelle qui néanmoins, en renonçant à décrire l’expérience concrète des objets, renonce à sonder le fond des cœurs ou même à se prononcer sur son insondabilité. Mais en cela encore, dans une société dite démocratique, où le fait est que de puissantes passions s’exercent contre toute espèce de différenciation des conditions éthiques, cette théorie ne pouvait manquer d’entrer en faveur, non pas telle quelle (elle est trop indigeste), mais du moins dans son inspiration directrice.

      6. Il ne sera possible de répondre à la critique de la culture qu’en se situant sur le plan des nécessités objectives de l’enseignement. .
      Il y a évidemment beaucoup à objecter, sur tous les plans, à la théorie ici évoquée, avec notamment deux points qui viendront en tête de plusieurs autres :

      a) A propos du premier axiome (axiome 0) de la partie formalisée de La Reproduction (axiome portant sur le " pouvoir de violence symbolique " comme " ajout<ant> sa force propre aux rapports de force qui le fondent "), on lit (scolie 1) :

       " Refuser cet axiome qui énonce simultanément l’autonomie et la dépendance relative des rapports symboliques à l’égard des rapports de force reviendrait à nier la possibilité d’une science sociologique ".

      Outre que le primat semble devoir ici revenir à la dépendance par rapport à l’autonomie, c’est donc tout à fait a priori et sans autre justification que l’homo sociologicus apparaît comme le sujet d’un certain positionnement dont la logique prime sur tout, y compris sur la pure expérience (dont il semble pourtant que Bourdieu se soit précocement préoccupé, ayant consacré ses premiers travaux à la préparation d’un livre sur la phénoménologie de la vie affective et l’expérience temporelle : cf. Réponses, Seuil, 1992, p. 125).

      b) On lira typiquement dans La Noblesse d’Etat, p. 163 :

       " On ne peut penser réellement l’institution scolaire sans opérer une véritable conversion de la vision que cette institution parvient à imposer d’elle-même par la logique de son fonctionnement (…). Là où l’on a accoutumé de voir une entreprise rationnelle de formation, sanctionnant par des brevets de qualification technique l’acquisition de compétences multiples et spécialisées, il faut apercevoir aussi, en filigrane (n.s.), une instance de consécration qui (…) contribue, pour une part sans cesse croissante, à la reproduction des compétences sociales, c’est-à-dire des capacités légalement reconnues d’exercice des pouvoir " ;

      On peut néanmoins se demander, d’après ce passage comme d’après des dizaines d’autres, ce que devient, dans l’appréhension sociologique, ce travail effectif de formation par rapport auquel les mécanismes de consécration ne s’appréhendent d’abord qu’ " en filigrane ". Sans doute faut-il ici compter avec la terrible proposition de La Reproduction (2.3. scolie, p. 40), proposition qui suffit à inscrire la présente théorie au plus loin de tout spinozisme authentique, et qui contient sans doute le fin mot de tout ceci et la thèse négative par excellence à laquelle il convient de se mesurer :

       " Il n’y a pas de ‘force intrinsèque de l’idée vraie’ ".

      Mais précisément, on se tromperait à tous égards, et théoriquement et pragmatiquement, en imaginant que pour répondre à Bourdieu, ou a fortiori pour sortir du moment Bourdieu, il suffirait de remettre l’accent soit sur la valeur transcendante des œuvres ou de l’expérience des œuvres, sur les biens inestimables auxquels la haute culture donne accès, soit sur la positivité, la dignité intrinsèque et l’utilité du savoir (ces dernières choses n’ayant jamais été en question). Il convient en effet d’y insister : il y a dans la critique sociale de la culture un élément de vérité irrécusable, et cet élément de vérité condamne toute apologie de la vie cultivée à ne prêcher que les convaincus et à paraître odieuse et ridicule aux autres. .
      Le seul fil auquel on puisse ici envisager de s’accrocher n’est donc ni rhétorique ni même théorique ou démonstratif : il est plutôt expérientiel, et coïncide, je crois, avec celui même de l’enseignement. S’il y a dans l’ordre de l’enseignement, et plus précisément de l’enseignement comme présentation des choses ou des relations entre les choses, des nécessités et des opportunités objectives, alors une exploration à la fois minutieuse et précautionneuse de ces nécessités – exploration qu’il faudrait dire " philosophique " au sens où tout ce qui est pensé soigneusement est pensé philosophiquement – ne peut pas manquer d’aboutir à la reconstitution d’une riche cartographie dans laquelle divers monuments (ici encore au sens le plus large) apparaîtront pourvus de notables différences de signification. Or ce phénomène n’est autre que celui de la culture au sens objectif. Et la Mathesis dont il était question tout à l’heure comme objet de la préoccupation du bon professeur n’est elle-même que la culture dont relève un certain savoir, prise par le côté objectif, où par définition l’intérêt personnel n’intervient pas (ce qui ne veut pas dire que la forme et le processus en soient purement impersonnels). .
      C’est pourquoi, entre la tâche de reconstruire, ou plutôt de construire à nouveaux frais, un concept de la culture qui l’affranchisse d’un certain nombre d’idéalisations et celle de rouvrir intellectuellement (philosophiquement) le jeu pédagogique, je ne suis pas sûr qu’il y en ait une qui puisse précéder l’autre. Peut-être faudrait-il dire plutôt, en style de slogan, que la reconstruction de la culture sera pratique (pédagogique) ou ne sera pas. .
      Ce double projet prêtera certes immédiatement à deux ou trois questions. .
      L’une d’entre elles consiste à savoir si construire un concept de la culture affranchi des idéalisations ne revient pas à ruiner ce qu’on a évoqué plus haut comme l’idéalisme constitutif d’un enseignement dynamique. A cette question il faut répondre par la négative. Supposé que le projet d’un enseignement dynamique consiste à constituer (et non pas simplement transmettre, comme on le dit trop souvent et fort imprudemment) une certaine culture chez ces destinataires, l’idée de cette culture (considérée d’un point de vue objectif ou substantiel) ne se confondra pas encore avec un idéal de culture (considéré d’un point de vue subjectif et normatif) ; et l’une impliquera encore bien moins que l’autre une idéalisation du bénéfice associé à cette culture et de la transformation subjective correspondante. .
      Une autre question consiste à savoir si, entre une entreprise de nature pédagogique (dont les limites sont en principe dictées par la considération des conditions et des destinataires de tel ou tel enseignement) et une reconstruction d’espèce philosophique portant sur un univers entier (celui des données culturelles ou symboliques de toutes espèces), on ne doit pas en rester à l’évidence d’une considérable disproportion. Disons donc que le processus dont il s’agit sera nécessairement double. D’un côté, la reconstruction des savoirs scolaires, mis en pièces chez nous par des décennies de tensions, de modes et d’innovations divergentes, apparaîtra, en tant qu’elle passe par la rédaction de nouveaux programmes, comme une tâche urgente mais nécessairement à certains égards limitée. D’un autre côté, cependant, la question de savoir ce qui demande à être enseigné et de quelle manière mettre en relief ce qui demande à l’être (c’est-à-dire moyennant quelle présentation des arrière-plans et des horizons) se pose de manière tout à fait générale et libre, dans toutes les occasions qui relèvent du " travail pédagogique " dans son concept bourdieusien. Elle demande donc à être cultivée générale et et librement, par tous ceux qu’intéresse l’idée d’un enseignement bien articulé et intellectuellement dynamique (autrement dit philosophiquement pertinent). .
      Enfin, supposé qu’il puisse théoriquement en être ainsi, une ultime question sera de savoir si la société le supportera – société dans laquelle on pourra dire, comme Marcel Gauchet dans son exposé de novembre, que les savoirs positifs ont remporté une victoire à la Pyrrhus, devenant après leur triomphe un simple ensemble de " prothèses techniques " supposées être à la disposition des acteurs et se conserver en dehors d’eux, sans que " l’individu ait aucun besoin des savoirs pour s’instituer ". C’est une autre question, qui se confond, me semble-t-il, largement avec celle du pouvoir de certaines représentations. Le plus important en première instance reste toutefois que ce pouvoir, si considérable soit-il, n’aille pas jusqu’à rendre impraticable tout travail dans la direction évoquée.


Denis Kambouchner

[La conférence enregistrée est disponible sur le site "Diffusion des savoirs de l'École normale supérieure", avec la discussion qui a suivi.]

1. Ceci bien sûr dans la mesure où l’on admet que le professeur doit savoir quelque chose de ce qu’il enseigne. Dans un ouvrage à tous égards original, Le maître ignorant (Fayard, 1987 ; rééd. 10/18, 2004), Jacques Rancière a proposé une sorte d’apologie de Joseph Jacotot (1770-1840), à qui l’on doit l’invention, au début du XIXème siècle, de l’" enseignement universel ", dont le principe est résumé comme suit : " on peut enseigner ce qu’on ignore si l’on émancipe l’élève, c’est-à-dire si on le contraint à user de sa propre intelligence. (…) L’ignorant apprendra seul ce que le maître ignore si le maître croit qu’il le peut et l’oblige à actualiser sa capacité " (p. 29). Avec des formules plus radicales encore que celles que nous trouverons sous la plume de Bourdieu et Passeron, cette apologie rencontre toutefois des limites évidentes. Dans sa première expérience du genre, visant à apprendre le français à des étudiants flamands à partir d’une édition bilingue du Télémaque, Jacotot laisse ses étudiants " seuls avec le texte de Fénelon, une traduction, et leur volonté d’apprendre le français " (p. 19, n. s.). D’autre part, " aucun gouvernement (…), aucune école ni aucune institution n’émancipera <dans le sens indiqué> une seule personne. (…) Jacotot était un maître (souligné dans le texte) et non un chef d’institution. L’enseignement universel appartient aux familles (n.s.) et le mieux que pourrait faire pour sa propagation un souverain éclairé serait de protéger de son autorité la libre circulation du bienfait " (p. 169-170), etc.
2. Le paradoxe a été radicalisé par J. Rancière au titre de l’explication : " Expliquer quelque chose à quelqu’un, c’est d’abord lui démontrer qu’il ne peut pas le comprendre par lui-même. Avant d’être l’acte du pédagogue, l’explication est le mythe de la pédagogie, la parabole d’un monde divisé en esprits savants et esprits ignorants, esprits mûrs et immatures, capables et incapables, intelligents et bêtes. Le tour propre à l’explicateur consiste en ce double geste inaugural. D’une part, il décrète le commencement absolu : c’est maintenant seulement que va commencer l’acte d’apprendre. D’autre part, sur toutes les choses à apprendre, il jette ce voile de l’ignorance qu’il se charge lui-même de lever " (Le maître ignorant, p. 15-16).
3. Sur l’institution de cette défiance comme norme de la pratique scolaire des textes, cf. Danièle Sallenave, " ‘L’auteur prétend que…’ : genèse d’une formule, ravages d’une méthode ", in Michel Jarrety (éd.), Propositions pour les enseignements littéraires, PUF, 2000, p. 77-90.
4. " La culture ", in Notions de philosophie, Folio, 1995, t. III, p. 507-543.

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