CPGE : on respire, mais pour combien de temps ?


Face au déferlement d'instructions de plus en plus autoritaires, de documents d'accompagnement comminatoires, de pseudo-pédagogies imposées et de pratiques corsetées dans le modèle unique d'un constructivisme omniprésent, il est réconfortant de constater qu'il reste encore (mais pour combien de temps ?) sur la terre un endroit écarté où d'enseigner véritablement on ait la liberté : les classes de CPGE en général, et les CPGE littéraires en particulier. Petit fragment d'un paradis où le travail en séquences n'est ni l'alpha ni l'oméga, où la production d'un descriptif des travaux effectués n'est pas à l'ordre du jour, où la méthode inductive est reléguée à sa juste place, c'est-à-dire aux oubliettes de la didactique, bref, où les "savoirs savants" sont au centre du projet et l'étudiant présent pour travailler. Est-ce à dire (et les pédagos de frémir…) qu'on y donne encore de rédhibitoires … cours magistraux, ou, à peine moins condamnables, des cours dialogués ? Oui messieurs-dames, et de grand cœur, pour le plus grand bonheur des enseignants mais aussi et surtout celui des enseignés, qui ont enfin l'impression qu'on leur fournit de quoi se nourrir.

Disons-le tout de suite, ce n'est pas seulement parce qu'il y a une bonne cinquantaine de préparationnaires par classe que ces méthodes dites d'un autre âge sont mises en œuvre : l'objectif unique d'une prépa, comme son nom l'indique, est de préparer aux concours des ENS et aux épreuves exigeantes qu'ils imposent à des étudiants de moins en moins susceptibles, au sortir des années-lycée, d'affronter une véritable dissertation (et non du bavardage creux sur un vague corpus) ou une authentique étude stylistique et littéraire, sans aucun rapport avec le prétendu "commentaire composé" de l'EAF.

Nous entendons déjà le chœur des apparatchiks de la pédagogie dominante : les CPGE seraient des ghettos de "très bons élèves", pour ne pas dire d'"héritiers", avec qui il est facile de travailler comme il y a trente ou quarante ans. Nous nous permettrons une objection, et de taille : grâce aux efforts conjugués de M.M. Jospin, Meirieu et autres que nous ne nommerons pas par pure charité, le nombre de "très bons élèves" s'est réduit comme une peau de chagrin. Il est à présent possible, et c'est tant mieux, à des lycéens "moyen-plus" d'intégrer une prépa de base – c'est-à-dire hors du secteur de la Montagne Ste-Geneviève.

Bien sûr, ils vont souffrir, -- et les meilleurs aussi, parce que même les meilleurs, les mentions TB au Baccalauréat, les lauréats du concours général ou du prix Donat, les anciens des classes Euro-Allemand, ont tellement de lacunes à combler que seul l'entraînement de champion olympique que, mutatis mutandis, proposent hypokhâgne et khâgne, est à même, au bout de deux ans, de les propulser, pas forcément au niveau du concours, mais à celui qui devrait être la norme pour un étudiant de L2. La preuve en est que ceux qui n'ont pas "intégré" se retrouvent en L3 à l'Université, d'abord vaguement inquiets pour eux-mêmes, et rapidement affolés d'entendre et de lire leurs condisciples, qui les considèrent un peu comme des OVNI parce qu'ils sont un tant soit peu cultivés et maîtrisent correctement la langue…

Deux ou trois ans en CPGE permettent à nos étudiants, et ce n'est pas mince, d'apprendre à écrire : calculons rapidement que huit dissertations annuelles pour les quatre matières du tronc commun (français, philosophie, histoire, géographie), donnent au bout de deux années scolaires le respectable total de soixante-quatre, et que, contrairement à ce que nous martèlent les didacticiens fous, c'est en écrivant qu'on devient écrivon. Quant à la pratique intensive de la version, en langue vivante comme en langue ancienne, elle demeure, jusqu'à plus ample informé, une des meilleures voies pour maîtriser un français correct. Bref, la "méthode prépa" est simple comme bonjour : elle consiste pour le professeur à travailler et à faire travailler. Évidemment, c'est plus fatigant pour l'enseignant que d'encadrer un TPE, et pour l'enseigné que de bricoler du copier-coller en rêvassant devant son ordinateur. Mais c'est aussi beaucoup plus gratifiant pour les deux.

Deux ou trois ans en CPGE permettent aussi aux préparationnaires de combler leurs lacunes en culture générale - - et pas seulement en lettres, même si c'est sans doute dans ce domaine où les carences s'expriment de la plus cruelle façon : deux ans de programmes genréregistres du docteur Viala, d'explications de texte qui n'en sont pas et de sujets d'invention insipides, éventuellement suivis, pour ceux qui viennent des séries L, d'une année à tenter d'étudier, à toute allure, des œuvres trop ambitieuses pour qui ne sait pas lire, (c'est à dire la majorité d'entre eux), ont laissé cerveaux et mémoires en friche : des périodes entières de la littérature ne sont pour eux au mieux qu'un nom, au pire …rien du tout. La plupart n'ont jamais étudié une comédie ou une tragédie classique. Ne parlons pas de l'orthographe, souvent aléatoire même dans les bonnes copies, de l'expression, amphigourique ou misérable, qui se sent dans tous les cas d'un manque réel de pratique, et de l'ignorance vertigineuse de tout ce qui est grammaire : distinguer un adjectif d'un pronom pose problème, même à la tête de classe.

Comprenons-nous bien : nous ne sommes pas en train de déplorer la perte du bon vieux temps et de l'époque, qui n'a sans doute jamais existé sauf dans quelques grands lycées parisiens, où les hypokhâgneux étaient capables, au bout de quelques mois, de se présenter au CAPES. Nous nous bornons à dénoncer les ravages provoqués par les "nouveaux programmes" de lettres, et à constater que notre pédagogie directive, rigoureuse, exigeante sur les contenus, sans concession dans la maîtrise de l'écrit, centrée sur les savoirs et les méthodes à acquérir pour réussir les épreuves du concours, basée sur des exercices répétitifs voire austères, peut permettre à des lycéens pourtant mal préparés de parvenir à un niveau tout à fait honorable.

Certes, ils sont motivés, même en difficulté. Mais surtout, et c'est chaque année ce qui nous frappe, ils ont faim. Ils ont envie d'apprendre. Comme ils sont pour la plupart intelligents, sensibles et fins, ils ne tardent pas à comprendre que le lycée les a menés en bateau, non pas les collègues, qui n'ont fait qu'appliquer les instructions, mais les instructions officielles, justement, des docteurs Folamour de la pédagogie. Quand, au bout de trois mois, une de vos hypokhâgneuses vient vous expliquer, et avec le sourire, qu'après avoir relu ses copies de terminale elle trouve, a posteriori, qu'elles "ne valaient pas un clou", il faut tout de même se poser quelques questions.

Deux ou trois années de prépa sont donc de surcroît l'occasion, pour des étudiants moyens, parfaitement lucides sur leurs faibles chances d'intégrer une ENS, de se "remettre à niveau" pour affronter la suite de leurs études et se présenter au CAPES et/ou à l'agrégation dans les meilleures conditions possibles. On peut parler, très sérieusement, d'une fonction sociale de l'année d'hypokhâgne, qui, de plus en plus, joue le rôle d' une gigantesque remédiation, comme disent les khuistres, ou d'une propédeutique – où l'on enseigne, enfin, ce qui aurait dû être maîtrisé depuis des années.

Pauvres petits ? Nous ne leur avons pas demandé l'impossible, nous les avons seulement fait beaucoup travailler ; nous leur avons transmis, sans honte et même avec fierté, beaucoup de ces "savoirs savants" tellement dénoncés par des didacticiens ignares, nous leur avons imposé des méthodes de travail contraignantes, nous les avons obligés à écrire, à parler, à construire leurs argumentations, à approfondir leur réflexion, à apprendre leurs leçons, à rendre leurs devoirs à temps, à ne pas parler pour ne rien dire, à ne pas se payer de mots. Nous en avons fait des érudits et pas de faux savants. Nous les avons simplement préparés aux concours et construit notre progression en fonction des impératifs des ENS, et non d'instructions officielles plus ou moins vaseuses se réclamant de quelque constructivisme fumeux. Nous avons mis les savoirs au centre du projet, et toujours tenu la barre très haut.

Les étudiants en ont "bavé" avec nous, certes, il y eut parfois voire souvent des pleurs et des grincements de dents, de la révolte, du découragement … mais expliquez-nous pourquoi, quand nous avons le bonheur de les revoir quelques années plus tard, ces jeunes gens et ces jeunes filles nous expliquent tous, les yeux brillants, que ces années de CPGE ont été les plus belles de leur vie ?


Françoise Guichard

09/2006