L’éducation et la démocratie

Extrait de
Pascal Couchepin. Je crois à l’action politique. Entretiens avec Jean Romain
L’Age d’Homme, Lausanne, 2002, pp. 113 à 119


6. L’éducation et la démocratie

J.R. La démocratie étant un système politique exigeant, la marche d’un monde souvent chaotique, le progrès pour être géré et digéré sans désarroi réclame des citoyens plus d’éducation, plus de maîtrise de leurs passions, plus de connaissances générales qu’un autre système puisque ces citoyens sont amenés à participer concrètement à l’évolution du pays. Ils sont à la base de décisions importantes et vous avez vous-même parlé d’utopie démocratique pour souligner à quel point la confiance en un homme éduqué était centrale. Or on a vu que la maîtrise des progrès techniques demande de la part des gens une réflexion plus nourrie, une culture plus solide. C’est le rôle de l’école d’assurer cette culture de base à tous les enfants.

P.C. Progrès, démocratie et éducation sont liés. Certains y ajoutent encore la justice sociale, car sans elle la démocratie périclite. La manière de réaliser cet équilibre, c’est une forme d’éducation accessible à tous. Or la confusion a été de penser qu’une éducation accessible à tous équivalait au droit de chacun à un diplôme, et si on n’arrivait pas à donner à chacun le diplôme, on interdit le redoublement et on supprime les notes. Cela me paraît erroné.

Est indispensable, une école qui donne des chances à chacun en fonction de ses moyens. Une élite doit être issue des écoles, mais ce n’est pas une élite organisée en classe sociale, mais une élite intellectuelle et républicaine.

J.R. Le droit aux études n’est pas le droit à la réussite ni le droit au diplôme.

P.C. C’est cela même. On a fait de l’école une sorte de champ d’expérimentation pour innovations pédagogiques et cela a augmenté la confusion. Mais je suis aussi convaincu que le progrès pédagogique existe et que de bonnes choses sont apparues au cours des recherches de ces deux décennies, en ce qui concerne les méthodes. Simplement on ne peut pas confier l’école à un petit groupe de gens qui sont à la pointe d’une certaine réflexion pédagogique et qui décident d’utiliser l’école comme un laboratoire de leurs théories. En politique, si vous vous mettiez à confier des sociétés à des politiciens qui entendent faire des expériences de pointe, on aboutirait probablement au chaos.

Il ne faut pas confier l’avenir de l’école à ces petits groupes de pilotage. L’école doit évoluer en permanence mais pas être réformée en permanence.

J.R. Qu’est-ce qui, selon vous, est fondamental à enseigner à l’école ?

P.C. Notre école doit permettre aux jeunes — outre bien sûr d’apprendre les savoirs essentiels comme lire, écrire et compter — de comprendre notre monde, de se situer dans ce monde complexe et de pouvoir connaître suffisamment de choses et de manière raisonnablement approfondie pour pouvoir agir sur lui. De plus, un des rôles de l’école est d’assurer l’autonomie des jeunes de façon à ce qu’ils puissent entrer le mieux armés possible dans le monde compétitif qui est le nôtre. Je crois à cette colonne vertébrale individuelle.

J.R. Comprendre notre monde, n’est-ce pas d’abord comprendre le comment et le pourquoi nous en sommes à ce point de l’histoire ?

P.C. Effectivement, l’histoire est une discipline essentielle à l’école : la culture historique est centrale parce qu’elle met en place la structure temporelle des événements et apporte les repères si nécessaires. L’histoire est d’autant plus importante que le rôle de la télévision est devenu plus considérable pour les jeunes, car les médias brisent la continuité temporelle en proposant des émissions qui se réfèrent à des époques différentes. En une seule soirée, par exemple, vous pouvez enjamber les époques : du journal télévisé, on passe sans transition à un film sur le siècle passé, puis à un documentaire sur une autre époque. Et ainsi de suite, sans chronologie.

Il s’agit, pour nos jeunes, de retrouver un ordre et de ne pas juger de tout en fonction des notions du moment. Leur faire comprendre qu’on ne peut transposer dans l’histoire des conceptions, par exemple éthiques, propres à notre vision actuelle. Nous ne sommes pas cette société parfaite qui pourrait juger le passé du haut de sa science. L’histoire permet de retrouver une perspective, et notre " bougisme " actuel ne doit pas tromper les jeunes auxquels il faut donner une conscience historique. Je suis assez inquiet de constater combien nos jeunes sont ancrés dans l’immédiateté. L’histoire doit être enseignée à tous parce qu’elle donne le sens de la juste distance.

Mais cette discipline a souvent pâti de l’utilitarisme. Comme l’histoire n’est pas immédiatement utilisable, on l’a souvent négligée et cela a fécondé une sorte d’analphabétisme historique. On l’a un peu mise de côté, du moins dans la tête des élèves, parce que plus on est jeune, plus une vision du temps est malaisée. Les jeunes élèves n’aiment pas spontanément l’histoire, ils jugent le passé peu attirant. C’est normal à un certain âge, mais plus tard cela devient inquiétant.

L’effondrement de l’idée de progrès, au sens politique et philosophie du terme, rend également l’histoire moins séduisante. Si on ne croit plus au progrès, à quoi cela sert-il de tirer les leçons des expériences passées pour bâtir un pays. Je pense que l’étude de l’histoire est en partie liée à la notion de progrès et, si on perd la confiance en l’avenir, on ne voit plus que vaguement la nécessité d’étudier le passé. Dans le lointain passé, on étudiait l’histoire afin d’imiter les anciens ; aujourd’hui, je crois qu’elle est encore plus nécessaire pour regarder l’avenir.

J.R. Enseignement de l’histoire, enseignement des lettres, enseignement des savoirs de base : au fond, on appelait cela l’humanisme. Cet humanisme n’est-il pas nécessaire pour pouvoir se situer dans notre monde inhumain par certains aspects?

P.C. Je crois qu’on a besoin de cet humanisme pour pouvoir interpréter les événements actuels en fonction d’une conviction personnelle qui dépasse les événements en cours. La culture est le fait de posséder des références qui permettent d’intégrer l’évolution, les changements, sans perdre pour autant les repères.

Néanmoins, lorsque j’entends parler de défense de l’humanisme classique je crains toujours un peu qu’on en fasse une arme de lutte contre les progrès scientifiques et qu’on prône par ce biais une sorte d’immobilisme. J’ai lu avec jubilation L’âme désarmée d’Allan Bloom, jusqu’au moment où j’ai eu le sentiment qu’il y avait un intérêt corporatiste à défendre, contre ce qu’on appelle les sciences dures, l’humanisme classique et philosophique. Les intérêts corporatistes des humanistes existent. Dire cela n’est pas compromettre la défense de l’humanisme à l’école et ailleurs.

J.R. Il y a eu plusieurs formes d’humanisme. Tout humanisme ne se réduit pas au classicisme de l’antiquité gréco-romaine. Il existe un humanisme médiéval, un humanisme des Lumières, un humanisme scientifique. On ne peut sans autre transporter une période de l’histoire antique dans notre monde, mais il demeure qu’il y a aujourd’hui place pour un nouvel humanisme et non pas pour un retour pur et simple à l’humanisme classique.

P.C. Eh bien, L’Âme désarmée m’aurait encore plus convaincu si cet essai avait été écrit par un scientifique, porteur de la modernité la plus incontestable ! Un humaniste d’aujourd’hui devrait avoir le goût de la science et celui de comprendre les grands enjeux de la science moderne.

J.R. Mais l’école d’aujourd’hui affiche une tendance, notamment dans les HES, à former les jeunes aux techniques du management, de la gestion, au détriment des connaissances essentielles. C’est une erreur manifeste. Par ailleurs, l’accent mis sur le savoir-faire accentue la dilution du savoir tout court.

P.C. C’est surtout au niveau de la formation primaire et de la formation secondaire que l’accent sur l’humanisme moderne devrait être placé. Acquérir des connaissances et aussi acquérir le goût de poursuivre l’étude, voilà ce qu’il faudrait dans l’idéal. Non seulement on n’a pas fini d’étudier lorsqu’on a obtenu un diplôme mais encore on n’a pas fini de se poser des questions. À ce propos, l’école doit se demander si elle a été efficace, si elle est capable d’attiser chez tous les élèves le désir de continuer à lire, à discuter, à comprendre, à s’interroger.

Le but de la culture générale est de créer la faille du désir qui pousse à approfondir ce qu’on sait, à élargir son horizon.

J.R. Enfin tous les élèves ne veulent pas nécessairement être curieux, s’ouvrir au savoir, se lancer dans des interrogations difficiles, élargir leur horizon ! Ils sont, pour la plupart, en désarroi face à ce monde violent, injuste souvent, toujours malaisé à comprendre. D’autres n’imaginent même pas qu’il y a des connaissances qui leur manquent, alors la faille du désir est un vœu pieux !

P.C. Je ne suis pas pédagogue, mais je sais la difficulté des professeurs dans leur classe qui doivent non seulement faire passer un programme mais aussi transmettre le goût d’apprendre et le plaisir de savoir. Les meilleurs pédagogues me semblent ceux qui n’ont jamais renoncé à cet idéal qui consisterait à entraîner toute la classe vers le désir d’apprendre.

Il faut reconnaître que les pédagogues assurent une des fonctions les plus importantes de la société puisqu’ils préparent la société de demain, qu’ils éduquent en même temps qu’ils instruisent, qu’ils doivent suppléer souvent aux manquements des familles. On leur demande beaucoup et l’école est invitée à combler bien des lacunes. En même temps, ces dernières années, les professeurs ont perdu une partie de leur prestige : le savoir passe aujourd’hui par d’autres canaux que ceux de l’école, l’instituteur ne domine plus tout le champ du savoir comme naguère, il a terni son aura, à cela s’ajoute une sérieuse crise de l’autorité, le statut de fonctionnaire n’a plus été reconnu de la même façon qu’auparavant, il y a des réformes de ce statut, on parle de salaire au mérite, etc.

Mais aujourd’hui de nombreux enseignants montrent ouvertement leur désaccord avec un système scolaire qui n’est pas particulièrement performant. Loin s’en faut ! Ils veulent redéfinir la mission de l’école, voire la philosophie de l’enseignement, ils n’entendent pas se contenter d’être les exécutants de programmes pensés par d’autres, et je crois que cela va redonner du prestige à la fonction de maître. Le remède au manque actuel de jeunes professeurs passe par un regain de prestige de la profession plus que par une augmentation de salaire ou par la sécurité de l’emploi à tout prix. Une revalorisation sociale de la profession est donc nécessaire.

La crise de l’école actuelle me paraît aussi une crise des maîtres, et il ne faudrait pas qu’elle se prolonge trop parce que les pédagogues vont y perdre l’estime d’eux-mêmes.

J.R. La dernière décennie du siècle passé a vu de nombreux jeunes préférer un emploi bien rémunéré dans le secteur privé plutôt que de s’engager à servir un État, qui cherchait par ailleurs à diminuer ses charges pour soulager sa dette.

P.C. Oui, et l’image du professeur en a souffert. Or cette profession n’est pas de tout repos et elle mérite une meilleure image. Aujourd’hui, on parle beaucoup de notre école publique, des méthodes, des buts souvent peu clairs. Journaux, radios, télévision en discutent et je trouve cela assez sain. L’école n’aurait pas fait pareillement débat il y a quelques années. En Suisse, on a une bonne école moyenne, mais ce n’est de loin pas assez pour un petit pays qui consacre beaucoup d’argent à l’éducation et qui ne connaît pas de problèmes insurmontables d’intégration des étrangers. Il est assez inquiétant que nous ne puissions pas faire mieux que d’autres pays plus grands et moins généreux pour l’école.

J.R. Certains pays bien classés par le rapport " PISA 2000 " ont pris plus vite que nous la mesure de la dégringolade scolaire : nous avons 26 cantons et presque 26 systèmes d’enseignement.

P.C. Au Canada, on classe les écoles en fonction du résultat obtenu, on les juge chaque année en fonction d’une norme référentielle. Ainsi les établissements les mieux classés deviennent de véritables vedettes. Ceux qui ont reculé dans le classement doivent prendre des mesures pour retrouver la place qu’ils occupaient.

J.R. Cette mise en concurrence anglo-saxonne entre établissements donne sans doute des résultats mais elle heurte un peu notre vision républicaine de l’école.

P.C. Sans vouloir parler d’obligation de résultats, on peut et on doit améliorer l’école chez nous.