L'évaluation par compétences :
pourquoi l’élève n'atteindra jamais sa cible.


Depuis quelques années, l'évaluation par compétences est devenue le nouveau credo de l'Education Nationale. Elle est passée subrepticement du primaire au secondaire et des cahiers d'évaluation d'entrée dans un cycle aux contrôles des connaissances, jusqu'aux examens nationaux. Dernière mouture en date, le décret relatif au socle commun réaffirme cette notion de compétence en rappelant l'article 9 de la loi du 23 avril 2005 : "La scolarité obligatoire doit au moins garantir à chaque élève les moyens nécessaires à l'acquisition d'un socle commun constitué d'un ensemble de connaissances et de compétences qu'il est indispensable de maîtriser pour accomplir avec succès sa scolarité, poursuivre sa formation, construire son avenir personnel et professionnel et réussir sa vie en société."

Qu'est-ce que cela signifie ?


Avant toute chose, nous expliquerons ce qu'est l'évaluation par compétences à travers deux exemples : l'évaluation de la capacité à lire et celle de la capacité à s'exprimer clairement à l'écrit.

Le principe est à chaque fois le même : l'évaluation par compétences procède par réductionnisme. Toute tâche complexe, comme l'est indéniablement la lecture, est divisée en une multitude de compétences mises en œuvre pour réaliser cette tâche. Le postulat sous-jacent est qu'un élève n'échoue jamais dans toutes les tâches à exécuter et qu'on pourra le valoriser, le motiver, en soulignant, en regard de ses difficultés, ses points de réussite. Objectif louable mais qui donne lieu à des aberrations en confondant le diagnostic des principales sources de difficultés de l'élève, la relativisation de ces difficultés et l'évaluation de son travail.

Ainsi, en sixième, pour évaluer les qualités de compréhension d'un jeune lecteur, on trouve les items (nom savant donné à chaque compétence évaluée) suivants : identifier le cadre de l'histoire, identifier le personnage principal, identifier les forces agissantes du récit, comprendre la situation, identifier le genre d'un texte... Outre l'absence totale de pertinence de certains "items" - on peut très bien comprendre un texte sans en identifier le genre - on peut s'interroger sur l'intérêt d'un tel morcellement. Qui ne voit en effet qu'un élève qui ne maîtriserait qu'une partie de ces compétences, un élève qui, par exemple, aurait identifié personnage principal et cadre mais ne comprendrait ni la situation ni les actions des autres personnages n'aurait tout simplement rien compris à l'histoire ? Pourtant, d'un tel élève, on dira, d'après ce type d'évaluation, qu'il a 50% de réussite en compréhension de texte. Réussite qui, on l'aura compris, ne signifie rien.

De même, en ce qui concerne l'écriture, on trouve des items comme : utiliser correctement les temps verbaux, les pronoms personnels , les articles, savoir faire progresser les informations, enchaîner les idées... Mais là encore, chacun comprendra aisément qu'écrire correctement, c'est coordonner toutes ces compétences. Considérées isolément les unes des autres, ces compétences ne signifient rien, elles n'ont aucune valeur. C'est d'ailleurs une curieuse contradiction que des documents officiels qui s'acharnent à répéter que la grammaire n'est pas une fin en soi multiplient les items grammaticaux dans l'évaluation de l'expression écrite des élèves.


La première conclusion que nous pouvons tirer à propos de l'évaluation par compétences est donc que celle-ci ne permet pas de mesurer ce qu'elle prétend mesurer. Quand elle dit que tel élève a 50 ou 60% de réussite dans tel domaine, cela ne signifie absolument rien et ne garantit en aucun cas de réelles capacités.


Une telle absurdité est poussée jusqu'aux examens nationaux où, pour corriger les copies, les professeurs reçoivent des consignes de plus en plus pointues : pour la rédaction d'une lettre, on attribuera des points à l'élève qui aura mis une date en haut à droite, à celui qui aura utilisé une formule d'introduction ou de salutation, à celui qui aura fait des paragraphes... Peu importe si ces paragraphes ne correspondent à aucune articulation de la pensée et si l'ensemble est un charabia inepte. La conséquence logique de la multiplication des items liée à l'évaluation positive - autre dogme que l'on évitera de discuter - est l'attribution de points pour tout et n'importe quoi. La qualité de l'ensemble du travail de l'élève disparaît derrière la myriade des "compétences". Voilà comment on arrive à attribuer la moyenne à des copies témoignant d'un manque d'effort de réflexion certain et d'une grave méconnaissance de la langue. Voilà comment on obtient 80% de réussite à un examen. Nous avons dit plus haut ce qu'il faut penser d'une telle réussite.

Nous pouvons donc affirmer que l'évaluation par compétence, fortuitement ou fort avantageusement, participe de la dévaluation des examens.


Malgré ces graves limites, avec l'évaluation par compétences, l'école se donne l'illusion d'une plus grande objectivité, d'une plus grande justice et, nous l'avons dit, se veut plus respectueuse d'élèves qu'on aurait jusque là traumatisés avec des notes aussi humiliantes qu'incompréhensibles. C'est un étrange présupposé que de laisser croire que les professeurs auraient attendu l'évaluation par compétences pour être capables de justifier leurs notes ou de préciser à l'élève ce qu'il doit travailler pour progresser. Nous ne nous étendrons pas sur ce point.

Car il y a bien plus grave : les contrôles d'antan n'ont jamais prétendu évaluer autre chose que la capacité à réaliser une tâche à un moment donné. La personne de l'élève n'était pas en cause, et le professeur pouvait expliquer cela, rassurer, et aider l'élève à reprendre son travail. Il en va désormais tout autrement avec l'évaluation des "attitudes" instaurée par le décret d'application du socle commun : il faut désormais évaluer, entre autres, "la volonté" dont les élèves font preuve, leur "goût pour les sonorités, les jeux de sens", leur "intérêt pour la lecture", leur "désir de communiquer", "la confiance en soi" ou "le désir de réussir", "la curiosité pour la découverte des causes des phénomènes naturels", "le respect de la vérité rationnellement établie" - cette dernière exigence laissant rêveuse l'auteur de ces lignes tant les liens entre raison et morale ou raison et vérité pourraient donner à discuter. Malheur aux timides, aux discrets et aux besogneux qui font ce qu'on leur demande sans grand enthousiasme ! L'évaluation d'un travail se transforme, de façon indue et dangereuse, en jugement sur la personne et en prescription de goûts et d'opinions en contradiction totale avec le principe de liberté de conscience des individus.


Ce n'est pas tout. L'évaluation par compétences ne se contente pas de galvauder les examens et de changer dangereusement d'objet. Elle dévoie complètement la mission fondamentale de l'instruction. L'école publique telle qu'elle a été pensée par ses fondateurs a toujours visé à développer l'intelligence humaine, lui permettre de conduire des réalisations de plus en plus complexes. C'est ce cheminement dans la pensée qu'évaluait jusqu'à une époque qui paraît quasiment révolue un professeur qui donnait régulièrement à ses élèves des contrôles qui constituaient autant de tâches complexes à la difficulté graduée : calculs, résolution de problèmes, rédaction, questions sur un texte... Le souci du professeur n'était alors pas de vérifier si l'élève savait réaliser tel exercice mécanique, ni s'il mettait en œuvre telle ou telle "compétence", mais dans quelle mesure l'élève savait user de sa raison et mobiliser ses connaissances pour résoudre le problème, exécuter la tâche. Il jugeait alors de la qualité globale du travail fourni selon un certain nombre de critères : justesse du résultat obtenu, pertinence de la démarche utilisée, qualité du raisonnement, richesse des exemples, clarté de la rédaction, précision des réponses... autant de critères qui permettent de juger du degré d'élaboration de la pensée atteint à un moment précis. C'est cela qui était évalué parce que c'est cela qui était visé et que tout l'enseignement - de la langue, du calcul, des sciences, des lettres, du dessin même - concourait à ce seul objectif : former l'esprit humain, lui permettre de donner toute la mesure de ses potentialités.

Avec le socle commun, l'école publique ne se donne plus l'objectif aussi large qu'ambitieux de développer l'intelligence aussi loin que possible, elle se contente désormais de viser la transmission d'un bagage minimal constitué de quelques "compétences" juxtaposées : "analyser les éléments grammaticaux d'une phrase", "comprendre une consigne", "utiliser des outils" comme le dictionnaire, "relier des mots avec des connecteurs logiques" (sic), additionner des fractions, formuler des hypothèses, des déductions...

L'intelligence est, étymologiquement, mise en relation. Elle se développe avec la capacité à coordonner ses connaissances. En déliant toutes choses, l'école divorce d'avec l'intelligence. Avec l'approche par compétences, l'acte complexe que constitue tout acte de pensée est réduit à une succession de procédures qui exigent bien peu de raison, et ces procédures finissent par s'imposer comme une fin en soi, "ensemble de connaissances et de compétences qu'il est indispensable de maîtriser" - donc que les enseignants s'attacheront à viser.

Ce sont ainsi les objectifs même de l'école qui sont dénaturés. Plus clairement, on peut affirmer qu'une école qui se donne pour objectifs la maîtrise de telles compétences déconnectées les unes des autres a renoncé à son ambition première, irréductible à une somme de compétences, qui était le développement et l'élaboration de la pensée.


Zénon d'Elée nous a laissé quelques paradoxes célèbres : une flèche n'atteindra jamais sa cible puisque, pour y parvenir, elle devrait d'abord couvrir la moitié de la distance qui l'en sépare, et avant cela la moitié de la distance précédente, et ainsi de suite, à l'infini. Ce sophisme fournit une image excellente de la démarche par "compétences" : on pourrait multiplier celles-ci à l'envi - pourquoi ne pas récompenser, dans tout devoir, l'élève qui sort une feuille et un stylo, celui qui est capable d'y tracer des signes, peu importe lesquels, celui qui utilise les mots dans l'ordre prescrit, autant de "compétences" nécessaires - nous éloignant toujours plus, par ce morcellement, de l'unité fondamentale de la compréhension. La multiplication des compétences dans tous les domaines de l'enseignement n'est donc pas seulement absurde et arbitraire, elle est aussi terriblement néfaste au sens où elle compromet gravement l'objectif de l'école : plus on multipliera et visera les compétences mises en œuvre dans les processus complexes de la pensée, plus on empêchera les élèves d'accéder à cette pensée complexe.


Véronique Marchais, professeur de lettres.

09/2006