Sur l'enseignement des lettres au lycée

Par Michel Leroux
© Commentaire n° 109, avril 2005.
Avec l'aimable autorisation de l'auteur et de l'éditeur.


Depuis la mise en oeuvre de la loi Jospin de 1989, les médias présentent ordinairement le débat sur l'école comme l'affrontement de pédagogues progressistes et de républicains conservateurs. Certaine émission de télé-réalité [1] aidant, on en viendrait à se figurer que la nation ne dispose plus que de deux options pour son école : la maison de correction ou la colonie de vacances. Mieux vaudrait s'intéresser à deux caractéristiques du monde éducatif : la première est l'influence décisive exercée sur l'école par des journalistes, des sociologues et des chercheurs généralement aussi attachés à leurs concepts qu'ils sont éloignés de la pratique personnelle du métier [2]; la seconde est la vitalité de coteries qui s'entichent régulièrement de nouvelles pédagogies et trouvent chez les premiers des appuis efficaces. Or, à ne pas faire la distinction entre les évolutions indispensables et l'innovation pernicieuse, on s'expose parfois à confondre, dans un même élan, la résistance avec la nostalgie.

S'il est donc indiscutable que l'école doit s'adapter sans cesse, le souci de l'avenir s'exprime souvent davantage dans la résistance aux lobbies pédagogiques, que dans l'emballement pour des nouveautés dont jadis les mathématiques modernes et naguère les programmes de français des lycées et collèges, ont fourni l'illustration. Il est en tout cas difficile d'admettre qu'il suffise de crier au passéisme et à la ringardise pour se dérober à l'exercice légitime de la critique.


Les objets d'étude et les perspectives

Depuis 2001, les études littéraires sont régies dans les lycées par les programmes d'un Groupe d'experts présidé par Alain Viala. Ces instructions ont installé dans les classes la tyrannie abstraite de concepts de linguistique et une approche simplificatrice des textes fondée sur les genres et les registres. Au moment où le gouvernement s'apprête à soumettre au Parlement une nouvelle loi d'orientation et de programmation scolaire, une claire lumière doit être portée sur cette situation.

Pour aborder une question moins mobilisatrice que celle des mathématiques, mais tout aussi essentielle, la présentation des programmes en vigueur s'impose :

" Classes de seconde (Bulletin Officiel de l'Education Nationale, n° 28 du 12 juillet 2001)

1) Mouvement littéraire ou culturel : afin de faciliter une progression, on étudie en seconde un mouvement littéraire ou culturel du XIX° ou du XX° siècle. Corpus : un ensemble de textes littéraires, poésie ou prose, et de documents, y compris iconographiques, et une oeuvre au choix du professeur.Perspective dominante : histoire littéraire et culturelle. Perspective complémentaire : étude des genres et des registres.

2) Le récit : le roman ou la nouvelle : le but est de faire apparaître le fonctionnement et la spécificité d'un genre narratif. Corpus: une oeuvre littéraire du XIX° ou du XX° siècle. Perspective dominante : étude des genres et des registres. Perspectives complémentaires : réflexion sur la production et la singularité des textes ; approche de l'histoire littéraire.

3) Le théâtre : les genres et les registres ( le comique et le tragique) : il s'agit de percevoir les spécificités (le théâtre comme texte et comme spectacle) et les évolutions du genre, les liens mais aussi les distinctions entre genre et registre. Corpus : une pièce au choix du professeur (comédie ou tragédie) accompagnée de textes et documents complémentaires. Perspective dominante: étude des genres et des registres. Perspective complémentaire : approche de l'histoire littéraire ; étude des effets sur les destinataires ".

A quoi succèdent " Le travail de l'écriture : l'analyse des rapports entre sources, projets, brouillons, texte et variantes permet de montrer que la production d'un texte est un processus singulier à l'intérieur même des règles d'un genre ou par rapport à celles-ci ; on aborde la question de l'originalité d'un style. Démontrer, convaincre et persuader : le but est de percevoir et de comprendre les différences mais aussi les liens entre démontrer, dans le domaine des idées vérifiables, et convaincre ou persuader en s'appuyant sur des arguments rationnels ou affectifs. Ecrire, publier, lire : l'examen de la situation des auteurs, des lecteurs ou des spectateurs, des modes de diffusion est conduit de façon à montrer leurs effets sur les textes, qu'ils s'y plient ou y résistent. L'éloge et le blâme : le but est de faire percevoir en quoi les usages de l'éloge et du blâme sont des moyens importants d'argumentation. "

Pour la classe de première, les objets d'étude, présentés selon le même schéma prescriptif, sont les suivants: " La poésie. Le théâtre dans son texte et sa représentation. Convaincre, persuader et délibérer. Formes et fonctions de l'essai, du dialogue, de l'apologue. Le biographique. L'épistolaire. Les réécritures ". La " perspective d'étude dominante " reste, sans surprise, l'étude des genres et des registres [3].

Et Dieu, l'histoire, la justice, l'amour, la liberté, le progrès, le Beau, la mort, bref, le sens de la vie dans tout cela ? Et les auteurs ?


Deux voix humanistes

Pour Tzvetan Todorov, linguiste, homme de lettres, directeur de recherches au CNRS et membre du Conseil national des Programmes, " le désintérêt (pour la littérature) et l'ignorance croissent, au lieu de diminuer. " Commentant en effet les nouvelles instructions dans le recueil Perspectives actuelles de l'enseignement du français (CRDP de Versailles, 2001), il n'y va pas par quatre chemins : " Le programme (...) dit dans son préambule général : " L'étude des textes contribue à former la réflexion sur: l'histoire littéraire et culturelle ; les genres et les registres ; l'élaboration de la signification et de la singularité des textes ; l'argumentation et les effets de chaque discours sur les destinataires ". Tous ces objets de réflexion sont des constructions abstraites. (...) L'analyse des oeuvres n'a pas pour but (...) de nous présenter les textes comme une mise en oeuvre de la langue et du discours, mais de nous faire accéder à leur sens -car nous postulons que celui-ci, à son tour, nous conduit vers une connaissance de l'humain, laquelle importe à tous. " Et Tzvetan Todorov de conclure : " Tous les praticiens des études littéraires aujourd'hui ne sont pas d'accord sur la liste des principaux "registres" - ni du reste sur la nécessité même d'introduire une telle notion dans leur champ. Il y a donc ici abus de pouvoir. "

Quant à Heinz Wismann, philosophe et philologue franco-allemand, directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales, interrogé sur les programmes de lettres dans le Télérama du 6 octobre 2004, il a ce cri du coeur : " Ils sont désastreux (...) On a introduit le jargon des sciences humaines dans le traitement de la langue maternelle. (...) Un professeur de collège nous a raconté avec effroi qu'alors qu'il demandait à ses élèves de commenter le premier vers d'un poème célèbre, l'un d'entre eux a répondu immédiatement : "Anaphore!" Au lieu de s'intéresser au contenu et au sens, il avait identifié la figure de style ! Ce petit exemple illustre parfaitement l'absurdité de la situation. "

A l'opinion de ces deux essayistes, il est intéressant d'associer le point de vue exprimé par deux romanciers contemporains sur la fonction des oeuvres littéraires. A tout prendre en effet, quand il s'agit de littérature, il est permis de regarder l'avis d'un Milan Kundera ou d'un Philip Roth comme aussi autorisé que celui des experts du ministère.


Le point de vue de deux romanciers

Milan Kundera fut persécuté pour cause d'écriture par le régime de Prague, à croire que les communistes ne doutaient pas un instant que les livres réfèrent à la réalité. Ainsi s'explique peut-être qu'il ne partage pas les conceptions des pédagogues aujourd'hui au pouvoir, dont la prévention à l'égard des grandes oeuvres [4] et de la référentialité n'a d'égal que le goût pour les subtilités de la nouvelle rhétorique [5]. Tandis en effet qu'ils ne voient, dans un roman, que l'occasion " de faire apparaître le fonctionnement et la spécificité d'un genre narratif ", Milan Kundera croit que l'écrivain s'occupe, " à travers des ego expérimentaux (les personnages), à examiner jusqu'au bout quelques grands thèmes de l'existence. " [6]. Revenant, sept ans plus tard, sur la fonction du roman, il ajoute ceci : " La société occidentale (...) se présent(e) comme celle des droits de l'homme ; mais avant qu'un homme pût avoir des droits, il avait dû se constituer en individu (...) ; cela n'aurait pas pu se produire sans une longue pratique des arts européens et du roman en particulier qui apprend au lecteur à être curieux de l'autre et à essayer de comprendre les vérités qui diffèrent des siennes. [7]

Ainsi se trouve affirmée une des missions majeures assignable à l'enseignement de la littérature : aider les adolescents à se constituer en hommes. Il est douteux que l'étude d'un roman centrée sur les genres et les registres ou les derniers concepts de la narratologie, permette de s'engager dans cette voie. La question ne se pose pas, en tout cas, pour les classes de première dont le programme exclut l'étude d'un ouvrage romanesque.

Dans Professor of desire, Philip Roth prête de son côté au professeur de littérature David Kepesh ce discours fictivement adressé à ses étudiants: " Je ne suis pas d'accord avec mes collègues qui affirment que la littérature, dans ses moments les plus éclairants (...)est "fondamentalement non référentielle".(...) Je vais donc vous prier de vous abstenir de parler de "structure", de "forme" et de "symboles" en ma présence. Nombre d'entre vous (...) devraient pouvoir maintenant revendiquer ouvertement ces intérêts et ces enthousiasmes qu'a suscités chez vous la lecture des grandes oeuvres romanesques dont vous ne devriez plus avoir honte. A titre d'expérience, vous pourriez même (...) refuser toute terminologie scolaire et rejeter tous ces termes solennels dont vous aimez truffer vos observations (..) comme s'ils modifiaient les choses existant sous le soleil. " Ce discours sacrilège date de 1977 ; il est vrai qu'il vient d'Outre-Atlantique, et que nous n'en sommes, nous, qu'à la phase de constitution du désastre. Il est en tout cas de nature à indisposer les gardiens de la nouvelle orthodoxie, ne serait-ce qu'en raison de la référence qu'il contient aux " grandes œuvres ", désormais réputées anti-démocratiques [8]. En proscrivant en outre la " terminologie scolaire ", le Pr Kepesh tout " personnage de papier " qu'il soit, aggrave sérieusement son cas. Il s'en prend ainsi , en effet, à cette étonnante inversion de la hiérarchie naturelle, qui fait que le discours de la critique prend de plus en plus le pas sur les oeuvres elles-mêmes .

Pour montrer qu'il s'agit là d'une tendance lourde, voici ce que rapporte George Steiner dans Réelles présences : invités par les professeurs américains, " consciemment ou non, de nombreux poètes se mettent à écrire le type de poèmes qui se prête aux analyses structurales pratiquées au collège et à l'université ". Mieux encore, les romanciers introduisent des ambiguïtés, des densités polysémiques conformes aux modèles qu'apprécie et qu'enseigne l'interprète. [9]"

La prééminence de l'instrument critique sur la matière des oeuvres s'aperçoit encore dans l'anecdote qui suit : chargé d'un rapport sur La mise en oeuvre du programme de français en classe de seconde [10], un inspecteur général note qu'un reliquat de professeurs attachés à leurs automatismes pédagogiques trahissent l'esprit des instructions. En concluant, naturellement, qu'il convient d'expliquer sans relâche le nouvel évangile, il s'offre le luxe étonnant d'en déplorer des applications trop technicistes. Un point, cependant, le préoccupe plus que tout : quelle est la liste exacte, et définitive, des registres ? Le polémique, pourtant mentionné dans les instructions, mérite-t-il vraiment de figurer dans le canon ? Quid encore de l'ironique ? Et le rapporteur de solliciter le secours des universitaires. Montrons-nous solidaire des angoisses de cet inspecteur et soumettons-lui le cas de l'érotique, de l'hypocondriaque et du pusillanime, non sans plaider aussi la cause d'un registre jadis mortel et aujourd'hui méconnu, le ridicule.

Comment en est-on arrivé là ? La question mérite une rapide exploration. Pour mieux y procéder, ébauchons un catalogue de la cour pédagogique des miracles qui, au plus fort de la crise de croissance des lycées, brûlait de délivrer ses messages. La loi Jospin, en effet, a ouvert les portes d'un pandémonium.


Le pandémonium des lettres.

Des abstracteurs de quintessence plus occupés au doigt qu'à la lune ; des transfuges du tableau noir travaillés par leurs bonnes intentions et le carriérisme ; des humanistes pressés d'imposer aux études les ultimes découvertes du management ; des bas-bleus saisis par le freudisme et voyant du sexe partout ; des démagogues affectant de confondre l'autorité avec le pouvoir ; des recteurs organisant, dans les classes, l'intrusion de Brigades d'Intervention Poétique ; des fous de la Structure annonçant conjointement " la mort du sujet " et celle de " l'auteur " ; des dévots du Texte déniant aux écrivains toute intention, vu que " c'est la Langue qui parle " ; des ombrageux soupçonnant Voltaire de les manipuler comme un publicitaire ; des négateurs de l'écriture référentielle, y recourant avec profusion pour mieux la contester ; des naïfs convaincus par Lévi-Strauss que " la fonction primaire de la communication écrite est de faciliter l'asservissement " [11], et par Roland Barthes que " la langue est fasciste [12] "; des relativistes regardant les valeurs comme de pures opinions; des exaltés annonçant l'entrée de Paris-Plage, de Loft Story et des chaussures de basket-ball dans l'espace de la Culture ; des enthousiastes sacrifiant une génération à une théorie pédagogique ; des nantis mordant la main de l'école qui les a nourris, et reconnaissant dans l'instruction le geste honni du colonisateur ; des technolâtres apercevant le salut dans l'Assomption de Microsoft. Telles sont les principales figures d'un théâtre intellectuel dont le bric-à-brac n'aurait pu délivrer toute sa puissance, si ne s'était posée la question de la massification de l'enseignement secondaire, et, partant, celle de la démocratisation et de la justice.


L'adaptation de l'école

Il y a maintenant vingt ans, face à une mutation industrielle excluant la main-d'oeuvre non qualifiée, on a voulu ouvrir largement l'accès des lycées, afin de mener 80 % des élèves au baccalauréat. Cette légitime entreprise requérait des ajustements, et avant tout, une réforme sévère de l'enseignement primaire. Les choses ont ainsi tourné, que c'est l'enseignement secondaire qui a dû s'adapter à une population souvent victime, depuis l'enfance, de ce tabou de l'attention prolongée et de l'effort, qui caractérise les pédagogies constructivistes en vogue depuis trente ans. Aligner les méthodes sur l'évolution des moeurs et des publics est une chose, sacrifier les contenus en est une autre. C'est toute l'histoire des dernières années. Dans la cohue de militants pédagogiques qui se rua à la rencontre des " nouveaux publics ", figurait, derrière les inévitables inventeurs du Concours Lépine du gadget scolaire, un contingent notable d'évaluateurs compulsifs épris d'objectifs, de séquences et de décloisonnement. On enseignerait " autrement ". Ainsi naquirent les nouveaux programmes.

Mais les élèves s'ennuyèrent toujours plus en classe et la violence s'accrut, malgré l'acharnement d'un ministère fournissant à jet continu toujours plus de suggestions ludiques et interdisciplinaires. Cet échec vient de ce que les rénovateurs, tout en déployant une didactique fort ambitieuse [13], ont aligné leurs exigences sur les capacités supposées des élèves les plus faibles. Un tel choix, qui est l'expression indiscutable d'une pathologie de la démocratie, a conduit à unifier, sous le nom de " nouveau public ", un ensemble très hétérogène dont on sacrifiait les éléments les plus instruits à des retardataires qu'on privait, du même coup, d'une précieuse stimulation. Les réformateurs semblent aussi avoir ignoré un phénomène familier aux gens du terrain, que l'on pourrait appeler, en hommage à l'auteur des Contes du chat perché, " l'effet boîtes de peinture ". On se souvient que le dépit conduit les animaux de la ferme de Delphine et Marinette à adopter l'apparence peu flatteuse que les fillettes leur ont donnée dans leurs dessins. Semblablement, la plupart des élèves s'alignent par instinct, paresse ou ressentiment sur les possibilités qu'on leur attribue. C'est pourquoi le plus grand danger que fait courir un professeur à ses élèves, est d'anticiper sur leur incapacité. C'est l'inverse qu'il faut faire, car les élèves adorent qu'on attende beaucoup d'eux.

Dans une discipline caractérisée par un fort taux de références culturelles comme le français, on a jeté l'anathème sur les exercices traditionnels, désormais réputés discriminatoires. La presse pédagogique de l'an 2000 vitupère l'élitisme d'un enseignement marqué par l'humanisme et la subjectivité : halte donc à " la glose " des chefs-d'oeuvre et place à la " déscolarisation " de la lecture. Facteur d'exclusion pour les déshérités de la " connivence culturelle ", l'approche classique des textes doit s'effacer devant les concepts de la rhétorique. Seules, en effet, les sciences du texte fourniront les " contenus objectivables " sans lesquels il n'y a pas de " vrai français pour tous " ni d'évaluation équitable. Ainsi l'étude des genres, des registres, des schémas linguistiques et narratologiques a-t-elle constitué la réponse des experts au problème de la démocratisation du français.

Il devenait dès lors envisageable de présenter un texte de Racine avec autant de clarté et aussi peu de " révérence " qu'un cours sur le verrou de sûreté, invité classique des premières leçons de technologie. Il est à craindre en effet que les réformateurs, en voulant en finir avec la tradition, n'aient dépouillé les études littéraires de l'essentiel de leur valeur formatrice.

Un arbre se jugeant à ses fruits, l'examen des nouveaux sujets de l'épreuve anticipée de première peut nous éclairer sur cette question. Considérant qu'on avait trop longtemps conçu les programmes en fonction du baccalauréat, les refondateurs ont en effet choisi d'inverser ce rapport et d'opposer aux professeurs tentés de se dérober à leurs instructions, le barrage d'un nouveau type d'épreuves.


Les sujets de bac

Ceux qui se présentaient, la veille encore, comme les détracteurs " du bachotage et du psittacisme ", ont donc restauré la question de cours en soumettant aux candidats un corpus chargé d'illustrer un objet d'étude au programme. A quoi s'ajoutent, au choix, une dissertation alibi, un commentaire de texte non composé et un sujet dit d'invention. Cette nouveauté a la particularité de ne demander aucun apprentissage particulier. Elle oscille entre la rédaction de cinquième, la profession de foi des invités de " C'est mon choix " et le pastiche littéraire, genre qu'au grand jamais on ne saurait pratiquer sans être un héritier [14]. Prenant la place du très formateur " résumé-discussion ", ce sujet d'invention a naturellement conquis la faveur du nouveau public qui s'y casse les dents avec régularité depuis trois ans.

Les candidats de la section littéraire se sont penchés en 2004 sur un corpus de quatre lettres de Flaubert : l'une adressée à Victor Hugo pour le flagorner, l'autre à une maîtresse pour ironiser sur l'envoi précédent, une autre à une demoiselle dépressive, une dernière à une demi-mondaine. Les travaux portaient, au choix, sur " l'image de soi construite par l'épistolier " (dissertation), la comparaison entre les deux dernières lettres (commentaire) ou la rédaction d'une lettre à un auteur contemporain admiré, assortie d'une seconde lettre adressée à un ami et chargée de tourner en dérision la précédente (invention).

Un tel corpus pourrait à la grande rigueur se justifier si les élèves avaient étudié un roman de Flaubert, ce qui est pratiquement exclu, comme on l'a vu, du fait de leurs programmes. La plupart d'entre eux vont donc retenir en tout et pour tout de Flaubert la lettre d'un lèche-bottes à un grand homme supposé la boire à longs traits, suivie de la lettre d'un gros-malin se vantant de sa rouerie auprès de sa maîtresse. A quoi s'ajoute une lettre à une jeune femme triste [15] dont l'épistolier prend paternellement le pouls à toutes fins utiles avant de relancer, dans un dernier envoi, une demi-mondaine dont il flatte avec humour l'encolure en vue de tirer des traites sur sa vanité.

On peut aussi s'interroger sur l'opportunité d'un sujet d'invention qui convie les lycéens à rédiger une lettre à un écrivain admiré, puis une autre à un ami pour commenter la précédente, en leur suggèrant de prendre modèle sur les deux premières lettres du corpus. Que s'agit-il au juste d'enseigner ici ? Le français ou la tartufferie ?

Les sections S et ES se sont prononcées de leur côté sur la question pointue et démocratique du " Costume de théâtre ". Relevons simplement l'absurdité du sujet d'invention proposé aux candidats. On les appelait en effet à rédiger un dialogue entre un acteur et un metteur en scène s'affrontant sur la question de savoir si une scène de l'Avare pouvait être jouée autrement qu'en costumes d'époque. La signification du texte reposant sur les pièces démodées du costume d'Harpagon, clairement désignées dans l'extrait, le sens de la scène devient obscur dès lors qu'un acteur ne les porte pas. Le dialogue demandé n'a donc aucun fondement et une copie exposant en trois lignes une telle argumentation aurait mérité vingt sur vingt.


Bilan et prospective

L'AFEF, organisation de professeurs de français officieusement associée à la réforme, a naguère déploré, par la plume de deux de ses représentantes, que l'on persiste à ennuyer les élèves avec " un cimetière de chefs-d'œuvre " produits par " des auteurs morts ou en bonne voie de l'être [16] ". Je serais naturellement disposé à applaudir cet appel radical au grand coup de balai, si je pensais que les oeuvres de Rabelais, Molière, Voltaire ou Hugo ne contiennent aucun élément civilisateur et qu'en conséquence leur présence dans les programmes scolaires, les bibliothèques et les mémoires, est l'effet d'une pure " sédimentation ". Or je n'en crois rien et vois plutôt dans ces proclamations le résultat d'une fatigue morale et d'une soumission intellectuelle. Tzevtan Todorov a bien résumé la situation nouvelle : " On enseigne donc maintenant beaucoup plus volontiers les genres et les registres, les formes d'argumentation, les modalités de signification (...) Plutôt que d'hésiter devant une masse insaisissable d'informations relatives à chaque oeuvre, (le professeur) sait qu'il doit enseigner les six fonctions de Jakobson et les six actants de Greimas, l'hétérodiégétique et l'homodiégétique, l'analepse et la prolepse, l'hypertexte et le paratexte (..) Il sera aussi beaucoup plus facile de vérifier si les élèves ont bien appris leur leçon. Mais a-t-on vraiment gagné au change ? [17] "

Pour répondre à cette question, cédons à nouveau la parole " au personnage de papier " David Kepesh [18]: " J'aime profondément enseigner la littérature(...)A mes yeux, rien n'est vraiment comparable, dans l'existence, à l'atmosphère d'une salle de classe (...) Parfois, quand nous sommes au milieu d'un exposé, j'ai envie de m'écrier: "Chers amis, n'oubliez jamais ces instants précieux !" Parce que lorsque vous aurez quitté l'université, les gens ne vont plus jamais - ou si rarement - vous parler ou vous écouter comme nous parlons et nous écoutons tous ici dans cette petite pièce nue où veille l'esprit.(...)Vous ne trouverez pas facilement l'occasion de parler ailleurs sans contrainte des questions qui ont compté le plus pour des hommes aussi réceptifs aux difficultés de la vie que Tolstoï, Mann ou Flaubert. "

Je consens à sourire devant le lyrisme de cette envolée, mais je n'accepterai jamais de dire que la conception de l'enseignement des lettres qui s'y exprime relève, comme le croient les journalistes du Monde, de la " nostalgie d'un âge d'or mythique " [19].

Je pense au contraire que cette vision des choses est l'avenir même de l'enseignement du français. Appelons tous les outils que l'on voudra, fussent-ils les plus sophistiqués, pour mieux comprendre et apprécier les textes, mais sachons, leur fonction accomplie, les remettre au râtelier.

Maîtres du corps d'inspection, les rénovateurs du français exercent aujourd'hui le pouvoir dans cette discipline. Epargnés par un syndicat majoritaire surtout préoccupé de quantité, ils jouent désormais le temps [20] et n'opposent aux collectifs et associations qui leur tiennent tête [21], que l'argument de la pression administrative. La démocratie ne peut trouver son compte dans une situation où les nouveaux publics - les héritiers n'ayant, eux, rien à craindre - sont exposés à l'asphyxie intellectuelle. Les instructions en vigueur doivent donc être remplacées et toute nouvelle formule sera bonne, pourvu qu'elle présente un parcours de grandes oeuvres envisagées dans une perspective chronologique. Les grandes oeuvres, en effet, ne sont des " sentiers battus [22] " que pour ceux qui ont eu le privilège de les lire. Leur particularité est de pouvoir être sans cesse relues avec un profit et un éclairage nouveau et elles s'apparentent en cela aux mythes, ces histoires fondamentales qui accompagnent, dans le ciel de l'esprit, la succession des générations humaines.

Le point de vue moral compte aussi dans la lecture. Ce n'est pas que les oeuvres littéraires soient le moins du monde prescriptives, mais on conviendra qu'il est préférable d'appeler les élèves à réfléchir avec Montesquieu sur la vertu ou avec Voltaire sur la tolérance, que de leur vendre des T-shirt prônant le respect d'autrui [23].

Il est temps que les élèves aient à nouveau utilement accès à cette formidable mine d'expérience humaine qu'est la littérature. Le caractère fictif et souvent inactuel des livres en rend la lecture plus féconde, comme l'a si bien exprimé Montaigne en disant que " nous pensons toujours ailleurs ". Cela suppose que les élèves arrivant au lycée soient en état de comprendre et d'écrire une phrase contenant plus d'une proposition subordonnée, ce qui implique que l'on ait eu en amont la générosité de les y contraindre. Cela suppose enfin que leurs professeurs soient solidement -et essentiellement- formés à l'université, car il en est du métier de passeur comme de l'éloquence selon Pascal, et la vraie pédagogie se moque de la pédagogie. C'est à ce prix que l'on fera à nouveau briller des yeux.


Michel Leroux.

1. Le pensionnat de Chavagnes sur M6.
2. Cette caractéristique ne se rencontre, au bénéfice de notre sécurité, ni dans les Ponts et Chaussées, ni dans la médecine.
3. Ce terme désignait des niveaux de langue. Il correspondrait désormais à des " affects universels " comme le comique ou le tragique.
4. Un formateur d'I.U.F.M justifie l'actuelle faveur de la correspondance des écrivains dans les " projets pédagogiques ", par " l'envie de sortir des sentiers battus des études littéraires - les grandes œuvres ". (Enseigner Flaubert au lycée, CRDP de Grenoble, 2003, p.25).
5. " Avec des subtilités, il n'y a rien qu'on ne puisse obscurcir. " Fénelon.
6. L'art du roman, Gallimard, 1986.
7. Les testaments trahis, Gallimard, 1993.
8. " En montrant la richesse d'un texte, on renforce l'image de l'écrivain de génie, en paralysant la faculté d'écriture ou de réécriture d'élèves qui manient mal les idées et plus encore les outils logiques. " (Alain Viala et Michel P.Schmitt, Faire lire, Didier 1979, p.205)
9. Réelles présences, Gallimard 1991, p. 60.
10. Rapport remis à MM. Luc Ferry et Xavier Darcos au mois de septembre 2003.
11. ...et que la fonction secondaire ne vaut guère mieux. cf. Tristes tropiques, Plon 1955, p. 344.
12. Leçon inaugurale du Collège de France.
13. Comme l'illustre l'introduction de la linguistique au collège dans les Instructions de 1996.
14. Ce terme désigne, chez les sociologues de la Reproduction , les individus nantis , du fait de leur naissance, du privilège de la connivence culturelle.
15. Les corrigés fournis par le ministère y ont identifié la présence du " registre didactique " .
16. Michel Jarrety (dir.) Propositions pour les enseignements littéraires, P.U.F, p. 94 (cité par A. Finkielkraut).
17. Op.cit. p.69-70.
18. Philip Roth, Professeur de désir, trad. Henri Robillot, Gallimard Folio 1979, p. 221 et sq.
19. Cf. Le Monde du 15/09/2004.
20. Pensant à tort que la résistance ne vient que des professeurs vieillissants, ils espèrent beaucoup, selon l'expression d'un inspecteur enthousiaste, de " l'épuration biologique ".
21. Sauver les lettres, Sauvegarde des études littéraires, Association des professeurs de lettres, Reconstruire l'école, pour ne citer que les principales organisations.
22. Cf. note 3.
23. Je fais ici allusion à la campagne que le ministère Lang lança en 2001 en faveur du respect à l'école et dont l'échec fut à la mesure des moyens engagés.