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Quels sont les obstacles à l'enseignement des lettres au lycée ?

Par Fanny Capel et Emmeline Renard.

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Il faut préciser qu'il n'y a pas, au lycée, d'enseignement spécifique de la littérature, mais un enseignement de " français ", discipline intrinsèquement hybride, qui porte en elle une tendance à l'atomisation : sous la notion unifiante, dangereusement floue et réductrice d'apprentissage de la maîtrise des discours, entrent en fait l'enseignement de la langue, des lettres et, plus récemment, des formes diverses de la communication, ainsi que le développement du jugement critique, de la sensibilité et de la culture des élèves.

Dans les faits, une hiérarchie s'établissait autrefois au lycée parmi ces multiples objectifs de l'enseignement du français : tout concourait, tout était subordonné à l'enseignement de la littérature. Cette hiérarchie tacite semble s'inverser aujourd'hui et l'enseignement du français, par le morcellement des pratiques, des supports et des méthodes d'apprentissage, est menacé parce que réduit à des aspects utilitaires. Mais d'où vient la menace ? D'où vient qu'il est de plus en plus difficile aux professeurs d'assumer un authentique enseignement littéraire ?


Les paradoxes du système : entre ambition démesurée et médiocrité des résultats.

L'obstacle majeur à l'enseignement de la littérature au lycée est que la maîtrise de la langue n'est plus considérée comme une exigence pour l'entrée en classe de seconde, mais comme une capacité en perpétuelle acquisition. Or poser parmi les objectifs du programme de seconde la consolidation de la maîtrise de la phrase, et il ne s'agit pas là de la phrase proustienne, c'est avouer l'échec des méthodes des apprentissages fondamentaux (lecture, grammaire, orthographe, vocabulaire) à l'école et au collège. Nous constatons un important illettrisme résiduel à l'entrée au lycée, et de déroutants problèmes de compréhension.

A ces simplifications à outrance s'ajoute, paradoxalement, un technicisme exacerbé. Ainsi on doit parler aux élèves de Sixième de déictisation alors qu'ils ne savent pas encore distinguer des pronoms des déterminants. Trop précoce, ce technicisme a, en outre, pour conséquence néfaste de stériliser toute appropriation sensible et organique des textes littéraires. Les années de collège devraient plutôt privilégier la mémorisation des textes étudiés, et une approche plus respectueuse du mystère du texte, en le considérant dans sa spécificité.

Enfin c'est la progression du Collège au Lycée qui a disparu, les étapes normales de la constitution du jugement étant inversées, au mépris du bon sens des pédagogues, au profit des trouvailles des pédagogistes : ainsi, à la faveur du travail en séquences décloisonnées on développe chez les collégiens l'esprit de synthèse avant l'esprit d'analyse.

Puisque ce sont désormais les mêmes activités diversifiées qu'il faut mettre en œuvre au Collège et au Lycée, le professeur de lettres doit se livrer au Lycée à une étrange gymnastique : il faut à la fois enseigner à l'élève la maîtrise de la phrase, puisque cela n'a pas été acquis pendant les années de Collège, et lui apprendre à construire des argumentations rigoureuses... Le tout en ne disposant que d'un horaire diminué. Et c'est dans ces conditions qu'on nous demande de mettre en place les très contestés Travaux Personnels Encadrés, qui importent au Lycée les méthodes de travail de l'enseignement supérieur.


Comment remédier à ces difficultés ?

Ce qui se fait déjà :

- Le passage quasi automatique d'un niveau à un autre.

- L'aide individualisée : elle a été mise en place à la rentrée dernière, à raison d'une heure hebdomadaire pour les huit élèves les plus en difficulté de la classe, au détriment de l'horaire global de français qui perd ainsi une heure, et au détriment du bon fonctionnement des heures de module, pourtant très propices à un travail approfondi, en demi-groupe. Cette aide individualisée ne peut être, dans les conditions actuelles, qu'un cache-misère : efficace pour résoudre des difficultés ponctuelles, elle ne saurait permettre aux élèves en grande difficulté de combler les lacunes accumulées pendant des années de Collège.

- Les grilles de compétence.

- La disproportion des exigences entre les trois sujets proposés au baccalauréat oriente le choix du candidat : au commentaire composé et à la dissertation (sujets II et III) s'ajoute le sujet de type I qui n'est pas un sujet littéraire, réputé plus facile que les deux autres car la compréhension du texte est tellement guidée et parcellisée par les questions posées à l'élève qu'il est parfaitement possible, grâce au jeu des barèmes, d'obtenir la moyenne en faisant un contresens majeur sur le texte. Le libre choix de l'élève est donc faussé : qui sera assez téméraire pour traiter le sujet de dissertation alors que le sujet de type 1, pour un investissement minimal, est tellement rentable

- Des consignes de notation laxistes : l'obscurité des questions du sujet I aboutit fréquemment à des consignes d'indulgence au baccalauréat.

Au terme de ce premier point, nous pouvons conclure que les pratiques actuelles de l'enseignement du français et surtout de son évaluation ne favorisent pas l'enseignement de la littérature ni les exercices de réflexion, peu rentables en terme de points, mais visent à masquer un échec scolaire malséant et privilégient l'apprentissage de techniques de communication, notion sans doute très moderne, mais qui n'a que très peu de rapport avec la littérature. Cette tendance est confirmée et institutionnalisée dans les nouveaux programmes de Seconde.

Ce qui est prévu :

- L'écriture d'invention : il s'agit d'écrire des pastiches ou de rédiger des textes en se conformant à un genre ou à une tonalité codifiés, mais quelques heures de cette pratique ne pourront jamais remplacer l'imprégnation livresque qui seule permettrait d'acquérir la qualité du style, les références intertextuelles et l'aisance imaginative. Cela demeurera le privilège de certains élèves pouvant en bénéficier chez eux.

- La lecture cursive : c'est une lecture sans analyse. Elle peut s'effectuer en classe : le professeur ou les élèves lisent puis racontent " de quoi ça parle ". Mais ce qui pose problème c'est que l'objectif étant de faire aimer la lecture à tout prix, il importe peu que l'élève lise un magazine sportif ou un classique, et on considère que le professeur doit se contenter de conseiller l'élève sans le contraindre d'aucune façon. Nous pouvons voir là encore que l'école, faute d'assumer un véritable enseignement littéraire, cristallise les inégalités dans l'accès à la culture.

- Les nouvelles formes d'écriture argumentative : il s'agit d'argumentation en un sens très restreint, qui consacre en fait le retour de la rhétorique, puisqu'il ne s'agit pas de produire une véritable réflexion, ni de se forger une opinion, mais de confronter des opinions, de " convaincre et persuader ", comme on peut le lire dans le nouveau programme On communique sur la communication, mais on ne réfléchit pas.


La disparition d'un authentique enseignement littéraire ?

- Des spécificités niées : le texte littéraire n'est plus depuis des années qu'un support de travail parmi d'autres, un discours parmi d'autres discours et même parmi d'autres images.

- La remise en cause injustifiée de la dissertation et du commentaire : la dissertation est présentée comme un carcan réactionnaire et on justifie sa progressive éviction par la désaffection dont elle est victime. Or si les élèves ne la choisissent pas, ce n'est pas à cause de son prétendu formalisme, mais c'est par facilité : nous avons pu voir que le sujet de type I est bien plus formaliste puisqu'il permet à l'élève de se contenter de réciter et d'employer, même à tort et à travers, du jargon et des recettes, et d'obtenir une note honorable. La dissertation ne permet pas de telles dérives : c'est un exercice de formation du jugement qui exige du candidat qu'il montre ses capacités à développer une pensée critique et construite.
Quant au commentaire de texte, sa pratique est rendue difficile dès lors que les élèves sont privés des moyens nécessaires à l'étude sérieuse d'un texte inconnu, puisqu'on abandonne la vision d'ensemble des mouvements et des genres en affirmant dans un mépris souverain que " l'ampleur des savoirs en histoire littéraire et culturelle excède les possibilités de l'élève " (Cf. B.O.E.N.).La notion d'œuvre classique paraissant suspecte, il n'y a plus de corpus d'œuvres plus ou moins obligées, et le choix des œuvres est laissé à l'appréciation du professeur, fortement encouragé toutefois à faire étudier des œuvres proches de l'univers culturel de ses élèves, ce qui aboutit à saper l'héritage culturel commun en confinant chacun dans son monde clos.

- Une diversification des pratiques qui induit le survol et confond les rôles : le nouveau programme déclare conserver les exercices classiques tout en leur ajoutant de nouvelles pratiques, le tout dans des conditions d'horaire réduites et atomisées, face à des configurations de classes qui ne permettent plus d'effectuer un travail cohérent dans la durée. Ainsi, faute de temps pour déployer toutes ces méthodes d'apprentissage, soit on n'approfondit rien, on ne procède que par activités morcelées et inabouties dans une excitation constante qui laisse peu de chance à une appropriation réelle des savoirs; soit on privilégie une seule orientation en fonction du public qu'on aura face à soi ce qui aura pour conséquence d'enfermer les élèves dans une compétence unique ; soit on résiste pour ne pas laisser l'enseignement du français se faire écraser par la prééminence d'un enseignement de la communication.


Résister...

A l'inféodation de l'enseignement des lettres au dogme de l'utilité immédiate : sous prétexte de prendre en compte l'hétérogénéité des élèves c'est à l'aggravation des inégalités face au savoir que concourt cette soumission de l'enseignement à l'utile. Selon les filières, les classes, les lycées... selon qu'on jugera que le temps passé à l'étude du français est un temps perdu ou gagné, les élèves recevront un enseignement différencié, ils n'apprendront pas tous le même français.

A l'inégalitarisme induit par la massification : c'est un égalitarisme naïf qui est le plus sûr tremplin vers l'inégalité. Le professeur de français, par l'enseignement de la littérature, doit permettre à chacun d'avoir accès au patrimoine culturel commun et de développer ses capacités de jugement. Cela suppose que l'enseignant ne soit pas à son tour instrumentalisé, transformé en animateur, soumis à des recettes et des techniques... Il faut pour cela restaurer une liberté pédagogique bien comprise qui va de pair avec une autorité dont la seule légitimité est qu'elle se fonde sur le savoir, car nous n'avons que faire de cette liberté de survoler les savoirs et les textes que nous aurons choisis en fonction de nos penchants et de ceux des élèves, en se fondant dans les moules des I.U.F.M. Le professeur doit être libre d'imprimer lui-même à son enseignement une cohérence, un sens qu'il pourra d'autant mieux faire saisir à ses élèves. C'est la passion de la transmission du savoir qu'il faut restaurer, qui seule aura des chances d'aboutir à ce fameux " plaisir de l'élève " qu'en voulant nous faire transmettre par décret on nous interdit de susciter.

Au dogme du plaisir : on veut faire du lycée un lieu de vie particulièrement attractif, en centrant l'enseignement sur le " plaisir " et la " créativité ", au détriment du développement de l'esprit critique et du sens de l'effort. On assigne au lycée la mission de faire du lien social à peu de frais, mais en annulant les frontières entre les pratiques scolaires et les pratiques culturelles de l'élève, en déscolarisant l'école on la vide de sa substance et on accroît les inégalités en en faisant des injustices. Placer l'élève au centre du système, c'est l'installer dans la posture d'un Narcisse consommateur, l'endormir dans un leurre d'épanouissement, dans une illusoire liberté, et non pas le préparer à assumer ses responsabilités de citoyen. C'est donc l'effort qu'il faut réhabiliter face à la facilité, donner à penser et non demander de répéter machinalement des techniques. Ce n'est qu'en rééquilibrant l'épreuve du baccalauréat, en remettant la dissertation et le commentaire de texte à l'honneur que l'on rendra à l'enseignement des lettres ses titres de noblesse. Et c'est en donnant à tous les élèves un enseignement exigeant et de qualité qu'on leur permettra non pas de capturer au vol un " plaisir " à portée de main partout ailleurs qu'à l'école, mais d'atteindre l'estime de soi.


Pour conclure.

La littérature n'a pas à être utile pour justifier le temps qu'on y consacre au lycée, elle n'a pas à être instrumentalisée : on n'a pas à la rentabiliser, à moins de vouloir la sacrifier. La frénésie de l'adaptation à la réalité qui semble justifier tous les changements à vue, qui ringardise les exercices classiques au nom d'une prétendue modernité, occulte les conditions requises pour garantir un véritable enseignement de la littérature : nous devons travailler dans l'universel et dans la lenteur.


Paris, le 6 mai 2000.

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