Accueil

Réforme

Analyses

Actions

Contributions

Liens


Contact

Recherche

Retour


    
Intervention de Francesca Ferré

Retour au sommaire du colloque


La dissertation sans compromis


D'un point de vue philosophique, la question de savoir si toute pensée est nécessairement dissertation pourrait faire un bon sujet de dissertation. Car pas plus qu'un autre, ce sujet ne contraint à rien d'obligé ou de convenu, il n'est en rien captif de son origine : le questionnement socratique n'est pas dissertatif, les grands discours philosophiques ne le sont pas non plus. La pensée déborde en tous sens l'équilibre simple de la dissertation. Un sujet de dissertation peut donc tranquillement questionner ce débordement. Au niveau élémentaire qui est le sien, il n'a pas à craindre (ou à espérer…) d'être lui-même débordé par ce qu'il questionne. Il s'agit simplement de s'attaquer à une question.

Car la dissertation n'est pas autre chose qu'un exercice scolaire et pas moins qu'un exercice de la pensée. C'est un exercice qui part d'une question, où le souci de comprendre, passe par l'effort que font nos élèves pour questionner. Il leur donne la possibilité d'exercer - et donc de développer en eux - d'un même geste, les qualités élémentaires de l'esprit : questionner, procéder à l'analyse de la question, en comprendre le sens. Questionner, car une question en philosophie n'est jamais simplement là donnée, comme c'est le cas en histoire ou en économie. Il s'agit de poser un ensemble lié de questions pour faire émerger le questionnement et non pas comme en mathématiques de résoudre un problème à partir de ses données. Et c'est déjà faire de la philosophie que de mettre en place un questionnement puisque son élaboration passe par un effort d'analyse autant que de compréhension. Procéder à son analyse, c'est-à-dire questionner en isolant en lui chacun de ces aspects - comme si chacun devenait une question dont le rapport au tout aurait à être expliqué. Parvenir à la compréhension, c'est-à-dire ramener chaque aspect à l'unité du tout pour montrer comment cette totalité ramassée sur elle-même s'entend. Comprendre est la finalité de la dissertation comme exercice autonome de la pensée. Du questionnement à la compréhension, la pensée élabore ses concepts. Certes, au travers de cela, il y a l'approche de pensées aussi magistrales que celles de Heidegger, Descartes, Platon ou Kant. Mais avant tout il y a l'exercice, la scolarité de l'exercice par lequel l'esprit apprend à s'appuyer sur lui-même pour tirer de lui-même ; et par lequel l'élève forme son pouvoir de penser.

C'est que la dissertation a une qualité majeure : elle conserve, à une échelle réduite, une authenticité philosophique, qui est ainsi mise à la portée de ceux qui ne sont pas philosophes et qui ne sont pas destinés à le devenir : nos élèves. Comme si elle permettait d'approcher, à petite échelle et par ses moyens, ce que les philosophes tentent de faire grandeur nature, parfois même dans la démesure et par d'autres voies : dire les choses telles qu'elles sont. Car il ne s'agit pas ici, comme c'est encore le cas en science, de réduire par méthode l'inconnu à du connu, mais de reconnaître l'inconnu en pensant ce qu'il est. De sorte que penser consiste toujours à tenter de dire la vérité de quelque chose, à tenter de répondre de la vérité de quelque chose. Or que ce soit à l'échelle de toute une œuvre ou à l'échelle extrêmement restreinte d'une simple dissertation, c'est la même responsabilité qui s'exerce. Là encore l'exercice donc, la scolarité de l'exercice par quoi s'apprend à faire la part entre ce qu'on dit pour convaincre ou pour être crédible et ce qui est dit parce que c'est vrai.

Sans ce souci de vérité, la dissertation n'est plus qu'un artifice indifférent à son objet, un procédé d'exposition adaptable à tout discours. On entend parfois reprocher à la dissertation son caractère exclusivement formel. C'est juger de la chose par son défaut. Car comme forme, la dissertation n'existe précisément pas. Seul existe celui qui s'exerce à questionner et si son travail reste trop formel, c'est qu'il ne s'engage pas assez dans la pensée. Si ce reproche n'est donc pas déjà fondé, combien plus infondée encore paraît l'opinion - avancée par l'actuel président du C.N.P., Luc Ferry - que la dissertation soit considérée et enseignée comme une rhétorique. Comme si ce qu'on pouvait attendre de cet apprentissage soit de construire un discours qui nous permette surtout de rester extérieur à ce qu'il dit, de parler de quelque chose dont nous pourrions surtout rester absent. Comme si cette indifférence et cette absence pouvaient en somme définir la liberté de penser. Mais être libre de penser ne consiste pas à être libéré du souci de vérité pour être simplement versé dans le circuit sans fin d'une discussion générale, dont il serait tacitement convenu qu'elle ne nous engage en rien et qu'elle est sans conséquence sur rien. Et n'est-ce pas le moyen de détruire l'enseignement de la philosophie sans même avoir besoin de le supprimer que de l'obliger à devenir une préparation à cette universelle cacophonie dont nos élèves sont, d'ailleurs et par avance, heureusement écœurés.

Entre cette évidence et ce sophisme, comment comprendre alors les intentions du GTD de philosophie, présidé par Alain Renaut, qui a instruit le projet d'une réforme de nos programmes ? S'il reconnaît en effet que "la dissertation est la forme de discours la plus appropriée pour évaluer le travail accompli par l'élève de la classe de philosophie dans les séries générales", c'est pour en faire aussitôt le produit "d'un apprentissage de l'argumentation". Il est net qu'en reconnaissant ce que la dissertation a de propre à l'enseignement philosophique, on devrait reconnaître que la pensée philosophique même élémentaire fait déjà de la dissertation quelque chose de tout autre qu'un produit de l'argumentation. À l'inverse, il est tout aussi net que si c'est l'apprentissage de l'argumentation que l'on propose pour norme de la dissertation, c'est l'exigence d'une pensée cherchant à répondre de la vérité de quelque chose qui devient superflue et dont la disparition est ainsi à terme rendue possible. Les propos du président du GTD de lettres Alain Viala, commentant les nouveaux programmes de lettres où l'argumentation a conquis une place importante, sont sans ambiguïté sur ce point : "Dans le programme qui nous est proposé, (les) choix ont un objectif central : l'autonomie. Le lycée étant un espace démocratique - démocratisé - l'autonomie, cela signifie que le lycéen qui termine son parcours aura à sa disposition un certain nombre de capacités qu'il pourra exercer ailleurs que dans l'espace scolaire. Cela suppose par conséquent, qu'il ait commencé à les exercer dans l'espace scolaire. Dans le domaine qui est le nôtre, il s'agit de la capacité de confronter des opinions et d'en construire (…). Je voudrais rappeler que notre domaine est très simplement et très clairement celui des opinions et que les opinions ne sont pas affaire seulement d'arguments rationnels, mais engagent des goûts, des prises de position personnelles, des sensations, des représentations. La littérature - y compris la fiction et la poésie -, les textes en général, la langue, son exercice et sa pratique, appartiennent à l'espace des opinions : tout y est affaire non pas de vérité - scientifique -, mais de vraisemblance, donc d'opinion. (…) nous avons appelé la confrontation d'opinions " argumentation ", parce que c'est le mot en usage." - (L'Ecole des lettres, 1er décembre 1999, pp30 et 35) - Laissons aux professeurs de lettres qui défendent la littérature le soin de réfuter une telle conception de l'enseignement littéraire. En ce qui concerne l'enseignement de la philosophie, nous ne pouvons laisser écrire que la dissertation constitue une espèce du genre argumentation. La pensée à l'œuvre dans le discours philosophique évacue l'opinion et le vraisemblable pour produire du questionnement et de la vérité. Voilà pourquoi l'usage du terme "argumentation" dans l'enseignement philosophique créerait d'inévitables contradictions dans l'esprit de nos élèves ; ce qui semble n'avoir pas été pris en compte dans les travaux du GTD de philosophie. Mais ni le GTD ni son président ne peuvent nier le danger majeur qu'il y a à laisser nos élèves s'installer dans cette confusion et à rendre l'enseignement de la philosophie dépendant de cette confusion même inscrite au cœur de nos programmes. Tout se passe comme s'il fallait que la notion d'argumentation, dont nous savons l'importance qu'elle a dans la théorie de la raison communicationnelle de Jürgen Habermas, devienne subrepticement normative d'un enseignement dont le but inavoué serait finalement de se contenter de socialiser des jeunes en leur proposant désormais d'exprimer leurs opinions au lieu de les questionner. Mais nous ne pouvons tout de même pas croire qu'un GTD, qui est après tout une institution politique, puisse délibérément procéder à la captation de nos programmes au profit d'une pensée qui, cessant d'être considérée pour ce qu'elle a de problématique, fonctionnerait alors comme norme idéologique. Et nous ne pouvons tout de même pas croire qu'il puisse se trouver des syndicats et des groupes de pression qui puissent s'accorder sur de tels sous-entendus. Il aurait fallu que le GTD de philosophie et son président Alain Renaut écartent toute ambiguïté et soient cohérents avec leurs intentions. Si comme le GTD l'écrit, la dissertation "doit être assumée et défendue comme le patrimoine non négociable de l'enseignement philosophique élémentaire", alors il n'y avait pas à marchander son sens par rapport à une quelconque supposée norme argumentative. Elle aurait dû être présentée pour ce qu'elle est effectivement : un genre à part entière dont l'exercice découle essentiellement d'un questionnement. C'est seulement sur cette base qu'il est possible d'en favoriser l'apprentissage et d'en accroître le bénéfice pour nos élèves.

De même que les professeurs doivent savoir un certain nombre de choses qu'ils n'auront pourtant jamais à enseigner comme telles, les élèves doivent apprendre un certain nombre de choses qu'ils n'auront jamais à utiliser en tant que telles. C'est que, de l'alphabet jusqu'à la philosophie, une formation scolaire ne prépare vraiment à entrer dans la société qu'en commençant par trouver ses appuis dans ses exercices qui sont d'abord en retrait de toute implication sociale. La dissertation est un de ses exercices, par lequel la classe de philosophie propose aux élèves de se former à penser avant d'avoir à assumer la responsabilité de leur existence face au monde tel qu'il est. C'est pour cela que nous voulons développer son sens et son apprentissage. Nous considérons que cette mission sera affaiblie et peut-être même empêchée par la manière qu'ont le GTD de philosophie et son président de concevoir leur mission par rapport à l'enseignement de la philosophie dans le secondaire. C'est pourquoi, nous considérons finalement qu'il doit être dessaisi de sa mission pour qu'un nouveau GTD élabore de nouveaux programmes pour les séries générales et technologiques en partant d'une analyse conforme à la réalité et fidèle aux principes de l'enseignement élémentaire de la philosophie.

Brice Casanova
Lycée technique Edouard Branly
à Chatellrault
Francesca Ferré
Lycée polyvalent Marie de Champagne
à Troyes
au nom de la R.E.P., de l'A.P.P.A.P. et de l'Association pour la philosophie.

Pour télécharger le texte : coldissert.rtf

Retour  Haut