Débat L. Ferry / R. Boutonnet


Débat sur Canal + le lundi 17/11/03 à 19h20 entre
Luc Ferry (Ministre de l’éducation nationale) : L F
Rachel Boutonnet (Professeur des écoles à Goussainville) R B
Cécile Ladjali (professeur de Français à Noisy le Grand ) : C L
Emmanuel Chain (Présentateur de l’émission) : E C
et une autre journaliste : J


E C Sondage : 41 % des français pensent que la lutte contre l’illettrisme est une priorité, 20% pensent que c’est la réforme des programmes, 19% le manque de professeur, 12% la sécurité à l’école et 8% le manque de classe.
Vous avez imposé, et c’est nouveau, dans les programmes qu’il y ait 2h ½ par jour d’apprentissage de la lecture et de l’écriture à l’école, ce qui n’était pas le cas.

L F Certains instituteurs le faisaient déjà, mais le problème c’est qu’on avait une très grande disparité entre les classes. Il y avait des classes où on passait en gros, pour l’apprentissage de la lecture écriture au CP 1h par semaine (correction par jour, le Ministre s’est trompé) et d’autres 4 heures. C’est très différent et variable entre les classes.
C’est pourquoi j’ai souhaité qu’on unifie les choses par le haut c’est-à-dire en imposant pour l’apprentissage de la lecture et de l’écriture 2h ½ par jour.

E C Vous avez aussi introduit une autre initiative car l’illettrisme est marquant : 15% des élèves entrant en 6ème seraient en grande difficulté, 10% des conscrits ne savent pas lire et 30% des 18-25 ans ne comprennent pas le sens d’un article de journal sur un sujet simple ; les journalistes n’écrivent pas toujours correctement…
Vous avez aussi souhaité dans certaines classes, pas très nombreuses aujourd’hui, que l’on dédouble les classes, c’est-à-dire que l’on mette moins d’élèves par classe, que l’on mette plus de professeurs pour qu’ils s’occupent davantage individuellement des élèves.

[Reportage dans un CP du 18ème arrondissement de Paris].

E C à Rachel : Vous êtes institutrice, Est ce une bonne mesure de dédoubler les classes ?

R B Oui, c’est toujours bien d’avoir le moins d’élèves possible, mais ce que j’ai pensé lorsque j’ai entendu la disposition de couper les CP en deux, c’est que s’il n’y a pas de changement au niveau des méthodes, ça ne changera pas le résultat en fin d’année.

E C Qu’est-ce que vous critiquez dans les méthodes d’enseignement de la lecture ?

R B Je pense qu’il y a un gros problème au niveau de l’enseignement de la lecture. C’est que ce qui est pratiqué massivement, ce sont des méthodes mixtes qui en fait pratiquent la lecture globale en début d’année.

E C Qu’est-ce que la lecture globale ?

R B On apprend aux enfants à reconnaître des mots par leur silhouette, puis par la suite on leur apprend à deviner des mots ou à faire des hypothèses sur la suite du texte.
Ça c’est le début et ensuite cette méthode est prolongée assez longtemps.
Ce qui est négligé, c’est le syllabique, c’est-à-dire le B+A=BA.
Et moi c’est ce que je trouve grave aujourd’hui.
Donc, quand j’ai entendu cette mesure, je me suis dit : si on ne parle pas des méthodes, ça ne changera rien !

E C Il faut changer les programmes.

L F Ce ne sont pas les programmes, ce sont les méthodes !
Juste un point la dessus car ce n’est pas la même chose.
On a 70000 enfants de CP qui apprennent à lire par groupe de 10 donc c’est en fait énorme, ce n’est pas seulement de l’expérimentation ponctuelle, c’est une mesure importante car c’est 3800 CP qui sont soit dédoublés, soit renforcés , en tout cas où les élèves apprennent à lire par groupe de 10 ou 12.
Les méthodes sont choisies par les enseignants eux-mêmes. Ce n’est pas le ministre qui impose une méthode. Nous déconseillons officiellement, très clairement non seulement la méthode globale mais l’usage prolongé de méthodes mixtes : en clair les méthodes mixtes, comme l’a très bien dit, la collègue tout à l’heure, sont des méthodes qui commencent par du global puis après on passe au B+A=BA. Il ne faut pas passer trop de temps avec du global ou cela produit des effets désastreux.
C’est clairement dit dans les instructions officielles mais encore une fois les professeurs sont libres de leurs manuels et de leur méthode.

E C Vous êtes libre Rachel ?

R B Moi, je ne suis pas tout à fait d’accord avec ce que vous dîtes, car quand vous dîtes que c’est clairement dit dans les instructions officielles, ce n’est pas tout à fait vrai, puisque le livret pour aider les enseignants de CP en remet une couche sur la démarche globale.
Les manuels actuels qui sont à disposition des…

L F Non, non au contraire, on dit que la méthode globale est totalement déconseillée.

R B Dans le détail, en regardant le livret fait par le ministère, ce sont des séances de lecture globale qui sont proposées aux enfants
Les manuels de lecture qui sont à disposition des enseignants sont des manuels qui proposent une grande phase globale de lecture et une phase syllabique trop petite de mon point de vue.
Et si on est libre, ou pas, dans les textes à la lettre : on est libre, mais dans les faits on ne l’est pas.
On a quand même une espèce de pression.
Moi, en tant qu’enseignante, je n’ai pas pu faire du syllabique, j’en ai fait mais j’ai caché cela à mes inspecteurs et quand ils l’ont découvert, ils ont fait… [brouhaha]

E C Les inspecteurs font pression donc !

R B Oui, oui

E C On ne vas pas généraliser mais vous l’avez vécu comme cela.

L F Malheureusement on voit le global, mais normalement la méthode globale est officiellement déconseillée, je le dis !

R B Moi, je ne parle pas de méthode globale mais de mixte.

E C Pourquoi ne peut-on pas l’interdire carrément ?

L F Parce que les éditeurs sont libres en France. Vous avez un problème parce qu’on parle de manuel, mais les manuels en France sont écrits par des gens pressentis par les éditeurs et l’édition scolaire est libre.
Je vais vous dire pourquoi.

J Chacun fait ce qu’il veut, ce n’est pas l’éducation nationale qui donne les méthodes et les programmes ?

L F Hélas non, l’éducation nationale fait les programmes, c’est comme une partition, si vous voulez, après vous la mettez en musique avec un manuel et des professeurs qui sont les gens les plus importants dans l'affaire.
Mais les éditeurs en France sont libres de choisir la méthode, les auteurs qu’ils souhaitent.
Et pourquoi on n’a pas moyen de contrecarrer cela ? Par exemple cette semaine, j’ai demandé de retirer un manuel de français de la circulation parce que je le jugeais tendancieux notamment sur le plan de l’antisémitisme.

E C Vous avez pris un interdit j’imagine, dans ce cas , surtout s’il est tendancieux !

L F Bien évidemment, quand il est illégal on peut l’interdire, mais la méthode globale, elle n’est pas illégale…
On ne peut pas avoir un manuel officiel car on reprocherait au ministère d’être un ministère totalitarisme et de brimer la liberté des professeurs. On a une édition qui est libre et ce que vous dîtes (s’adressant à Rachel) c’est très bien parce que vous avez entièrement raison de le dire.
Mais il faut, pour le coup, si votre inspecteur vous dit ça, vous avez raison de vous révolter car c’est vous qui avez raison dans ce cas là. Je vous le dis très clairement.

E C Ce que dit Rachel Boutonnet, également c’est que la formation des instituteurs n’est pas toujours bien faite. L’I U F M (institut universitaire de formation des maîtres)…

L F Vous me l’entendez dire.

E C à Rachel Vous dîtes que sur une année pour vous apprendre à apprendre, il n’y a que 6 heures pour vous apprendre à apprendre à lire. Ça paraît incroyable !

R C’est pour cela que je trouve qu’il y a différence entre ce qu’il y a dans les textes qui donnent la liberté pédagogique aux enseignants et les faits : c’est-à-dire dans les faits, comme on n’apprend pas les différentes méthodes possibles, les enseignants quand ils arrivent en classe, ils prennent les méthodes qui sont dans les manuels qui sont dans les écoles. Ils prennent ce qu’il y a dans l’air du temps et ce qui est dans l’air du temps actuel, ce sont les méthodes mixtes à dominante globale.

L F Vous êtes dure avec vos collègues !

R B Non.

E C Sans s’enfermer dans ce débat, on a un témoignage sur les méthodes mais…

R B Quand on est à l’I U F M, on n’apprend pas à apprendre à lire aux enfants, c’est-à-dire que les enseignants qui sortent de l’I U F M, qui se retrouvent dans un CP, n’ont aucune idée de comment on enseigne la lecture aux enfants.

E C Est-ce que la formation des maîtres est bien faîte d’après vous Luc ferry ? Soyez franc.

L F Je préférais, pour les avoir bien connues et y avoir été professeur, les écoles normales d’instituteurs et d’institutrices.
Les I U F M, ça a été créé par Lionel Jospin, par Claude Allègre, en vérité, quand il était conseiller spécial de Jospin. On a supprimé les écoles normales et il est vrai que ce qu’on a mis à la place, n’est pas toujours très satisfaisant parce qu’on a parfois l’impression que ça ne prépare pas ! Ce ne sont plus des écoles professionnelles, on ne vous prépare pas suffisamment au métier et tous les professeurs débutants s’en plaignent !
On va faire une réforme des I U F M cette année car on va proposer à la fois la 1ère année plus universitaire et la 2ème plus professionnelle. Et c’est un vrai problème. Et vous avez raison de mettre le doigt dessus. Je suis entièrement d’accord avec vous. Simplement le problème c’est qu’on a détruit les écoles normales et on a mis quelque chose à la place avec quoi il faut faire… et qu’on doit améliorer.
On ne peut pas les supprimer, ces I U F M et, déjà en disant cela, je suis sûr que demain j’aurais des dizaines de lettres d’injures de professeurs d’I U F M .

E C C’est certain, rapidement, car le temps court, quelques questions concrètes car il y a beaucoup de questions sur l’école.
[Brouhaha]
Faut il supprimer le bac pour faire un contrôle continu ?
Sondage oui 59%, non 38%,
Vous, vous êtes contre pourquoi ?

L F Je n’ai pas dit que j’étais contre mais le bac est un symbole très fort de l’entrée à l’université. Si on le supprimait, il faudrait faire un examen d’entrée à l’université.
Le bac c’est le ticket d’entrée à l’université ; Il faut choisir entre les 2.

E C Il y aurait contrôle continu avec une note à la fin.

L F Ce n’aurait pas une valeur aussi symbolique qu’avec le bac.
Pour moi, au contraire, en tant que Ministre, ça ferait gagner 1 milliard de Francs par an. Car ça coûte très cher de faire passer le bac. Pour la gestion du système éducatif, cela nous arrangerait évidemment.
Mais le bac est un symbole très important qui est le lien entre l’enseignement secondaire et supérieur, et qu’il ne faut pas prendre une décision comme cela à la légère, cela ne passerait pas inaperçu.

E C Vous êtes prêt à la suppression ?

L F On ouvre le débat. Ça fait parti des questions qu’on me pose dans le grand débat.

C L Je suis contre un bac contrôle continu car on va créer des ghettos.
Les élèves qui auront eu un bac en Seine St Denis, il est évident qu’aux yeux des gens qui les prendront dans les grandes écoles ou en université, auront un bac de moins grande valeur que les élèves qui auront eu un bac à Henri IV ou Louis Legrand.

E C Le bac contrôle continu aura moins de valeur.
Le Bac actuel démocratiquement est le même pour tous.

L F Oui, c’est un examen.

[Retranscrit par Mathilde]
11/2003