Compte rendu paru dans le Bulletin de l’APL, n°104, décembre 2002
Sauver les lettres, des professeurs accusent - Postface de Danièle Sallenave, Textuel, 154 p., 2001.
Sauver les lettres : tentative de sauvetage, urgence, et pessimisme quant aux moyens actuellement efficaces pour y parvenir, mais aussi bilan détaillé et analyse très précise des dysfonctionnements institutionnels, idéologiques et politiques, qui peuvent l'expliquer.
L'ouvrage se présente comme un dialogue, et aborde plusieurs questions précises, sous forme de chapitres séparés : la prise du pouvoir par les ultra-réformistes et les ultra-pédagogistes ; la fabrique de l'homme nouveau ; la langue et le citoyen ; nouveau public ou nouveaux maîtres ; l'enseignement de la servitude : les habits neufs de la littérature.
Ultra-démagogistes et ultra-réformistes : le constat est accablant. Nulle volonté autre que celle de défendre des impératifs de rentabilité et de moindre coût, qui fait réviser à la baisse des exigences estimées comme insurmontables, et conduit à mettre en place des aménagements exactement contraires aux vraies réformes attendues : si de moins en moins d'élèves maîtrisent la langue française à leur entrée en sixième, il va de soi qu'il faut donc réduire drastiquement le nombre d'heures de français au primaire ! Le pédagogisme est par ailleurs une habile substitution du contenu par le contenant : peu importe la discipline, il n'y a que de la didactique. Les objectifs des pédagogistes sont enfin très difficiles à attaquer puisque savamment démagogues ; l'école s'adapte à l'élève, s'adapte à la société, et doit devenir "un lieu de vie" ou de "socialisation", plus que d'apprentissage.
La langue et le citoyen : autre sujet d'effarement. Tout est citoyenneté et, pour cette raison, le débat est ce qui doit libérer de jeunes esprits injustement opprimés par le discours adulte, savant, expérimenté du professeur. Débat qui a les vertus d'encourager l'élève à s'exprimer, le désinhiber intellectuellement, et surtout socialement, et d'imposer définitivement que tout se vaut, avis, opinions, goûts et couleurs, tout cela dont, en revanche, on ne doit pas discuter ! Débat qui a des conséquences catastrophiques sur la maîtrise de la langue écrite et, avec elle, sur une vraie capacité à penser et exercer son esprit critique.
Nouveau public et nouveaux maîtres : sombrons encore ! Parler de "nouveau public", c'est avant tout affirmer que les maîtres sont vieux, démodés et décalés par rapport à leurs élèves : il convient donc de les re-former, ou de les formater avec un moule que les IUFM dispensent généreusement. Voilà ce qui prépare inévitablement les professeurs à devenir avant tout des animateurs, de gentils géos à la botte de l'inspection et du pouvoir.
Les habits neufs de la littérature : la cerise sur le gâteau. le jeunisme ambiant et servile conduit donc à privilégier une culture jeune, ou à faire de l'enseignement une "Barbie" séduisante et attractive : oral survalorisé, mise en avant des nouvelles technologies, mais aussi défense d'un subjectivisme primaire et d'un moralisme de bon ton... II est vrai que l'adolescent est naturellement de par son âge et sa malléabilité, la première cible de tous les fascismes ; pourquoi ne pas en profiter ?
Les conclusions de l'ouvrage viennent confirmer ce qui se dessine lors de l'entretien : la responsabilité grave d'une politique démagogiste de gauche bienpensante, qui subordonne sa mission à des impératifs économiques et de paix sociale incompatibles avec une vraie réflexion, exigeante et rigoureuse. Danièle Sallenave clôt le livre dans une sombre postface, bilan lucide d'une société soumise aux marchands et à un pouvoir qui réimpose morale bien-pensante et docilité inculte. La vraie victoire de la modernité, c'est d'avoir substitué comme une évidence urgente et nécessaire, l'avoir à l'être.
On ne peut que saluer le travail remarquable d'analyse dont fait preuve cet ouvrage lucide et argumenté.
Daniel Périer